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mardi 23 avril 2024

Radicalisation : les dérives d’un rapport d’état

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Le 26 juin dernier, les députés Eric Diard et Eric Poulliat présentaient un rapport d’information sur les services publics face à la radicalisation. Fruit des travaux d’une mission d’information créée le 2 octobre 2018, ce rapport est très inquiétant. Mais l’inquiétude n’est pas là où on l’attendrait. Mizane.info a pris connaissance de l’intégralité de ce rapport. Retour détaillé sur les dérives d’une doctrine d’état.

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Depuis la vague d’attentats qui a frappé la France en 2015, les Français savent que leur pays est une cible potentielle du terrorisme d’organisations comme Daesh.

La perspective que des Français aient pu être embrigadés pour commettre des attentats dans leur propre pays a ouvert une brèche dans la conscience publique.

Le risque de subir de nouvelles frappes a justifié des orientations sécuritaires, des décisions politiques, et des mesures législatives prises dans le cadre de l’état d’urgence dont on sait aujourd’hui qu’il fut le théâtre de nombreuses dérives.

Comment comprendre les motivations des « djihadistes » ? Comment prévenir leur passage à l’acte ? Est-ce seulement possible ?

Toutes ces questions légitimes hantent l’esprit des politiques, des législateurs et des chercheurs qui se sont penchés sur le sujet.

L’un des mots-clés de cette hantise est le terme désormais consacré de « radicalisation ».

Le mot désignerait le processus qui mènerait un individu à devenir progressivement violent dans ses opinions et ses rapports sociaux jusqu’à basculer, à terme, dans une fuite en avant criminelle.

La radicalisation dans les services publics : une non réalité statistique

Investi et introduit dans la langue médiatique en usage sur la question de la violence, la radicalisation est une notion réservée quasi-exclusivement à la désignation de la violence dite djihadiste ou islamiste. Tout comme le terrorisme.

Il y a là un choix politique que nous avons traité dans le passé et sur lequel il faudra sans doute revenir.

Pour identifier la radicalisation, il faut la connaître pour ce qu’elle est, afin de la distinguer de ce qu’elle n’est pas.

Aussi, la rédaction et la présentation du dernier rapport d’information sur les services publics face à la radicalisation devait revêtir pour le public le plus grand intérêt.

Que nous apprend donc le rapport des députés Diard et Pouillard ?

Premier élément factuel et catégorique : la radicalisation n’est pas une réalité statistique dans les services d’état étudiés par le rapport à savoir la police, la gendarmerie, l’armée (tous corps confondus), les pompiers, etc. A l’exception notable des prisons, pour des raisons évidentes tenant à la criminalisation des détenus, les cas désignés sous le vocable de radicalisés sont rares, de l’aveu même des auteurs du rapport.

Cet élément central devrait être suffisant à prouver en quel sens le contenu du rapport est éminemment orienté, les propositions émises par les députés Diard et Pouillard ne relevant pas d’une prescription qui découlerait elle-même d’une description.

Un flou sémantique permanent

C’est d’ailleurs tout le problème de ce rapport. Sur la question de la clarification de la radicalisation, il ne nous fournit rien. Rien de précis, rien de certain.

« Plusieurs interlocuteurs entendus par la mission ont rappelé qu’il était particulièrement difficile de définir ce qu’était la radicalisation.

Lors de son audition, M. Sébastian Roché, directeur de recherche au CNRS, a constaté que le terme de « radicalisation », comme celui de « terrorisme », connaissait de multiples définitions dans le domaine des sciences sociales et qu’elles dépendaient souvent de l’énonciateur », reconnaissent les deux rapporteurs.

« Si elle est entrée dans le langage courant, la notion de radicalisation est en fait ambiguë (…) pour qu’il y ait radicalisation violente, il faut qu’il y ait d’abord radicalisation et le passage de l’une à l’autre obéit à des critères que nul ne maîtrise réellement. »

Les rapporteurs ont néanmoins opté pour un choix.

Celui de Romain Seze qui définit comme « radical » l’engagement qui, « à partir d’une posture de rupture vis-à-vis de la société d’appartenance, accepte au moins en théorie le recours à des formes non conventionnelles d’action politique éventuellement illégales, voire violentes ».

Nous ne commenterons pas ici cette définition dans laquelle pourrait aisément entrer un engagement radical de type communiste (rupture avec le capitalisme), anarchiste (rupture avec l’état), ou écologiste (rupture avec le modèle de société consumériste).

Relevons seulement que l’absence de définition stable, solide, de la radicalisation, c’est-à-dire une définition claire et évidente, suffisamment du moins pour faire consensus, pose un problème majeur dans la mesure où cette notion va faire l’objet d’un discours et de décisions à destination de la société française.

Un amalgame dangereux et contre-productif !

Concernant le discours, l’incompréhension de sa réception, relevée par les auteurs, témoigne de la confusion de la notion de radicalisation.

« En dépit de nombreuses communications, séances de formation ou de sensibilisation, la notion de radicalisation est encore mal cernée par nombre d’intervenants locaux.

Ce sont ainsi 60 % des répondants à la consultation nationale des élus locaux organisée par vos rapporteurs qui répondent “ non ” à la question : “ Globalement, diriez-vous que vous disposez de tous les éléments d’informations qui vous sont nécessaires pour saisir le phénomène de radicalisation ?” ».

Ce flou et cette confusion vont faire de la radicalisation une notion extrêmement dangereuse, comme nous allons le voir, car elle se prête à l’interprétation de tout un chacun et à la suspicion permanente.

Les erreurs et les conséquences d’une mauvaise définition d’un terme, lui-même pour le moins orienté, ne peuvent donc que créer de nouveaux problèmes, générer toutes sortes d’injustices et manquer la cible pourtant revendiquée : la prévention de la violence.

Tout supérieur hiérarchique se trouve d’une certaine manière encouragé et habilité à écarter d’une fonction un individu sur la base d’éléments jugés incompatibles avec l’exercice de sa fonction.

Des éléments non criminels mais définis comme criminogènes, ce qui est plus grave.

Le propre du flou est d’échapper à toute forme de délimitation et donc de pouvoir s’étendre indéfiniment.

A lire également : La radicalisation, une arme à double tranchant

Les tentatives de catégorisation du rapport témoignent de ce phénomène. Elles appelleraient là encore des commentaires qui excèdent la délimitation d’un article.

Voici à titre d’exemple une typologie présente dans le rapport :

« Les non-radicalisés : des individus plutôt inspirés par des motifs idéalistes, humanitaires, « romantiques » ;

– les radicalisés identitaires : des individus en rupture avec la société française et les valeurs occidentales, la dimension religieuse étant partiellement présente ;

– les radicalisés politico-religieux : des individus qui ont la guerre sainte pour projet politique, leur identité étant religieuse avant d’être nationale ou ethnique.

Par ailleurs, la radicalisation ne doit pas être confondue avec une pratique rigoriste de la religion ou avec le fondamentalisme. »

On appréciera la dernière phrase et la manière dont la teneur du rapport incitera en permanence à l’entretien de cette confusion grâce à la perméabilité et la porosité rendues possibles par le choix de certains critères de radicalisation et de leur association avec le vocable religieux (prosélytisme, halal, rite, etc).

Des cas rares et reposant sur la présomption

Ceci étant dit, retenons que M. Arnaud Schaumasse, chef du bureau central des cultes au ministère de l’Intérieur, a indiqué à la mission qu’il lui semblait plus pertinent de parler de « radicalisation violente » car cela permettait de distinguer le fondamentalisme qui, s’il implique un repli communautaire très marqué, n’a pas pour ambition de renverser l’ordre social et politique. »

Retenons également que selon les rapporteurs Mmes Sandrine Mörch et Michèle Victory, « il serait (…) totalement contre-productif, voire incitatif, de confondre radicalisation et provocation. (…) en appliquant le qualificatif stigmatisant de “ radicalisation ”, on risque d’y entraîner des jeunes qui ne sont que dans la provocation.

En cherchant des pistes pour comprendre la radicalisation religieuse, nous avons souvent rencontré des adolescents en plein désarroi, souvent en rupture avec le monde adulte, confrontés à une certaine violence, et que les parents avaient, de guerre lasse, abandonnés aux réseaux sociaux. »

Les erreurs et les conséquences d’une mauvaise définition d’un terme, lui-même pour le moins orienté, ne peuvent donc que créer de nouveaux problèmes, générer toutes sortes d’injustices et manquer la cible pourtant revendiquée : la prévention de la violence.

Bien que la problématique soit mal ficelée, bien que les cas mentionnés d’individus radicalisés dans les services publics soient rares, voire même rarissimes, et bien que ces mêmes cas n’impliquent pas de critères suffisamment évidents justifiant leur relégation (preuve de passage à la violence) mais seulement la présomption de culpabilité dont ils font l’objet, les rapporteurs vont faire une série de propositions qui vont pour certaines d’entre elles dans le sens d’une extrapolation et d’une généralisation du régime de méfiance de tous les individus correspondant à la description, aussi sommaire et floue soit-elle, d’un radicalisé, et ce, dans un large panel de services d’état !

La pratique religieuse comme signe de radicalisation

Première étape dans ce chemin glissant : les deux rapporteurs mentionnent l’adoption des signes permettant la détection des individus radicalisés, reprenant un tableau extrait d’un « Guide interministériel de prévention de la radicalisation » publié en mars 2016.

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On remarquera que la première colonne réunit les signes les plus visibles, les autres relevant de conceptions, de discours ou de critères extra-individuels, en les rangeant sous la dénomination de rupture.

On remarquera également que les précédents judiciaires de passage à la violence, critère important, est classé tout en bas.

Exigence de pudeur vestimentaire, pratique de la prière, respect d’interdits alimentaires, fréquentation d’une mosquée, port de la barbe ou du voile : tous ces signes de « radicalisation » désignent très explicitement dans ce rapport la figure du musulman pratiquant comme un ennemi public de la Nation française.

Parmi les critères mis en avant en première colonne, sont mentionnés le changement de comportement habituel (lequel ?), le changement d’apparence physique et vestimentaire et une « pratique religieuse hyper ritualisée ».

Le propre d’une pratique religieuse est d’être ritualisée. En quel sens une ritualisation ou une hyper ritualisation ont leur place dans un tableau énumérant les signes d’une radicalisation ? Qui jugera et au nom de quoi qu’une pratique est « hyper » ritualisée ? De quel changement d’apparence parle-t-on finalement ?

Sans doute pas de celles consistant à arborer un tatouage ou un piercing. De fait, la barbe et le voile (et même l’adoption d’une alimentation halal) seront mentionnés plus loin dans le rapport.

Les radicalisés seraient donc des individus ayant entrepris un processus potentiellement violent caractérisé entres autre par l’adoption d’une visibilité pileuse ou vestimentaire ou encore d’une pratique religieuse.

Nous avons là la définition d’un musulman(e) pratiquant et la désignation explicite d’une pratique de l’islam comme passage causal obligatoire menant vers la violence.

A lire aussi : Extrême-droite dans la police et l’armée : « Il y a une montée en puissance » 

A-t-on seulement conscience de l’extrême violence et de la dangerosité de tels critères qui englobent des milliers d’individus n’ayant rien à voir ni de près ni de loin avec un quelconque projet de violence ?

Est-ce là un manque de discernement ou un choix assumé de criminaliser tout un segment de la population française au nom de considérations liées à la peur ou au rejet ?

Mise en quarantaine sociale et principe de précaution appliqué à l’islam

Ce qui est certain, c’est que ces critères de sélection sont déjà appliqués dans plusieurs services d’état (police, gendarmerie, armée, pompiers, etc.) à travers des procédures et enquêtes préliminaires.

Le rapport Diard-Poulliat préconise d’ailleurs l’extension de ces critères, avec des signaux faibles et des signaux forts, à d’autres secteurs d’activités dont l’éducation.

On apprend, par exemple, « qu’aucun aviateur n’est actuellement suivi pour radicalisation clairement démontrée. »

« Le commandement, la DRSD et la gendarmerie de l’air suivent seulement, de manière conjointe, quelques cas isolés de militaires du rang et de sous-officiers dont le changement d’apparence physique (port de la barbe, etc.) ou de comportement (vestimentaire, mode de vie, pratique religieuse, etc.), les relations, le prosélytisme ou la fréquentation de certaines mosquées justifient une attention accrue (…) Le plus souvent, les signalements concernent des militaires convertis à l’islam. »

C’est ainsi également qu’on peut lire que « dans les différentes forces armées, une enquête de sécurité, menée en amont du recrutement, doit permettre d’écarter tout candidat présentant des signaux, même faibles, de radicalisation. »

« Chaque candidat fait l’objet d’un « contrôle élémentaire », qui vise à évaluer le degré de confiance qui peut lui être accordé. Ce contrôle est conduit par les personnels du Centre national des habilitations défense (CNHD), dépendant de la DRSD. Le casier judiciaire, les antécédents, etc., sont étudiés. »

Ailleurs encore, on peut lire que « la radicalisation de type islamique peut se manifester par un changement dans le discours, l’aspect physique, l’alimentation, etc. »

Dans le domaine sportif cette fois, les rapporteurs indiquent ceci : « La radicalisation islamiste dans le cadre de la pratique sportive est susceptible de revêtir diverses formes.

Celles-ci peuvent aller de la prière collective dans les vestiaires, voire pendant les compétitions, à la nourriture exclusivement halal et à l’obligation du port du caleçon dans la douche. »

Exigence de pudeur vestimentaire, pratique de la prière, respect d’interdits alimentaires, fréquentation d’une mosquée, port de la barbe ou du voile : tous ces signes de « radicalisation » désignent très explicitement dans ce rapport la figure du musulman pratiquant comme un ennemi public de la Nation française.

Ces critères ne visent pas seulement les individus sous le poids de la suspicion mais leur entourage également.

Concernant les forces de sécurité, on apprend par exemple « que dans le cadre des enquêtes menées au stade du recrutement des policiers et des gendarmes, quatre avis d’incompatibilité avaient été rendus en 2018, et deux depuis le 1er janvier 2019, pour des motifs liés à la radicalisation religieuse (motifs tels que : « suivi depuis 2017 pour la présence de membres de la mouvance islamiste radicale dans sa sphère relationnelle » ou encore « suivi depuis 2011 pour avoir évolué au sein d’un groupe prosélyte Tabligh œuvrant sur tel département »).

Il y aurait donc bien procédure de mise en quarantaine et principe de précaution islamique appliqués au sein des services d’état français.

« Mme Brigitte Jullien, cheffe de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), a confirmé que le recrutement donnait lieu systématiquement à un criblage et à des investigations (8) concernant notamment l’entourage de la personne et son usage des réseaux sociaux. »

Mais ces procédures seraient insuffisantes. La « dissimulation » (taqiya) et la conversion de représentants de l’état demeurant possibles.

« Il reste que, en raison d’une dissimulation toujours possible, il n’existe pas de garantie absolue qu’une personne radicalisée ne puisse pas être recrutée. En outre, une radicalisation peut intervenir postérieurement à l’entrée dans la police, en particulier à la suite d’une conversion. Pour faire face aux dangers de cette radicalisation post-recrutement, une cellule spéciale de l’IGPN, en charge de la surveillance des policiers soupçonnés de radicalisation, a été créée en 2016. (…) Ce sont généralement les services de renseignement qui alertent sur l’existence de signes de radicalisation (fréquentation d’une mosquée de tendance salafiste, par exemple). »

Une violation majeure des libertés fondamentales

On voit donc à la lumière de ces éléments de quelle manière s’est construite une doctrine d’état sur la menace islamique, en France. Une doctrine bâtie sur le fantasme d’une 5e colonne chère, en son temps, à un ex-Premier ministre.

On voit comment cette doctrine est déjà une réalité juridique, politique, administrative et psychologique dans plusieurs services d’état et de quelle manière elle produit une exclusion de masse et un ostracisme des Français de confession musulmane, écartés en amont de toute possibilité d’entrée ou de carrière dans la fonction publique pour des faits relevant de la liberté religieuse et de pratique pourtant protégée par la loi.

Le simple fait qu’un tel rapport, qui viole au moins trois lois et principes de droit fondamentaux (la liberté de conscience, la liberté d’expression, l’égalité de tous les citoyens devant la loi) puisse être présenté et proposé à la Nation française, sans heurter le Législateur, est lourd de signification sur l’état des libertés et des droits en France.

Le simple fait que ce soit deux députés, autrement dit le Législateur lui-même, qui l’aient produit témoignent d’un dysfonctionnement structurel des institutions.

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Il est essentiel de ne pas perdre de vue que la finalité de ce type de rapport est d’en nourrir d’autres avec à terme la production de lois, de décrets, d’arrêtés, de règlements intérieurs, de procédures administratives (enquête) de pré-recrutement, et plus insidieusement, de favoriser une culture de la suspicion.

« Développer, auprès des administrations et de leurs services déconcentrés une culture de la vigilance, de la détection et du signalement, en particulier dans des secteurs qui assurent une prise en charge lourde de leurs usagers : l’éducation (mesures 1 à 10 du PNPR), la santé (mesures 38 et 39), l’administration pénitentiaire (mesures 52 à 60). »

Elles visent également à « mettre en mouvement des secteurs jusque-là considérés comme des angles morts de la détection : l’enseignement supérieur (mesures 31 et 32), les collectivités territoriales (mesures 21 et 22), le sport (23 à 26), les entreprises (mesures 27 à 30). »

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Ce vaste dispositif de mise en quarantaine de la population musulmane pratiquante ne protégera pas la société française.

En désignant de manière aveugle et sur de faux critères inadaptés des cibles sur la base de leur identité religieuse, elle créera au contraire les conditions d’une tension sociale insoutenable produite par une accumulation d’injustices injustifiables.

L’unité d’une Nation autour de ses valeurs de justice a toujours déterminé sa force et sa capacité à affronter l’adversité. La division et l’injustice cultivées en son sein a, a contrario, toujours favorisé les desseins opposés.

« Mal nommer les choses, c’est ajouter au désordre du monde », disait Camus. En ce qui concerne la radicalisation, nous ne saurions mieux dire.

Fouad Bahri

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