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jeudi 28 mars 2024

Jamel El Hamri : « Considérer la France comme un horizon nous permet de redevenir acteurs de notre destin » 2/2

Mizane Info publie la seconde partie de l’entretien réalisé avec Jamel El Hamri, fondateur et actuel président de l’Académie française de la pensée islamique (AFPI) à l’occasion du second colloque de l’AFPI qui se tiendra samedi 23 septembre. Jamel El Hamri est diplômé en islamologie à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes de Paris (EPHE), doctorant en histoire de l’islam contemporain à l’Université de Strasbourg et auteur de l’ouvrage « Malek Bennabi : une vie au service d’une pensée » (Editions Albouraq). Cette seconde partie traitera particulièrement de la question des institutions musulmanes et de l’ancrage historique des musulmans en France. Retrouvez la première partie de l’entretien. 

Mizane Info : A propos du statut de l’imam. Comment vit-on quand on est imam alors qu’on est privé de statut social ou économique ? La précarité de cette absence de statut ne fragilise-t-elle pas inévitablement la question de la formation des imams et des leaders religieux en France ?

Jamel El Hamri : Oui et non. Aujourd’hui, nous musulmans, à travers nos institutions sommes toujours incapables d’organiser une réflexion sur le domaine dans lequel nous exerçons aujourd’hui. Ce qui s’est donc passé, c’est que l’État est venu et qu’il a pris en charge l’organisation du culte musulman. Et maintenant les musulmans se plaignent que l’État organise ! Soit on est capable de faire preuve d’autonomie, de se mettre d’accord avant de débattre avec les instances de l’État pour intégrer nos demandes dans les circuits et les habitudes du système universitaire français. Soit on est incapable de s’organiser et dès lors il ne faut plus se plaindre quand c’est l’État qui tente d’organiser.

N’existe-t-il pas une autre voie ? Si les conditions pour faire émerger une instance nationale ne sont pas réunies, ne faudrait-il pas renoncer provisoirement à cette instance pour investir sur le plan local ? Le nouveau président du CFCM, Ahmet Ögras, a fait une proposition intéressante en ce sens : associer les mosquées, qui sont l’espace de légitimité religieuse local aux décisions et orientations du CRCM. La création des CRCM devaient répondre à ce souci de s’appuyer sur une légitimité locale mais dans l’ensemble à quelques exceptions près, cela est resté lettre morte. Un renforcement des échelons régionaux pourrait permettre l’émergence d’une instance fédérale décentralisée en lieu et place d’une structure nationale centralisée sur le modèle jacobin et déconnectée du réel…

Déconnectée du réel mais pas de l’histoire de France. Le CFCM a eu un bon mandat, plutôt positif d’Anouar Kbibech.

A quel bilan pensez-vous quand on sait que sur les principales questions de l’aumônerie, des carrés musulmans ou de la formation des imams, il n’y a précisément pas de bilan du CFCM depuis sa création en 2003 ?

Vous avez raison sur le plan factuel. La positivité du bilan d’Anouar Kbibech se situe plutôt sur le plan de la communication. Collectivement, nous avons encore beaucoup de mal à faire des bilans de nos propres actions. Je vois deux problèmes au CFCM : la question de la démocratie par le haut et par le bas. Il faut revenir sur ce critère électoral de la superficie des mosquées pour que le CFCM ait une plus grande légitimité. Je pense qu’il est important d’avoir une instance nationale de représentation et de dialogue avec l’Etat.

Au niveau historique, toutes les communautés religieuses et philosophiques ont eu une représentation nationale. Nous sommes en France dans une tradition jacobine qu’on le veuille ou non. Mais il faut faire en sorte qu’au niveau de la pyramide institutionnelle, les musulmans puissent élire leurs représentants au CFCM, des personnes élues sur une base programmatique avec une limitation du nombre de mandats. Pas nécessairement des personnes issues de telle mosquée ou telle fédération, mais qui se présentent au nom d’un programme et qu’un bilan de leur action soit dressé à la fin de leur mandat. Il faut que le président du CFCM soit élu par les musulmans et non par le bureau lui-même. Le second problème est celui de la laïcité : il faut plus de laïcité. L’État français doit rester dans son rôle et dans les limites de la loi de 1905. Pas de passe-droits, pas d’amitié : nous sommes concitoyens, l’État doit être neutre, il doit veiller à avoir une relation qui soit basée sur l’égalité entre les différents cultes, ne pas s’immiscer ni laisser d’ailleurs d’autres États le faire dans l’islam de France, et garantir à tous les adhérents de toutes les religions un fonctionnement démocratique. Le problème est que personne ne veut de cette orientation, ni au sein du CFCM, ni au sein de l’État.

Notre dynamique intellectuelle est participative et n’est pas édictée par le haut

A cela s’est greffé la question sécuritaire dans un contexte marqué par la recrudescence d’attentats commis ou revendiqués par l’organisation terroriste Daesh sur les sols français et européen. La tentation d’utiliser le CFCM comme organe général de surveillance et de communication de l’État dans sa lutte contre le terrorisme est patente avec tous les risques de flicage que cela induit de la part de représentants religieux qui ne sont pas formés pour cela, au-delà de la légitimité et de la responsabilité des musulmans à dénoncer et à développer une lutte contre l’extrémisme religieux qui soit autonome et qui évite les écueils de la sous-traitance et de l’instrumentalisation politique pour être légitime.   

Il faut sortir de cette approche sécuritaire de l’islam, approche traditionnelle de la politique française vieille de 170 ans et qui remonte à la colonisation algérienne et sur laquelle se sont greffés des préjugés islamophobes pluriséculaires. L’idée était à l’époque de contrôler l’islam politiquement pour mieux diviser les musulmans. Le CFCM aurait pu dénoncer cet héritage de la gestion néocoloniale de l’islam car la dénonciation est un premier pas vers le changement. Malheureusement, il n’y a pas assez de courage pour aller plus loin. Peut-être avec le temps.

Le thème du second colloque de l’AFPI est : « Islam(s) de France : un culte, des cultures, une société ». Qu’attendez-vous précisément de ce rendez-vous et des intervenants, quels objectifs espérez-vous atteindre ?  

L’islam est un culte et des cultures au pluriel, dans une société française et avec des concitoyens qui ne partagent pas forcément tous la même religion dans une société sécularisée qui a sa propre histoire par rapport au fait religieux. L’idée était de poser ce constat dans la continuité du premier colloque sur la pensée islamique au XXIe siècle. On peut voir que l’on a d’un côté les savants et les intellectuels musulmans qui pensent l’islam de France et de l’autre côté, des sociologues, des politologues qui observent l’islam dans le cadre des sciences humaines à l’université. Là où les travaux et les expériences des uns et des autres pourraient être intéressant pour voir différents angles et pouvoir aborder la complexité de l’islam de France, une cloison entre ces deux mondes demeure. L’objectif de ce colloque est de casser cette cloison.

Comment réussir à faire dialoguer des spécialistes de disciplines qui poursuivent en réalité des objectifs méthodologiques et épistémologiques différents, voire divergents ?

C’est tout l’enjeu de notre travail à l’AFPI de réfléchir sur les axes et de veiller à ce qu’il y ait des approches différentes. Chacun a toute la légitimité d’être là. Notre objectif est d’additionner des angles d’analyses pour ressortir avec une réflexion riche de ces différentes approches. Les tables rondes illustrent cette recherche de la diversité complémentaire : « L’institutionnalisation de l’Islam de France » avec des intervenant(e)s comme Fatima Khemilat qui prépare une thèse sur le CFCM et qui va apporter un éclairage institutionnel et sociologique ou Haoues Senniguer qui a dirigé un numéro de la revue Confluence(s) dédié à l’islam de France, deux personnes qui vont en tant qu’universitaires prendre des positions. Nous avons aussi Ahmed Jaballah qui est doyen de l’IESH qui va intervenir sur la formation des imams, Mohamed Moussaoui, président d’honneur du CFCM qui va nous faire un bilan de l’intérieur de l’institution sur ce qui a marché et ce qui n’a pas marché. La seconde table ronde réunit Abdelhafidh Benchouk de la Fondation soufie, Seyddi Diamil Niane, doctorant à l’université de Strasbourg et membre de Coexister, Larbi Kechat, une référence sur l’islam de France, et Ismahène Chouder, militante politique et engagée à Participation Spirituelle Musulmane (PSM) autour du thème « Le musulman et l’exercice du pluralisme ». La troisième table ronde questionnera les « Contribution(s) des musulmans à leur société » avec Sabrina Guassim pour une contribution artistique, Ghaleb Bencheikh et Sofiane Meziani pour une contribution intellectuelle et Slimane Rezki pour une contribution spirituelle autour de l’œuvre de René Guénon. Pour ces trois tables rondes, il appartiendra au président(e) de séance de faire dialoguer les intervenants avec quelques questions puis un échange aura lieu avec le public. Les intervenants qui ne fréquentent pas toujours les mêmes cercles ont également l’occasion de dialoguer ensemble au moment du repas que nous organisons. Il faut aussi comprendre que nous sommes-là pour poser un cadre et inscrire des habitudes qui permettront aux intervenants de rassurer et de se rassurer, de montrer au public que c’est possible de rebondir avec les autres sans se sentir menacés ou se jeter l’anathème. Notre dynamique intellectuelle est participative et n’est pas édictée par le haut.

A titre personnel, quelles vous semblent être les priorités à faire aboutir sur cette question de l’islam de France ?

Il y a un fort besoin d’institutionnaliser l’islam de France, un vrai retard à combler vis-à-vis des autres cultes. Il faut redéfinir de vrais rapports laïcs avec l’Etat français et des rapports qui laissent place à la diversité des musulmans mais qui puissent aussi définir des positions communes. Il y a des positionnements politiques à établir mais qui ne peuvent pas être décidé d’en haut mais doivent s’appuyer sur des relais locaux pour que l’instance représentative devienne le porte-parole des musulmans. Il faut aussi ouvrir des espaces de consultations qui permettent d’établir des outils et des chiffres pour évaluer le poids et l’importance des positions intracommunautaires. N’oublions pas que sommes Français, nous sommes-là pour faire l’histoire de France.

 Notre rôle est de rendre la France la plus inclusive possible là où d’autres ont essayé de la rendre la plus exclusive

La France est-elle prête à assumer sa part de « musulmanité » ?

Nous ne sommes pas en dehors de la France mais dans la France.  On ne doit pas écouter ceux qui mettent à l’index la communauté musulmane comme l’idéologue Éric Zemmour. Avant d’être incarnée par des Hommes, la France est une idée. Cette idée a fédéré des tribus, des peuples, des régions françaises, parfois de manière très dure en Bretagne, au Pays Basque, en Corse. Considérer la France comme un idéal et un horizon nous permet de redevenir acteurs de notre destin.

Cette vision idéale de la France est une vision républicaine. Il y a aussi la vision nationale qui dit que la France existait bien avant 1789, que cette Nation a une histoire dominée par le catholicisme et incarnée par un peuple organique. La France n’est donc pas une idée mais une pluralité d’idées.

Je maintiens que la France est une idée mais qu’il existe des interprétations différentes de cette même idée selon les origines, la classe sociale, etc. La France s’est construite par périodes successives. Il faut revenir à l’ouvrage de Mohamed Arkoun qui a réuni les plus grands historiens français sur la question de la présence musulmane en France sur plusieurs siècles. Sait-on qu’il y a eu un émirat musulman pendant quarante ans à Narbonne en passant par Toulouse jusqu’à Nîmes ? Il faudrait le rappeler à Robert Ménard. On a aussi eu une présence musulmane sur la Côte-d’Azur. On a eu un Ibn Rushd qui a décomplexé les théologiens chrétiens sur le rapport foi/raison. Nous devons parler de tous ces échanges dans l’espace méditerranéen. Il faut produire cette histoire méconnue à partir d’éléments factuels indiscutables et la faire connaître non plus en tant que musulmans mais en tant que Français. L’histoire de France a toujours été violente, pour les Cathares, les protestants, les juifs. Nous n’échapperons pas à la règle. Ce que nous vivons n’est en soi pas une nouveauté. Notre rôle est de rendre la France la plus inclusive possible là où d’autres ont essayé de la rendre la plus exclusive. On a voulu faire de la France la fille aînée de l’Église : ce n’est donc pas un hasard si les protestants et les juifs ont été à l’avant-garde des droits de l’Homme, de la laïcité. Investissons sur le temps long et préparons ce travail historique qui nous permettra de séparer le bon grain de l’ivraie, la connaissance de l’idéologie. Très peu de musulmans font ce travail. Nous avons encore du mal à nous projeter pour l’instant mais j’ai bon espoir pour demain incha Allah, le potentiel est là !

Propos recueillis par Fouad Bahri

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