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Mahomet est une caricature !

La déformation du nom Muhammad (ou Mohamed) en Mahomet n’a pas obéi à une évolution linguistique naturelle mais a été le produit d’une construction ancienne fondée sur un registre injurieux et diabolisant. Les enjeux techniques et historiques de cette discussion à lire sur Mizane.info.

Depuis le Moyen-Âge, Mahomet s’est imposé comme la seule appellation officielle désignant le prophète des musulmans, Muhammad. Mais Mahomet n’est pas le résultat d’une simple adaptation nominale d’un nom propre arabe en langues romanes.

Cette question pourrait paraître purement académique si ce nom, lui-même, n’était pas révélateur de certaines représentations historiques et sociales, régulièrement activées et génératrices de malentendus, de tensions et parfois, de conflits. Nous verrons donc dans cet article à quelles finalités, cette mutation syntaxique de Muhammad à Mahomet, a-t-elle obéi, et sous quelles conditions s’est-elle opérée.

Au préalable, relevons que le numéro 734 de la revue Historia intitulé « Mahomet, la fin des idées reçues » utilisait dans son dossier les deux formes nominales : Muhammad, dans les cinq articles du dossier, qui est la seule forme orthographique (le nom propre Mohamed est également utilisé) reconnue et acceptée par les musulmans ; et Mahomet, en titre et dans les multiples annotations.

Ce double emploi est justifié de la manière suivante par la revue Historia : « Muhammad (littéralement « le Louangé ») est la transcription phonétique à laquelle les Arabes et les arabisants tiennent aujourd’hui. Nous avons donc respecté le souhait de nos auteurs. En revanche, pour tous les textes produits par la rédaction, nous avons conservé le nom de Mahomet, plus immédiat pour le lecteur non-spécialiste. »

C’est ainsi, par une argumentation implicite, par le fait que le nom Mahomet ait constitué l’usage pluriséculaire désignant le prophète en Europe, qu’Historia impose d’emblée son emploi, même aujourd’hui. Et cette persistance d’usage, il faut bien le dire, soulève un vrai problème.

Pourquoi imposer une forme nominale que ne reconnaissent pas les musulmans, Mahomet, fruit d’une longue histoire conflictuelle, alors même que la forme Mohamed ou la forme anglophone Muhammad, est dorénavant largement employé dans le vocabulaire français ?

Pour répondre à cette question, il nous faut tenter de comprendre comment le nom de Muhammad, sous sa forme phonétique arabe, a pu se transformer en Mahomet, dans l’usage des langues romanes occidentales.

Sur ce point, un vrai travail de fond a été mené par les historiens et les linguistes. Des travaux ont déjà permis d’apporter un éclairage décisif sur ces zones d’ombres.

Une étude du professeur Michel Masson, de la Sorbonne, publiée en 2003, dévoile notamment plusieurs enseignements capitaux dans la compréhension de ce processus de transformation linguistique. Nous en publions de larges extraits (pour une explication des termes techniques et linguistiques, se référer aux notes, en bas de page).

Pour connaître les sources de l’étude, voir http://selefa.free.fr/files_pdf/AcBul09T02.pdf ).

«  Si l’on envisage le nom arabe du prophète Muhammad, on voit donc que, par exemple en anglais contemporain, il a subi une distorsion minimale (Mohammad). Il en est de même en allemand ou en néerlandais (Mohammed). Tel n’est pas le cas en anglais médiéval ou dans les langues romanes occidentales où l’on observe des altérations insolites. »

Des transformations obscures

Après avoir fourni quelques exemples de mots courants ayant subi des transformations linguistiques, l’auteur de l’étude observe, concernant le terme de Mahomet, certaines caractéristiques techniques pour le moins inhabituelles.

« Cependant trois phénomènes peuvent surprendre :

* le rendu des deux premières voyelles : u par a et a par o, u (et une fois par i). On attendrait l’inverse.

* le passage de -d final à la sourde -t (ou -th).

* dans certains cas, l’apocope (1) des phonèmes finaux.

On peut rendre compte du passage de -d à -t par une prononciation régionale. Elle semble confirmée, d’une part, par des notations grecques et, d’autre part, par des transcriptions d’anthroponyme(2) dans le domaine espagnol. La métathèse (3) des voyelles est elle aussi attestée dans ces mêmes transcriptions d’anthroponymes. Cependant, s’il est vrai qu’on peut admettre une transmission du nom par certains dialectes comportant ces particularités, il reste que rien n’explique l’apocope.

D’autre part, l’interprétation des deux premières distorsions par des faits dialectaux ne laisse pas de surprendre. En effet :

* s’il est vrai que ces particularités dialectales sont attestées, elles paraissent avoir été minoritaires et elles n’ont apparemment laissé aucune trace dans les dialectes modernes.

* pour aboutir à une forme telle que Mahomet, il aura fallu que ces particularités dialectales minoritaires soient simultanément représentées dans la source de l’emprunt.

* le contact entre romanophones et arabophones n’a pas été ponctuel mais multiple dans le temps mais aussi dans l’espace : Andalousie mais aussi Italie méridionale et, auparavant, sans doute Afrique du Nord.

Dans ces conditions, il est hautement improbable que les romanophones aient été exposés uniquement à un arabe hypothétiquement caractérisé par l’assourdissement du -d en -t et par la métathèse a/o et si, d’aventure, ils l’ont été, il aura fallu qu’intervienne quelque chose qui interdise toute modification par une forme plus communément représentée. »

La diabolisation de Muhammad

Dans ce passage, Michel Masson met en évidence deux choses. Le phénomène de transformation était une pratique courante dans les langues européennes. Mais également le fait que la transformation linguistique de Muhammad à Mahomet n’ait pas obéi à un processus naturel et conforme aux idiomes romans de l’époque. Le contexte culturel et la configuration linguistique du Moyen Âge ne permet pas d’en rendre compte. La spécificité des changements effectués indique donc une inflexion particulière qu’il va tenter de résoudre.

« Pour trouver la solution à ce problème ainsi qu’à celui que pose l’aphérèse (4) dans les formes de type Mahoma, il pourrait être instructif d’examiner les mots romans formés à partir de ce nom propre. Pour ce faire, l’on se reportera à la rubrique Mahomet du FEW, t. XIX.

Comme on peut s’y attendre, on y trouvera des mots qui se réfèrent à la religion musulmane comme mahomerie « mosquée » (aussi mahumerie, mahommerie).

Mais on observe 4 autres orientations sémiques beaucoup moins banales :

1) mahoumet « mauvais génie, esprit » ; maumet « satan » ; mahons
« dieux païens » + « diable » (+ sic. Maumma « diable » [aussi « turc, infidèle »] ; + Mahonin, « démon de la 3e hiérarchie »4. Cf. aussi esp.and. mahomìa « mauvaise action »).

2) moumo « statue » ; mahomet « idole » ; mawoumet « caricature, homme de paille qu’on place à proximité de la demeure d’un homme qu’on veut ridiculiser » (+ «  nuit du 1er mai » ; + m.angl. mahum « idole »).

3) mahom « lourd et grossier » ; magon « homme malpropre » + « épouvantail » (+ and. majoma « lourdaud »).

4 ) mahoume « compagne des loups-garous = femme de mauvaise
vie ». (+ anc.fr. mahomet « favori, mignon », DAF, s.v. « Mahom », aussi mahomes).

Bien entendu, on aura reconnu dans cette exploitation du nom du prophète la motivation xénophobe la plus délirante, celle de gens totalement christianisés pour lesquels toute croyance étrangère relève de l’abomination. Michel Masson

La haine ainsi manifestée par les chrétiens à l’endroit de l’islam pouvait encore être accentuée du fait qu’ils avaient été attaqués et vaincus à plate couture et, pire, peut-être craignaient-ils aussi qu’après avoir écrasé le christianisme de ses domaines asiatiques et africains, les musulmans ne s’apprêtent à les anéantir partout définitivement.

On remarquera avec intérêt que ces 4 directions sémantiques se trouvent représentées dans le sémiogramme (5) de MARM et de MOM qui, rappelons-le, sont articulées autour du nom du singe/chat  :

MARM-

  1. 1. prov. marmau « ogre » (S, p. 71 et 90).
  2. 2. fr. marmouset « figure grotesque » (S, p. 91) ; marmotte « poupée

 » (S, p. 95) ; sic. marramau « épouvantail » (S, p. 71).

  1. 3. it. marmotto « lourdaud », marmocchio « benêt » (S, p. 93) ; esp.

marmolillo « niais ».

  1. 4. fr. marmite « prostituée ».

MOM-

  1. sarde momo « monstre » ; cal. mommu « fantôme ».
  2. roum. momîie « épouvantail ».
  3. fr. môme « sot » (FEW) ; cal. mommu « idiot ».
  4. fr. môme « giton ».

Dans ces conditions, l’on comprend ce qui a dû se passer : le nom du prophète aura été déformé pour pouvoir être intégré dans le dispositif péjoratif relatif au singe/chat (…) Nous décrivons là un processus bien connu de cacophémie réalisé sous forme de calembour. Il est confirmé par le fait que, dans de nombreux cas, la même démarche a été utilisée.

La cacophémie (6) explique donc l’aphérèse subie par le nom de Mahomet mais elle permet aussi de résoudre les difficultés d’interprétation de la métathèse des voyelles et de l’assourdissement du d.

On sait enfin que, au Moyen Âge, le singe, comme le chat, est tenu pour une créature infernale. Le jugement de Luther résume bien l’opinion générale : « Les serpents et les singes sont sujets du diable plus que tous les autres animaux… Je crois que le diable habite les singes et les guenons pour qu’ils puissent aussi bien contrefaire les humains. » En cela, comme le signale Feinberg, le singe est proche « des sorciers, des assassins, des maquereaux et des idolâtres » mais aussi, comme le rappelle Janson « des païens, des apostats et des hérétiques ».

De cette étude, nous pouvons retenir deux choses. La métamorphose du prénom Muhammad en Mahomet, n’a pas obéi à de simples considérations d’usage, de commodité et de ré-appropriation linguistique. Elle répondait à des desseins de diabolisation et de calomnie religieuse, dans un contexte historique qui les favorisaient volontiers.

Les résidus d’un obscurantisme du Moyen-Âge

Plus que cela, cette mutation linguistique a traduit, pour les peuples romans du Moyen Âge, la représentation collective, elle-même fruit d’une construction collective, élaborée sur la figure du prophète, et partant, des musulmans eux-mêmes.

Professeur d’histoire médiévale à l’université de Florence, auteur du célèbre ouvrage Europe et Islam : histoire d’un malentendu, Franco Cardini explique la prégnance de cette vision caricaturale de l’islam.

« On reste confondu devant l’image de l’islam qui émerge des textes décrivant les musulmans au moment de la première croisade, non seulement ceux des chroniqueurs (d’ailleurs avares d’informations sur le sujet) mais surtout les poèmes épiques, dont il ne faut pas oublier qu’ils étaient rédigés ou recueillis dans des cercles totalement laïcs ou presque, et qu’ils véhiculaient une propagande destinée aux laïcs et aux illettrés. La connaissance que l’Europe occidentale du XIe siècle avait de l’islam était maigre, confuse, pleine de lacunes ; de plus, elle se répartissait en différents niveaux de savoir et d’utilisation, et elle était l’objet d’une médiation organisée qui en manipulait les contenus en fonction des milieux et des objectifs visés (7). »

Une instrumentalisation, inaugurée au Moyen Âge, qui se poursuivra sous la période coloniale (dans la figure de l’indigène, être de violence, sauvage, sans civilisation et sans Histoire), et, dans une autre mesure, aujourd’hui même, dans les discours sur l’islam, de l’extrême droite jusqu’à l’intelligentsia laïciste de gauche. Mahomet est un produit de ces procédés malhonnêtes. Il en porte les stigmates.

Et sur ce point, il nous faut dire que la véritable caricature du prophète qu’ait produite l’Occident, n’a pas émergé d’une publication danoise, mais d’une époque historique baignée et noyée par son obscurantisme, il y a mille ans. Il est donc grand temps de rompre avec cette période lointaine et de réhabiliter le nom véritable du Prophète, tout comme il devient urgent de faire oeuvre de science et de témoignage sur sa vie, son histoire, et son Message.

Fouad Bahri

Notes :

1- En rhétorique et en phonétique, une apocope est l’amuïssement d’un ou plusieurs phonèmes en fin d’un mot : photo pour photographie, ciné pour cinéma (lui-même apocope de cinématographe), télé pour télévision ou téléviseur (source : wikipédia).

2- Nom masculin singulier, désignant une personne.

3- Modification rhétorique, linguistique, phonétique ou morphologique qui altère l’intégrité d’un mot par addition, suppression, substitution ou permutation d’unités (phonétiques ou morphologiques).

4- En linguistique, l’aphérèse (du grec ἀφαίρεσις aphaíresis, « ablation ») est une modification phonétique impliquant la perte d’un ou plusieurs phonèmes au début d’un mot. L’aphérèse est un métaplasme s’opposant à l’apocope.

5- Structure linguistique et sémantique, basique, d’un terme.

6- Utilisation de mots obscènes, dits gros, atteignant les choses avec brutalité et sans détours, par opposition à l’euphémie, art du parler elliptique qui garde constamment le souci de ne pas heurter la plus fine sensibilité.

7– Europe et islam : histoire d’un malentendu, éditions Points, p 119.

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