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Laïcité et religion : de la religion laïque 2/2

Seconde partie de l’article de Fouad Bahri sur les rapports entre laïcité et religions en France, dans le contexte des états généraux de la laïcité, de l’ouverture prochaine d’une chaire au CNAM et du vote de la loi contre le séparatisme. Quels sont les attributs de la religion laïque ? La réponse sur Mizane.info.

 

Lire la première partie : Laïcité et religion : l’ultime confrontation 1/2

En quoi sommes-nous autorisés à parler de religion laïque ? D’abord, du fait de la filiation religieuse de la laïcité, qui a été rappelée précédemment.

Cette filiation commence par le terme lui-même. Dans le vocable religieux du christianisme, le laïc est le fidèle chrétien qui n’est pas ordonné, qui n’a pas présenter ses vœux, qui n’est pas engagé dans l’institution cléricale de l’Eglise. Le laïc se distingue donc du clerc.

Cette distinction religieuse inaugure une hiérarchie et une différentiation statutaire.

Nous avons déjà démontré dans un précédent texte en quoi la prétention du régime laïque contemporain de constituer l’option la plus égalitaire et équitable dans un monde multiconfessionnel était parfaitement infondée.

Nous ajouterons à notre dispositif argumentatif cette observation : la spécificité du modèle religieux chrétien d’où provient la genèse laïque et le fait que le régime laïque républicain impose ce modèle religieux spécifique à toutes les religions, lui interdit de facto de revendiquer l’équité ou l’impartialité de son régime dans le traitement des religions, dès lors qui leur impose un schéma historique et politique similaire à celui du catholicisme.

Nous en avons un bon exemple dans l’affirmation du philosophe Tavoillot lorsqu’il dit que le contraire de la laïcité n’est pas la religion, mais « le fondamentalisme c’est-à-dire le principe qui nie la distinction des sphères politiques et religieuses et qui considère que la religion doit gérer absolument tout ». On voit comment l’archétype censé définir ce qu’est une religion en Europe est le christianisme et rien d’autre que le christianisme, c’est-à-dire une religion qui aurait distingué les ordres politiques et religieux ou temporel et spirituel, à ceci près que la religion laïque représente une parfaite inversion de l’ordre traditionnel catholique, les laïcs occupant cette fois le haut de la hiérarchie social et politique. Ce qui explique aussi l’insistance de l’Etat de créer un clergé pour l’islam, toujours sur le modèle catholique.

« Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » : une contre-lecture

A l’appui de cette lecture, le fameux passage évangélique déjà cité où Jésus aurait dit : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. »

Une première remarque s’impose : l’erreur commise par beaucoup de commentateurs de la laïcité, y compris chez des auteurs musulmans, est de confondre distinction des ordres et séparation.

Or, ces deux notions précisément sont distinctes. La distinction implique une certaine forme d’unité, de proximité. Il s’agit de discerner ce qui est associé ou conjugué, pour éviter la confusion, le mélange des genres. La séparation, elle, implique une disjonction, un éloignement provoqué par une tension orientée vers la rupture. Exemple : lorsque je vois un couple, je distingue le mari de l’épouse, je ne les confonds pas mais je ne les sépare pas car l’entité couple naît précisément de leur association, de leur union ou de leur conjugaison. La séparation indiquerait une césure, une rupture, un divorce.

Seconde remarque beaucoup plus importante : il semble avoir échapper à la plupart des commentateurs qu’il y a une ruse christique évidente dans cette formule évangélique.

Censée satisfaire les autorités romaines ou à tout le moins ne pas alimenter le spectre d’une révolte messianique telle que la Judée sous occupation romaine en connaissait à cette époque, la formule de Jésus est en réalité la démonstration parfaite d’une polysémie interprétative parfaitement cohérente et qui partage un point commun : le théocentrisme de sa fondation.

« L’assassinat de César », par Camuccini.

Prise au sens restrictif d’un respect des lois et contrats politiques en vigueur dans la région, « Rendre à César » ce qui lui revient signifiant payer l’impôt ou respecter l’autorité politique en vigueur autant du moins que le droit le permet, la formule est loin de contredire l’ordre politique traditionnel censé être celui défendu par Jésus, à savoir un ordre fondé sur Dieu. La même considération existe dans le Coran qui stipule le strict respect des contrats (tout contrat, juridique, social, politique, commercial, etc) et des engagements implicites ou explicites souscrits à cet effet. Ceci au nom de Dieu qui est le Droit (Al Haqq, qui signifie aussi Réel, Vérité). Or, on n’a suffisamment dit que l’islam, comme le judaïsme, s’appuyait sur une vision globale qui intégrait toutes les dimensions de l’existence, y compris politique, pour que nous revenions dessus.

Mais il y a une autre lecture beaucoup plus radicale. S’il faut rendre à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu, alors il faut rendre César à Dieu car tout Lui appartient, au sens théologique ou même conceptuel de Dieu, qui est Seigneur et Maître de la création et à qui rien ni personne ne saurait se soustraire à Son autorité ou Son pouvoir. Cette lecture fonde, a contrario de la lecture qui s’est imposé dans la doxa européenne, un ordre théologico-politique de retour à la souveraineté divine du politique. Nous refermons cette parenthèse.

L’analyse de M. Khosrokhavar avait mis en avant d’autres éléments indiquant le caractère religieux de l’actuelle laïcité imposée par le gouvernement.

Il parlait à ce propos de « la mise en place progressive de consignes « sacrés » pour contrecarrer une autre religion, principalement l’islam », faisant référence aux nombreux interdits imposés dans la société à tous les citoyens ayant des convictions et des pratiques religieuses.

L’idée est juste mais pas encore bien formulée. Il s’agit plus précisément d’un ordre normatif indiquant le licite et l’illicite. L’absence de visibilité et d’expression religieuse comme dans le cas de l’athéisme ou de l’agnosticisme est ce qui définit le licite pour la religion laïque, alors que l’expression religieuse, particulièrement islamique, est illicite. L’interdiction du voile ou des jupes longues dans les écoles traduit cette dimension normative éminemment religieuse, sans doute celle qui qualifie la religion laïque plus qu’aucun autre attribut.

Khosrokhavar poursuit en indiquant le fait que « ceux qui ne sont pas d’accord avec ces procédés sont anathématisés». L’anathème désignait dans l’antiquité une offrande faite à une divinité et dans le catholicisme, une malédiction prononcée à l’encontre d’un(e) hérétique. C’est le second sens qui est sollicitée dans ce passage.

Plus loin, le sociologue poursuivra son propos citant « la constitution d’une véritable religion néo-laïque, qui, à la différence de la laïcité tempérée, appelle à la guerre sainte », instaure une « intolérance » et il évoquera même « la descente aux enfers » que cette politique de surenchère provoque pour l’ensemble de la société.

La laïcité comme salut

En lisant M. Khosrokhavar, on comprend cependant que la dénomination de religion laïque relève chez lui davantage de la métaphore que d’une fonction sociale déterminée. L’argument utilisée par Hans Blumenberg contre Carl Schmitt dans la controverse sur la sécularisation a toute sa place ici 3.

Nous affirmons, quant à nous, que cette dénomination de religion laïque est bien autre chose qu’une métaphore.

Outre sa filiation chrétienne, plusieurs autres caractéristiques nous permettent de classifier la laïcité française comme religion séculière.

Comme toute religion, la laïcité propose la promesse d’un salut individuel et collectif. Le salut individuel est relatif à la fonction d’émancipation de l’individu qui définit couramment la laïcité française. De quoi la laïcité doit-elle nous émanciper ? De la religion, bien sûr, de son supposé programme d’embrigadement, et de son prétendu obscurantisme hostile aux Lumières de la raison.

La laïcité nous sauve également d’une série de guerres de religion comme l’Europe en a connu, et qui ont largement contribué à placer l’Etat au cœur de la vie politique et civil en l’érigeant en arbitre suprême des rapports entre confessions. Depuis le XVIe siècle, l’idée que l’Etat doit imposer sa loi aux institutions religieuses pour éviter les guerres s’est progressivement imposée et la laïcité française est la lointaine traduction de cette idée.

Comme toute religion, la laïcité est donc également associée à l’espoir ou l’espérance d’un bonheur terrestre obtenu par une paix civile. Ce que nous appelons une sotériologie immanente.

Corrélée à la République, cette fonction religieuse fondée sur l’espoir et l’amour a été explicitement invoquée par le président Macron dans son discours des Mureaux : « S’il faut faire craindre la République en appliquant ses règles sans faiblesse et redonner force à la loi, s’il faut reconquérir sur des axes essentiels que j’ai évoqués, il faut aussi la faire aimer à nouveau en démontrant qu’elle peut permettre à chacun de construire sa vie. Nous avons au fond un devoir d’espoir (…) Et ça ne se décrète pas l’amour. Ça ne se légifère pas l’espoir. Ça se démontre (…) La République c’est à la fois un ordre et une promesse. Et donc ce qu’il nous faut faire avec beaucoup de force c’est aller plus loin sur cette voie. »

A l’Etat providence, trônant au-dessus des citoyens, revient le rôle de cette forme de transcendance par substitution.

La laïcité comme dogme 

La laïcité est aussi devenu un dogme à partir du moment où elle est sortie du régime de l’historicité pour s’imposer comme principe de croyance civil. Il est intéressant de souligner le fait que la laïcité est souvent mise en relief comme spécificité de l’histoire française. Dans cette approche, la particularité de l’histoire française fonde l’exception culturelle de sa laïcité et les clercs laïques aiment à rappeler les temps forts de cette histoire passionnante à travers la Révolution française, les lois Ferry et la loi de 1905 précédée de ses passionnants débats parlementaires. Mais paradoxalement, l’histoire de la laïcité s’arrête à son accession au trône républicain. Dès ce moment, la loi du devenir, de la transformation, de la dialectique naturelle de l’histoire ne l’atteint plus, elle échappe aux aléas du temps et fait figure de dogme immuable et indétrônable.

Il est impossible pour ses clercs d’envisager un seul instant que la laïcité sous sa forme religieuse puisse évoluer, se transformer, se réformer ou même disparaître de l’histoire de France, comme la monarchie avant elle. La laïcité échappe à l’histoire, elle relève du régime métapolitique de la religion.

« Quand on touche au sacré, et là au sacré républicain, il faut agir avec la raison et le recul nécessaire », avait déclaré l’ancien ministre de l’Intérieur Christophe Castaner.

Lorsque le philosophe français Pierre Henri Tavoillot déclare que « la discrétion est une règle juridique et aussi une règle civile, une manière de vivre », que fait-il sinon édicter un code de conduite, une tradition (sunna) républicaine ?

La théologie de l’Homme-Dieu

Sur le plan métaphysique, la laïcité relève du régime métaphysique du néant ou s’il on préfère du vide, obtenu par une mise à l’écart de Dieu, ce Dieu caché pascalien, occulté puis oublié. Mais ce régime est en réalité propédeutique. Il annonce lui-même un nouveau régime théologique qui est celui de l’Homme-Dieu. Ce régime a sa propre profession de foi : Il n’y a pas d’autre dieu que l’Homme-dieu. Ce n’est plus Dieu qui est le plus Grand mais « tous les humains (qui) sont grands » selon la citation de Pierre Henri Tavoillon. Nul autre sacré ne doit être célébré si ce n’est le sacre de l’Homme.

Ce régime a été rendu possible par l’humanisme qui est une forme sécularisée et inversée du christianisme. L’amour du Dieu fait homme selon le crédo chrétien ayant laissé la place à celui de l’Homme-Dieu au terme d’une interprétation théologique biaisé de la mort chrétienne de dieu, mort mais cette fois non ressuscité. De Feuerbach à Nietzsche, la filiation philosophique de cette hypostase de l’Homme devenu divinité terrestre, ayant pouvoir de définir sa propre loi de manière autonome et aspirant à se rendre maître du Cosmos, déroule les étapes de l’odyssée de l’Homme prométhéen. Mais toute hubris doit avoir pour prix sa propre némésis. L’irruption de l’islam sur la scène européenne a dû représenter pour ces nouveaux prêtres de la religion laïque une forme de résurrection, non pas de Dieu qui est théologiquement Eternel, mais de la religion de Dieu et de son empire sur les âmes.

A la lumière de ces quelques indications, nous voyons bien que la laïcité française est aujourd’hui un dispositif de type religieux fonctionnant à plein régime, exploitant toutes les ressources de sens disponibles pour établir sa promesse et imposer sa loi sur les Hommes.

De cette présentation, nous pouvons en déduire que la laïcité sous sa forme religieuse actuelle est une négation de sa propre prétention à la neutralité. Dialectiquement, la laïcité s’abolit par sa métamorphose religieuse. « Un pays qui s’ingère dans les cultes n’est plus un pays laïque » commentait dans le même sens le militant Yasser Louati 4.  La France n’est plus un pays laïque car elle est un pays de religion laïque. La contradiction, une autre exception française ?

Fouad Bahri

Notes :

3- « La Légitimité des Temps modernes », par Hans Blumenberg.

4- https://www.youtube.com/watch?v=YNZS3yBB-6k

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