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samedi 27 avril 2024

Mohammed ‘Imâra, une vie au service de la tradition

Grande figure de la pensée et de la réflexion islamique contemporaine, Mohammed ‘Imara est mort le 28 février à l’âge de 88 ans. Auteur d’une oeuvre féconde et éclectique qui l’avait propulsé au centre de la vie intellectuelle du monde arabe, ‘Imara était l’homme de toutes les ambivalences au point où il était difficile de l’enfermer dans une étiquette. A l’occasion d’un hommage que Mizane.info lui rend, voici un texte de Mouhib Jaroui qui revient sur les trois axes de la pensée et du travail de Mohammed ‘Imara. 

Surnommé le « Bulldozer » dans le milieu savant, le penseur Égyptien Mohammed ´Imara est mort vendredi 28 février 2020 à l’âge de 88 ans.

Le personnage était controversé, tantôt qualifié de rationaliste, tantôt de néo-mu’tazilite, de salafiste, de panarabiste[1], ou de progressiste à propos de ses publications sur le statut de la femme et ses éloges de la voix masculine arabe de « la libération de la femme », Qâssim Amîne, etc.

« J’ai commencé à écrire et à publier depuis avril 1948 »[2], dit il. Il a consacré près de 70 ans à l’écriture et à la publication, laissant un patrimoine intellectuel d’environ 270 livres, plus d’une centaine d’articles et faisant lui-même l’objet de mémoires et de thèses de doctorat[3].

Mohamed ‘Imara était un homme qui s’était consacré corps et âme à la connaissance, lisant douze heures par jour, travaillant 18h, mais un homme également pleinement engagé dans les débats de société qui traversaient le monde arabe et musulman.

Il a siégé dans des institutions islamiques prestigieuses comme l’Institut international de la pensée islamique de Washington, la haute assemblée des affaires islamiques d’Égypte, le centre des études de la civilisation, et le conseil des recherches islamiques de Al-Azhar, etc.

Il a remporté également plusieurs prix, notamment le prix de « l’association des amis des écrivains » au Liban en 1972, un prix en Égypte en 1976, un autre en 1997 en Jordanie et enfin en 2005 à Bahreïn. Sa vie prolifique est marquée par le souci permanent de mettre en lumière le patrimoine islamique.

Ainsi dans son ouvrage « La tradition et l’avenir », il se pose cette question en évaluant les manuscrits de la tradition arabo-musulmane à « trente millions » : « Comment récupérer notre tradition violée ? ».[4]

Évidemment, nous ne pourrons pas rendre compte de façon exhaustive de cette vie exceptionnellement productive, aussi il convient simplement de noter que son œuvre se décline en trois axes généraux :

La revivification du patrimoine rationaliste 

Le nom de Mohammed ‘Imâra est aujourd’hui inséparable du mu’tazilisme et du rationalisme de façon générale.

Il a commencé à s’intéresser à la tradition rationaliste en islam dès le milieu des années 1960.

Il envisageait de faire d‘Ibn Rushd son sujet de mémoire et de doctorat, c’était son « premier amour » disait-il, « mais la découverte [archéologique] des manuscrits des mu’tazilites au Yémen, après qu’ils ont été ignorés depuis des siècles, m’a incité à me détourner d’Ibn Rushd pendant mes études supérieures et à m’intéresser davantage au mu’tazilisme »[5].

Il est ainsi l’auteur de « Le mu’tazilisme et le problème de la liberté », « L’islam et la philosophie du pouvoir », « La tradition à la lumière de la raison », « Ibn Rushd entre l’occident et l’islam », « La crise de la raison arabe », « Ibn Rushd, le Faqih des philosophes…et le philosophe des Fuqaha », etc.

Son enthousiasme pour le rationalisme va parfois jusqu’à trouver cette tendance chez des figures théologiques totalement insoupçonnées… Par exemple, dans son ouvrage « La place de la raison en islam », publié en 2008, Ibn Taymiyya y figure parmi les chantres de la rationalité et la philosophie[6] (lire le chapitre 4 de la deuxième partie de l’ouvrage).

De même, il fait partie de ceux qui ont mis l’accent sur cette dimension quelque peu mu’tazilite de Mohammed Abduh.

Aujourd’hui, il est même difficile de traiter du mu’tazilisme sans devoir se positionner par rapport au penseur égyptien, soit pour s’en inspirer, soit pour le réfuter.

C’est le cas de l’ouvrage collectif « Écho du mu’tazilisme dans la pensée islamique, entre le passé et le présent » publié en 2017, qui cite 12 fois Mohammed ‘Imâra.

L’ouvrage de ‘Ammâr Benhammouda, « L’impact du mu’tazilisme dans la pensée musulmane contemporaine », publié en 2014[7], consacre une partie non négligeable exclusivement au mu’tazilisme  (problématique à ses yeux) de Mohammed ‘Imâra.

En effet, pour Benhammouda, le mu’tazilisme de ‘Imâra relève de l’exaltation religieuse de nature plutôt « salafiste » et d’une attitude réactionnaire ; sa lecture du mu’tazilisme serait influencée par son rapport à l’Occident, selon Benhammouda.

Malgré cette critique intransigeante, qu’on le veuille ou pas, ‘Imâra reste l’un des plus grands propagateurs de la pensée mu’tazilite dans le champ intellectuel contemporain.

La revivification de la littérature de la Nahda

Beaucoup ne le savent pas, on lui doit une connaissance plus précise du patrimoine de ce que l’on appelle la Nahda, la renaissance.

Il est à l’origine en effet des publications des A’mâl al-kâmila les œuvres intégrales, une collection dédiée à la présentation des oeuvres complètes de plusieurs grands noms accompagnée d’un examen critique de ces oeuvres.

Il est notamment l’auteur de « L’œuvre intégrale de l’imam Mohammed ´Abduh. Étude et critique », « L’œuvre intégrale de Abderrhamane al-kawâkibî. Étude et critique », « L’œuvre intégrale de Qâsssim Amîne. Étude et critique », « L’œuvre intégrale de Rifâ’at at-Tahtâwî. Étude et critique », « L’œuvre intégrale de Jamâl Eddîne al-Afghânî. Étude et critique », et bien d’autres auteurs comme Ali Mobârak, et autres icônes du renouveau comme ´Abderrâziq Assanhourî Bâcha, Mohammed Ghazali, ‘Omar Karam, Mostapha Kâmil, Khir Eddine At-Tunsî, Rachid Ridâ, Al-Bachir al-Ibrâhîmî, Ibn Bâdis, Mahmoud Shaltout, etc.

Enfin, il a publié également ses propres pensées sur le renouveau comme dans ses ouvrages « Le texte islamique entre l’historicité, l’ijtihâd et la sclérose », « La crise de la pensée musulmane contemporaine » et « L’islam face aux défis contemporains », 2007.

Dans ce dernier ouvrage, il traite par exemple de la question des minorités, etc.

L’engagement dans la lutte idéologique

Mohammed ‘Imâra avait aussi une vive conscience de ce qu’il appelle « la lutte idéologique » dans son ouvrage « La lutte idéologique, mythe ou réalité ? », où il distingue deux types de pensées : l’une serait « universelle » comme par exemple les sciences exactes dont les mathématiques, et l’autre serait « spécifique et variant selon les civilisations »[8], comme celle relative aux sciences humaines, relative donc à la culture.

Cette distinction est loin d’être triviale quand on sait que ses ouvrages s’inscrivent directement dans le front de la lutte idéologique : « Réfutation du livre « L’islam et les fondements du pouvoir » » [de Ali Abderrâziq], « Les dangers de la mondialisation sur l’identité culturelle », « Le déclin de l’extrémisme laïque », « La lutte des concepts entre l’Occident et l’islam », « L’occident et l’islam », « La lutte des valeurs entre l’Occident et l’islam », « Le dialogue entre islamistes et laïques », « La créativité intellectuelle et la spécificité civilisationnelle », et bien d’autres ouvrages qui s’inscrivent dans la même veine.

Pour finir, notons qu’il était engagé dans le dialogue avec les autres mouvements de la pensée et autres religions, mais avec son style parfois déroutant, on se souvient par exemple de ce débat très pimenté avec le penseur égyptien Nasr Hamed Abou Zayd qui avait été accusé d’apostasie.

Dès le début de ce débat, Omâra commence par dire « je suis pour la liberté d’opinion jusqu’à son extrême, bien plus, je suis même pour la liberté de la mécréance, pas seulement pour la liberté de pensée», mais la reconnaissance de cette liberté ne l’empêche pas de signifier à son interlocuteur son désaccord avec ses idées.

En effet, il s’est présenté sur le plateau avec les textes de Abou Zayd en disant textes à l’appui « comme vous le savez tous les deux, dans le marxisme, c’est l’infrastructure qui détermine la pensée et la superstructure, et c’est ce matérialisme que le Dr. Nasr a appliqué aux dogmes de l’islam (…), selon le marxisme, c’est l’infrastructure qui détermine la pensée », or, selon Omâra, les écrits de Abou Zayd s’inscrivent dans cette optique car pour lui le Coran est déterminé par le réel qui en constitue le fondement.

Mouhib Jaroui

Notes : 

[1] Le panarabisme de Mohammed ‘Imâra est complètement différent des nationalismes identitaires d’Occident. Son panarabisme se limite pour l’essentiel à l’arabité de la langue et refuse le sectarisme ethnique.

[2] Mohammed ‘Imâra, Ibn Rushd, faqîh al-falâsifa..wa faylasouf al-fuqahâ », 2012, p. 7.

[3] Lire par exemple la thèse de doctorat qui compare la pensée de ‘Imâra et Mohammed ‘Abid Al-Jâbirî : « Le projet de la renaissance entre l’islam et la laïcité. Étude sur la pensée de Mohammed ‘Omâra et Mohammed Abed Al-Jabiri », de Mohammed Ali Abou Hindî, 2010.

[4] Mohammed ‘Imâra, At-Turâth wa al-mustaqbal, 2012, p. 25.

[5] Mohammed ‘Imâra, Ibn Rushd, faqîh al-falâsifa..wa faylasouf al-fuqahâ », 2012, p. 7.

[6] Mohammed ‘Imâra, Maqâm al-‘aql fî la-islam, 2008, p. 114 (lire le chapitre 4 de la deuxième partie de l’ouvrage, et autres ouvrages sur Ibn Taymiyya du même auteur).

[7] ‘Ammar Benhammouda, Athar al-mu’tazila fî al-fikr al-islâmî al-hadîth, 2014 notons tout simplement que cet ouvrage est publié chez Mouminoune bilâ hudûd. C’est très important de le préciser…

[8] Mohammed ‘Imâra, Al-Ghazw al-fikrî, wahm am haqîqa ?, p.18.

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