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vendredi 26 avril 2024

Fussus al hikam : les 2 catégories d’invocation chez Ibn ‘Arabi

Mizane.info publie un extrait du chapitre consacré au Verbe de Seth dans les Fussus al hikam du maître andalou Ibn ‘Arabi. Un passage qui définit la typologie de l’invocation (demande) et de l’invocateur.

1. Sache que les dons et les faveurs manifestés dans le monde, par l’intermédiaire des serviteurs ou sans eux, sont de deux sortes que savent distinguer les Gens des « goûts spirituels »[1]: les dons provenant de l’Essence et les dons provenant des Noms.[2]

2. Certains dons découlent d’une demande, déterminée quant à son objet ou indéterminée; d’autres ne sont précédés d’aucune demande – peu importe qu’il s’agisse[3] d’un don provenant de l’Essence ou d’un don provenant des Noms.[4]

Une demande déterminée, c’est celui qui dit: « O Seigneur, donne-moi ceci », en précisant une chose qu’il vise à l’exclusion de toute autre; une demande indéterminée, c’est celui qui dit: « Donne-moi ce que Tu sais être avantageux pour moi… » sans autre précision « …en toute partie de mon être[5] subtile[6] ou grossière. »

En effet, ceux qui demandent sont de deux sortes[7]: ceux qui sont incités par une précipitation naturelle, car l’homme a été créé pressé[8], et ceux qui sont incités parce qu’il savent[9] qu’il y a auprès d’Allâh certaines choses qui, selon la Prescience (divine), ne peuvent être accordées qu’à la suite d’une demande; ils (se) disent alors: « Peut-être ce que nous Lui demandons est-il de cette sorte » et formulent une demande globale qui tient compte de toutes les possibilités[10], car ils ignorent ce qu’il y a dans la Science d’Allâh, et si leur prédisposition leur confère (la capacité) de recevoir (ce don).

La prédisposition de la personne à tout instant précis est une des choses les plus difficiles à connaître; du reste, si leur prédisposition ne leur avait pas permis de demander, ils n’auraient pas demandé[11]. Les Gens de la Présence[12] qui n’ont pas (le privilège de) cette science connaissent tout au plus leur prédisposition au moment où ils se trouvent: du fait de la Présence, ils savent ce que Dieu leur confère alors; et qu’eux-mêmes ne peuvent le recevoir qu’en vertu de leur prédisposition. Ils sont également de deux sortes: ceux qui connaissent leur  prédisposition par ce qu’ils reçoivent et ceux qui connaissent par leur prédisposition ce qu’ils vont recevoir.

Ces derniers sont ceux dont la connaissance en matière de prédisposition est la plus parfaite[13]. Parmi eux[14], certains ne demandent ni pour précipiter (l’obtention) ni pour envisager toutes les possibilités, mais uniquement pour obéir à l’ordre d’Allâh exprimé dans Sa Parole: Adressez-Moi des demandes, Je vous répondrai[15]. C’est là le pur serviteur: il n’a aucun souci d’obtenir ce qu’il demande, que l’objet de sa demande soit déterminé ou non.

Son seul souci est d’obéir aux ordres de son Seigneur: si son état présent implique la demande, il demande par esprit de servitude; s’il implique, au contraire, l’abandon[16] et le silence, il se tait. Ayyûb (Job) – sur lui la Paix! – et d’autres ont été éprouvés sans qu’ils demandent à Dieu de mettre fin à leurs épreuves; jusqu’à ce que vienne un autre moment où leur état a impliqué cette demande, de sorte qu’Allâh y a mis fin.

Ce qui est demandé sera hâté ou retardé suivant le moment qu’Allâh lui a destiné[17]: si la demande est faite au moment qui convient, Il se hâte de répondre; en revanche, si ce moment est postérieur (à la demande), en ce monde ou dans l’autre, la réponse sera, elle aussi, retardée; je veux dire: l’objet de la demande, non la réponse qui est le labbay-ka d’Allâh; comprends bien cela!

3. La seconde catégorie est celle que nous évoquions en parlant des « dons qui ne sont précédés d’aucune demande »[18], voulant dire par là « aucune demande formulée (expressément) » car, en réalité, il y a nécessairement une demande qui peut, soit être formulée, soit découler d’un état ou d’une prédisposition.

De même[19], une louange n’est jamais inconditionnée[20], sinon verbalement[21] car, selon sa signification (véritable), elle est nécessairement liée à un état. Ce qui t’incite à louer Allâh est un conditionnement qui s’est opéré pour toi[22] au moyen d’un Nom d’action[23] ou d’un Nom de transcendance[24].

Le serviteur n’a pas conscience de sa prédisposition[25], alors qu’il a conscience de son état, puisqu’il sait ce qui l’incite à demander. La prédisposition est la demande la plus secrète.[26]

Ce qui empêche ceux qui appartiennent à cette catégorie de demander[27], c’est de savoir qu’Allâh a décidé ce qui les concerne de toute éternité; ils sont prêts à accueillir ce qu’Il leur réserve; ils se sont dépouillés de leurs âmes et de leurs désirs individuels.

Parmi eux[28], certains savent que la science qu’Allâh possède d’eux dans l’ensemble de leurs états successifs n’est rien d’autre que ce qu’ils sont dans leur état principiel avant l’existenciation[29] de leur être; ils savent que Dieu leur confère uniquement ce que Lui confère la science de leur être, c’est-à-dire ce qu’ils sont dans leur état principiel; ils savent d’où provient la science qu’Allâh possède d’eux. Il n’est pas de « Gens d’Allâh » plus éminents ni plus doués d’intuition que ceux-là, car ils ont atteint le secret de la prédestination.[30]

Ils sont également de deux sortes: ceux qui possèdent cette science de manière globale et ceux qui la possèdent de manière détaillée. Ceux-ci sont plus éminents et plus parfaits que les premiers car ils savent ce que contient la science d’Allâh à leur sujet, soit qu’Allâh leur communique[31] celle que Lui a conféré leur être, soit qu’il leur dévoile (directement)[32] leur être principiel et les changements d’état dans lesquels celui-ci transite indéfiniment.

Ces derniers sont les plus éminents de tous, car la science qu’ils ont d’eux-mêmes est au degré de celle qu’Allâh possède d’eux: la source est la même, bien que, considérée du point de vue du serviteur, cette science apparaisse comme une aide d’Allâh, providentielle, prédestinée et faisant partie (elle aussi) des états de son être. Celui qui bénéficie de ce dévoilement a connaissance de cette aide quand Allâh les lui montre, c’est-à-dire ces états.

Il n’est pas dans la capacité d’une créature à qui Allâh dévoile les états de son être qui ont revêtu la forme de la réalité actuelle[33] d’avoir, dans cette situation, la Vision divine des essences particulières dans leur état de non-manifestation, car celles-ci sont, au sein de l’Essence (suprême) des rapports dépourvus de forme[34].

Voilà pourquoi nous disons que ce serviteur doit bénéficier d’une aide providentielle pour (pouvoir) être placé sur un pied d’égalité (avec Dieu) et d’avoir la communication de la science (conférée par les essences immuables).

C’est pour cela[35] qu’Allâh le Très-Haut a dit: Jusqu’à ce que nous sachions[36]; ce qui est une Parole dont le sens est vrai, contrairement à ce qu’imaginent ceux qui n’ont pas bu ce breuvage (initiatique). Le mieux que puisse faire celui[37] qui a le souci de préserver la transcendance est d’attribuer cette contingence dans la science (divine) à la relation[38].

C’est là l’aspect le plus élevé que le théologien puisse atteindre sur cette question au moyen de l’intellect créé[39]; si, du moins, il n’affirme pas que la science est surajoutée à l’Essence, au point d’attribuer cette relation à la science et non à l’Essence ! C’est en cela qu’il se sépare des Réalisés d’entre les Gens d’Allâh, ceux qui possèdent le dévoilement intuitif et la réalisation effective.[40]

Ibn ‘Arabi, Fussus al hikam.

Notes : 

  1. Le goût spirituel désigne la science immédiate de ce qui est connu à partir de soi-même; cf. L’Esprit Universel, VII.
  2. Cette distinction initiale commande les développements principaux du chapitre. Les dons provenant de l’Essence seront étudiés dans les § 4 et 5; les dons provenant des Noms dans le §6.
  3. Sous-entendu: dans chacun des trois cas. Selon Jâmî, chacun d’eux s’applique aux quatre catégories de dons envisagées dans le §1.
  4. La seconde distinction du texte est celle des dons précédés d’une demande, qui sont étudiés dans le présent §, et des dons non précédés d’une demande, qui seront étudiés dans le §3.
  5. Ce passage comporte des différences de lecture et d’interprétation:
– de lecture: on peut lire li-kulli juz’in dhât-î ou min dhât-î, le final désignant, en ce cas, la première personne du singulier, de sorte que l’on traduit: « en toute partie de mon être »; ou encore dhâtî, et l’on considère alors qu’il s’agit d’un qualificatif: « en toute partie essentielle ».
– d’interprétation: on peut considérer, ou bien que les termes min ghayri ta’yin (sans autre précision) constituent une incidente imputable à l’auteur, la fin de la phrase étant alors la suite de la demande initiale; ou bien que ces termes ne sont pas une incidente et qu’ils font partie, soit du discours de celui qui formule la demande, soit du discours de l’auteur (ce qui implique nécessairement que l’on lise dhâtî et non dhât-î ou min dhât-î). Dans un cas comme dans l’autre, cette seconde interprétation oblige à rattacher li-kulli juz’in à min ghayri ta’yin, avec le sens de « sans établir de précision en faveur de toute partie (quelle qu’elle soit…), ce qui se comprend moins bien.
Nous avons suivi la lecture et l’interprétation de Jâmî qui justifie et explique le pronom de la première personne par référence à la prière prophétique: « Allâhumma, établis pour moi dans mon coeur une lumière, dans mon ouïe une lumière, dans ma vue une lumière, etc. »; et l’incidente par le fait que l’absence de détermination concerne la demande elle-même plutôt que les « parties le l’être » en faveur desquelles elle est formulée.
  1. Dans le contexte, ce terme désigne les dons spirituels comme la connaissance ou la sagesse.
  2. Cette troisième distinction s’ajoute aux deux premières et précède une quatrième qui sera énoncée dans l’alinéa suivant. Considérée quant à son sens, il s’agit d’une simple incidente amenée par l’idée d’une demande « indéterminée quant à son objet ». Elle introduit la notion de prédisposition qui est fondamentale pour l’intelligence de tout cet ensemble. Par ailleurs, le terme sinfayn, traduit par « sont de deux sortes », est au duel, ce qui semble indiquer qu’il n’y a lieu d’envisager ici que deux termes. Néanmoins, à la fin de l’alinéa suivant, une troisième catégorie est énoncée: « ceux qui ne demandent ni pour précipiter l’obtention, ni pour envisager toutes les possibilités, mais uniquement pour obéir à l’ordre d’Allâh ». Ici encore, cette modification semble avoir été amenée uniquement par le contenu de cet alinéa.
  3. Cor,21,37.
  4. ‘Alima. Jâmî préfère les lectures ‘allama « parce qu’ils ont appris », ou ‘ullima « parce qu’il a été porté à leur connaissance (en vertu de leur prédisposition) » qui soulignent mieux la cause de l’incitation.
  5. Littéralement: de l’état de possibilité inhérent à la chose (qui pourrait être donnée).
  6. Sous-entendu: ce qui montre bien qu’à tout instant précis ce qui est accordé à un être dépend de sa prédisposition.
  7. Ahl al-hudûr. Dans la version communément admise, cette expression est précédée du terme ghâyata, rendu ici par « tout au plus ».
  8. Le texte ajoute: au sein de cette sorte (fî hâdhâ-s-sinf). Cette précision se rapporte, non pas à la deuxième catégorie envisagée, ce qui n’aurait aucun sens puisqu’on ne peut comparer une catégorie à elle-même, mais à l’ensemble des Gens de la Présence qui connaissent leur prédisposition au moment où ils se trouvent.
  9. Fî hâdhâ-s-sinf. C’est la même expression que dans la phrase précédente. On peut considérer qu’elle se rapporte, elle aussi, aux « Gens de la Présence », et même plus spécialement à la seconde catégorie, celle où l’être connaît, par sa prédisposition, le don qui conviennent au moment où il se trouve; en effet, ceux qui appartiennent à cette catégorie savent ce qu’ils vont recevoir et demandent uniquement pour se conformer à l’ordre d’Allâh, alors que ceux qui appartiennent à la première catégorie n’ont pas à demander puisqu’ils ont déjà reçu.
  10. Cor,40,60.
  11. Tafwîd; allusion à Cor,40,44: Je remets mon sort à Allâh.
  12. Littéralement: selon la mesure (du temps) qui a été déterminée pour lui (concernant cet objet de demande) auprès d’Allâh.
  13. C’est le deuxième terme de la distinction énoncée au début du §2; rappelons que le premier comprenait les dons précédés d’une demande, déterminée ou indéterminée quant à son objet.
  14. Sous-entendu: que ces demandes sont nécessairement conditionnées, soit par la formulation, soit par l’état ou la prédisposition.
  15. Littéralement: absolue (mutlaq).
  16. Par exemple, quand on utilise la formule al-hamdu li-Llâhi (Louange à Allâh) pour remercier Dieu d’une faveur.
  17. Huwa-l-muqayyid la-ka. Il y a lieu d’envisager ici un double conditionnement celui de l' »état » qui incite à louer, et celui du Nom divin visé par la louange; bien qu’il s’agisse, en réalité des deux faces d’un même aspect, car Allâh est à la fois le Louangeur et le Louangé, et l’état n’est autre que Lui-même. Selon Ismâ’îl Haqqî, ce qui incite à demander est « la forme imaginée de ta perfection ou de ton aspiration spirituelle ». Selon cette perspective initiatique, les mots Huwa-l-muqayyid désignent un conditionnement du Soi divin, ce qui invite à considérer le début de la phrase comme se rapportant aussi à ce dernier; on traduit alors: « Celui qui t’incite à louer Allâh est « Lui » qui est conditionné pour toi ».
  18. Par exemple ash-Shâfî (le Guérisseur).
  19. Par exemple al-Ahad (l’Un). L’état spirituel engendré par la perception d’un tel Nom peut conduire, lui aussi, à louer Dieu.
  20. Ce qui veut dire, non pas qu’il ne peut pas la connaître d’une façon absolue, mais bien qu’il ne peut pas la connaître au moyen de sa conscience individuelle.
  21. Akhfâ. Qâchânî y voit une allusion à Cor,20,7: Il connaît le secret et ce qui est plus caché (encore). Ismâ’îl Haqqî envisage à ce point de vue les trois types de demandes envisagées dans ce §: la demande qui est formulée peut être connue du demandeur et des autres; la demande qui découle de l’état manifesté est connue uniquement du demandeur et d’Allâh; la demande qui découle de la prédisposition n’est connue que d’Allâh et de ceux qui ont atteint la réalisation suprême.
  22. C’est-à-dire de formuler une demande.
  23. C’est-à-dire:parmi ceux qui savent qu’Allâh a décidé de toute éternité ce qui les concerne.
  24. L’oppositiondes termes « état principiel » et « existenciation » traduit celle des termes arabes thubût et wujûd.
  25. Sirr al-qadar
  26. Par voie d’inspiration.
  27. En vertu de leur réalisation métaphysique.
  28. Sûrat al-wujûd.
  29. Nisabun dhâtiyyatun lâ sûrata la-hâ.
  30. C’est-à-dire du fait que ce sont les essences immuables qui confèrent la science qui les concerne.
  31. Cor,47,31. Il s’agit d’une référence fondamentale pour la doctrine akbarienne de la Science divine. Sur ce sujet, cf. L’Esprit Universel, chap. VI, VII et VIII.
  32. C’est-a-dire le non-initié, le théologien.
  33. Ta’alluq; il s’agit de la relation particulière de la Science divine avec un objet contingent.
  34. On remarquera la parenté linguistique entre ‘aql (intellect créé) et ta’alluq.
  35. Sâhibu-l-kashf wa-l-wujûd. Les « possesseurs d’al-wujûd » sont ceux qui n’associent rien à la Réalité principielle d’Allâh (car ils ont atteint le degré du Califat Suprême).

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