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lundi 29 avril 2024

Larbi Djeradi : les trois étapes de l’éducation dans le soufisme

Mizane.info reproduit l’intervention de Larbi Djeradi consacré à la notion d’éducation dans le tassawwuf (soufisme). L’auteur y distingue trois termes et trois étapes différentes de cette notion d’éducation telle qu’elle a été comprise et enseignée dans la doctrine spirituelle de l’islam. Larbi Djerradi est professeur à l’Université ‘Abd al-Hamid Ibn Badis, à Mostaganem en Algérie.  

« Allâh n’impose à chaque âme que ce qu’elle peut supporter » (Coran). « Parle aux gens à la mesure de leur entendement » (Hadith).

La problématique que soulève le thème « Éducation et soufisme » est déjà en soi une modalité de rupture par rapport à une réflexion docte, plus ou moins classique, qui malheureusement, se découvre comme récurrente dans les discours sur l’islam et ses présupposés secteurs, auxquels appartiendrait une « spiritualité », improprement nommée « soufisme ».

De quoi s’agit-il en réalité ? Comment aborder ce binôme : éducation-tassawwuf ? Selon nous de trois façons : éducation et tassawwuf, éducation dans le tassawwuf, éducation ou tassawwuf.

De fait, et en restant dans le cadre épistémologique moderne, quel est le type de rapport que peut avoir le tassawwuf avec ce que l’on nomme aujourd’hui les sciences de l’éducation ?

Est-il en soi, ou se pose-t-il comme la « science » de l’éducation par excellence ?

Encore faut-il élucider tous les défis et enjeux épistémologiques, idéologiques, culturels, et politiques que soulève cette notion d’éducation.

Les écueils du terme soufisme

La traduction, quand elle perd de vue le voile du littéralisme et occulte explicitement ou implicitement le plan du sens, ne peut produire que du contresens.

La véritable traduction n’est pas celle qui se focalise sur le plan des signifiants en recherchant des équivalences, ou en reproduisant plus ou moins bien certains pans phonétiques, mais celle, au contraire, qui creuse et qui tisse des synonymies sur le plan des signifiés.

Le terme soufisme, qui se donne comme ambition linguistique de reprendre le terme arabe tassawwuf, porte en soi tout ce qui est contraire à l’essence même de cette spiritualité propre à l’islam.

Toile d’Etienne Dinet.

Car ce tassawwuf n’est autre, en réalité, que l’islam lui-même.

Le suffixe « isme » implique une idée de « système » : idée totalement étrangère à l’esprit même du tassawwuf, dont la caractéristique majeure est la cohérence et non la systématisation.

L’idée de système introduit la notion de « clôture » alors que le tassawwuf est « ouverture » (fath) à tous les niveaux de sens.

Être, c’est réellement être différent. En ce sens, le tassawwuf est un mode d’intervention et de prise en charge éducative où l’altérité prime sur l’identité. La conquête de l’identité peut se définir ainsi comme une longue et difficile traversée de l’altérité. Seule la dualité donne sens à l’Unité (Haqq wa Khalq).

Cette notion de fath, clé de voûte dans l’enseignement traditionnel en islam, est à la base de la connaissance et de l’action.

Elle régit les deux plans existentiels : l’exotérique et l’ésotérique.

La « Fâtiha » est la sourate qui non seulement condense et synthétise la vulgate coranique mais « axialise » également l’ensemble du rituel, qu’il soit d’ordre exotérique ou ésotérique.

Cette notion particularise même l’action militaire en islam où la notion de conquête est absente. Toute la stratégie militaire est pensée en tant que mode d’ouverture, de futûhât.

Reconnaissance de l’altérité et dépassement de l’uniformité

Ce jihâd asghâr, que sont les futûhât, n’est que le reflet d’un autre schème, le jihâd akbar, véritable travail d’éducation.

L’espace, qu’il soit extérieur ou intérieur, passe de la clôture stérilisante de l’altérité géographique, ethnique, culturelle ou psychique à l’ouverture infinie de l’unicité et de l’unité.

Les Futûhât ont également trait à l’ensemble du processus expérientiel et « éducatif », au sens spirituel du terme ; processus qui transforme l’étant en être et l’être en sur-être ou en non-être.

Le verset et le hadith prophétique, mis en exergue, montrent que le principe de toute forme d’éducation repose sur la pluralité qualitative et sur la différenciation.

Les qualités, les capacités physiques, psychiques et spirituelles sont propres et spécifiques à chaque sujet.

Être, c’est réellement être différent. En ce sens, le tassawwuf est un mode d’intervention et de prise en charge éducative où l’altérité prime sur l’identité.

La conquête de l’identité peut se définir ainsi comme une longue et difficile traversée de l’altérité. Seule la dualité donne sens à l’Unité (Haqq wa Khalq).

Le tassawwuf est donc une forme de transmission à l’opposé d’un système qui ignore ce principe et qui mise sur l’uniformité de la pluralité quantitative.

A lire aussi : Abdelhafid Benchouk : « Le soufi ne vit pas retiré hors du monde »

L’idée première dans le tassawwuf est donc l’absence d’un système éducatif applicable partout et à tous.

Là où les réponses possibles à la question des rapports entre le tassawwuf et l’éducation ne sont pas choses aisées, nous devons reconnaître qu’il est difficile de construire une approche scientifique purement positive de ces deux praxis qui peuvent se présenter comme différentes.

Le plus souvent, le débat dont elles sont l’objet, relève plus d’un discours notionnel que conceptuel.

Les rapports logiques possibles entre ces deux « contenus noématiques » peuvent être : – disjoints, l’un n’ayant aucun rapport avec l’autre ; –  conjoints par un ou plusieurs éléments communs : l’un incluant ou appartenant à l’autre ; identité ou analogie de l’un avec l’autre ; rapport de correspondance entre les deux (des éléments de l’un correspondant à des éléments de l’autre), rapport de causalité (l’un trouvant ses principes dans l’autre, l’un n’étant que le champ d’application de l’autre).

Ta‘lîm, tarbiya, tarqiyya : les trois formes d’éducation

La question qui se pose d’emblée est la nature, le statut et la fonction des liens qui peuvent exister entre le tassawwuf et l’éducation.

Dans les cercles soufis, trois notions reviennent le plus souvent : ta‘lîm, tarbiya, tarqiyya.

C’est la première notion, ta‘lîm, qui serait la plus proche de celle d’apprentissage au sens profane du terme.

Les statuts de l’enseignant et de l’apprenant sont assez proches.

La circulation de l’information est univoque : de maître à élève.

Dans le cadre traditionnel, elle concernerait l’ensemble des enseignements fondamentaux ou de base dans la formation culturelle et cultuelle du musulman (muslîm), le Sujet « soumis » à l’ordre divin, qu’il soit cosmogonique, anthropologique ou sociétal.

Ce type d’instruction, car c’est de cela qu’il s’agit effectivement, serait propre aux sciences du domaine exotérique.

Il a, comme pour l’enseignement profane, ses propres institutions : école coranique, institut ou université, et zâwiya.

Cette dernière se singularise par une pluralité fonctionnelle. C’est une institution traditionnelle charnière.

Elle peut être en même temps un lieu de culte, d’enseignement (au sens de ta‘lîm), un lieu d’éducation (au sens de tarbiya) et un lieu de médiation sociale et de résolution des conflits pour l’intérêt général (maslaha ‘amma).

Le safa’ est souvent traduit par « purification », ce qui amoindrit son champ de signifiance. L’idée de tasfiyya est une véritable synthèse noétique. Elle comprend celle de décantation, de limpidité, de pureté, de clarté, mais également celle de sincérité.

Dans certains cas, et selon la contextualité socio-historique, elle ne peut remplir qu’une de ses fonctions.

De ce fait, la zâwiya constitue la véritable centralité culturelle. Elle est la gardienne du patrimoine spirituel.

La seconde notion, tarbiya, serait une notion médiane. Elle aurait pour objet la transformation comportementale qu’elle soit d’ordre extérieur ou intérieur.

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Elle aurait pour fondement l’éthique et les règles traditionnelles des convenances (adab).

Le adab est ce qui qualifie la suhba (compagnonnage) ou lien sociétal par excellence.

Du ta‘lîm à la tarbiya, l’apprenant passerait des modalités de l’avoir à celles de l’être. En termes des sciences de l’éducation moderne, on pourrait dire que de la maîtrise du savoir, l’apprenant pourrait accéder à celle du savoir-être.

La synthèse noétique de la tasfiyya

La troisième notion, tarqiyya, relève exclusivement du ressort de la science spirituelle.

Son champ sémantique recouvre les idées de promotion, d’évolution, d’élévation, de progrès. Elle serait propre à l’élite.

Mais en réalité la tarqiyya n’est qu’un processus plus ou moins complexe et plus ou moins long, spécifique à chaque individualité, mais qui ne trouve sa finalité que dans la tasfiyya.

Le safa’ est souvent traduit par « purification », ce qui amoindrit son champ de signifiance. L’idée de tasfiyya est une véritable synthèse noétique.

Elle comprend celle de décantation, de limpidité, de pureté, de clarté, mais également celle de sincérité.

Le cheikh Mahmud Shabestari considère quatre modes de purification : « Le premier, c’est la purification de la souillure de la chair ; le second, la purification du péché et du mal, “murmure du tentateur” ; le troisième, la purification des mauvaises habitudes qui rendent les hommes semblables aux animaux des champs ; le quatrième, concerne la purification de l’intimité du cœur, car c’est là que s’achève la route du pèlerin. »

Pour Ansârî, seules trois catégories d’êtres, relèvent du safâ’ : « Les anges, les prophètes, et un groupe de croyants… délivrés du pouvoir de l’âme charnelle, dont les cœurs sont unis au Maître ».

Pour Dhû l-Nûn al-Misrî, entrent dans cette typologie ce qu’il appelle safwa ou akhyâr, c’est-à-dire l’« élite spirituelle » et les « meilleurs des hommes ».

« Ils sont, de tous les hommes, les plus disposés à accueillir les excuses, les plus prêts à pardonner, et les bienveillants quand il s’agit de donner ».

Éduquer ne signifie-t-il pas conduire, diriger, du latin ducere ?

Larbi Djeradi

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