D’où vient l’islamophobie actuelle qui traverse le monde occidental ? Dans sa dernière chronique sur Mizane.info, Nadim Ghodbane expose de manière construite et argumentée, la filiation structurelle qui réunie christianisme occidentale et colonisation moderne.
Tout commence quelques années avant la deuxième croisade, en 1147. L’Occident chrétien se prépare à reprendre les armes contre les musulmans. À cette époque, l’Europe est profondément marquée par l’influence du plus puissant ordre monastique du Moyen Âge : l’ordre de Cluny. Héritier de la règle initiée par saint Benoît au VIᵉ siècle, directement soumis au Saint-Siège, Cluny rayonne sur près de deux mille prieurés au XIIᵉ siècle. Deux figures majeures incarnent alors son autorité spirituelle : saint Bernard et Pierre le Vénérable.
Tandis que saint Bernard mobilise toute son énergie pour prêcher la deuxième croisade, Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, adopte une autre stratégie. Conscient de la puissance intellectuelle de son ordre et inquiet de l’influence culturelle et philosophique des Arabes sur le clergé chrétien, il entreprend un voyage en Espagne, en pleine Reconquista. Il y perçoit ce qu’il considère comme une menace, l’altération possible du message chrétien au contact de l’Islam.
Disqualifier le Coran
Pour combattre efficacement cette religion, encore faut-il la connaître. Pierre le Vénérable fait alors preuve d’un certain pragmatisme intellectuel. Il se rend à Tolède, capitale de la Castille, carrefour majeur de traduction des textes grecs et arabes. Avec le soutien de l’archevêque de Tolède, il constitue une équipe de traducteurs connue sous le nom des « trois Pierre » : Pierre le Vénérable, son coadjuteur Pierre de Cluny et Pierre de Tolède. Leur objectif est clair, traduire le Coran en latin afin de mieux le réfuter. L’équipe est complétée par Robert de Chester, Hermann le Dalmate et même un Sarrasin nommé Mohammed.

Pierre le Vénérable ne cache nullement ses intentions : « Je suis allé trouver des spécialistes de la langue arabe, qui a permis à ce poison mortel d’infester plus de la moitié du globe. Je les ai persuadés, à force de prières et d’argent, de traduire de l’arabe en latin l’histoire et la doctrine de ce malheureux et sa loi même, qu’on appelle le Coran. » L’objectif n’est donc pas la compréhension, mais la disqualification. La traduction produite est largement approximative, constituée de paraphrases et de résumés, bien plus proche d’une interprétation hostile que d’un travail philologique rigoureux. Certaines copies sont même accompagnées de caricatures du Prophète, représenté avec une queue de poisson ou des plumes, inscrivant déjà l’Islam dans une logique de dérision et de déshumanisation.
Malgré ses lacunes, ce texte fera autorité pendant près de cinq siècles dans la chrétienté occidentale. Il faudra attendre le XVIIIᵉ siècle pour qu’un regard plus nuancé émerge. En 1734, l’Anglais George Sale propose une traduction du Coran bien plus fidèle, suivie en France par celle de Claude Savary. Voltaire et les Lumières découvrent alors l’Islam sous un jour moins caricatural, ce qui inspire chez Voltaire certains jugements favorables. Mais le mal est déjà fait. Dès le Moyen Âge, l’Église a entrepris de définir l’Islam pour mieux l’exclure.
L’héritage chrétien de la colonisation
Dans les controverses théologiques, les sermons, les encyclopédies, s’est peu à peu construite une image durable, celle d’une religion pervertie, d’un prophète imposteur, d’un texte suspect. Cette représentation, profondément enracinée, ne s’est jamais totalement dissipée. Au fil des siècles, l’Église contribue ainsi à structurer un récit où l’islam apparaît comme une déviation dangereuse du christianisme. Le Moyen Âge l’enferme dans la catégorie de l’hérésie. Les croisades transforment l’hostilité théologique en logique guerrière. La Reconquista espagnole ravive la figure d’un ennemi intérieur à expulser.
Avec la colonisation, le discours change de forme sans changer de fond. L’islam devient alors le signe supposé d’un retard civilisationnel, d’une incapacité à entrer dans la modernité. Le regard paternaliste de l’entreprise coloniale hérite directement de ce vieux fonds chrétien. L’islamophobie contemporaine n’est donc nullement un phénomène strictement laïque, elle recycle des motifs anciens, sécularisés et revêtus du vocabulaire de la raison moderne. La suspicion de violence, l’idée d’une religion figée dans la lettre, la réduction du Prophète à un simple législateur ambitieux, toutes ces représentations précèdent largement la naissance des États-nations modernes. Elles émanent d’un imaginaire chrétien millénaire qui, par sédimentation, s’est confondu avec la culture européenne elle-même.
Comment penser la cohabitation contemporaine sans reconnaître la part chrétienne de ses représentations ?
Dire que la colonisation est l’héritière des croisades ne consiste pas seulement à relever une continuité historique. C’est mettre en lumière une même matrice mentale, une même configuration de l’esprit occidental face à l’altérité. Il ne s’agit plus d’armées ni de missions religieuses, mais d’un certain rapport au monde, la manière dont l’Occident s’est autorisé à se déployer hors de lui-même. Les croisades ont façonné un geste singulier, ériger une vérité particulière en vérité universelle.
La foi latine, située géographiquement et culturellement, s’est proclamée valable pour tous. La colonisation prolonge ce mouvement sous une forme sécularisée. La civilisation remplace la foi, le progrès remplace le salut, le développement remplace la rédemption. Dans les deux cas, il s’agit du même geste philosophique, faire passer le local pour l’universel et justifier, en conséquence, la mise sous tutelle des autres.
Justifier la violence
Croisades et colonisation partagent ainsi une même structure anthropologique. L’Autre n’est pas reconnu comme un alter ego, mais comme une altérité déficiente. Dans la croisade, l’Autre est l’infidèle, l’égaré. Dans la colonisation, il devient le primitif, l’enfant du monde qu’il faudrait éduquer. Dans les deux cas, l’homme occidental s’arroge le droit de définir autrui à partir de ses propres critères. Or nommer l’autre, c’est déjà l’assujettir.
Les croisades ont également instauré une idée vertigineuse, celle que la violence peut être justifiée par une cause supérieure. Guerre sainte, juste, purificatrice. La colonisation hérite de ce schème en le laïcisant, la violence n’est plus divine, elle devient civilisatrice, scientifique, rationnelle. L’éthique se soumet alors à une téléologie. Le bien final, sauver des âmes, civiliser des peuples, efface la question des moyens.

L’homme et la terre deviennent des instruments au service d’une fin absolutisée. Le modèle hiérarchique des croisades plaçait Dieu au sommet, le chrétien latin comme vecteur privilégié de son ordre, et les infidèles dans le manque. La colonisation recompose cette pyramide avec la Raison qui remplace Dieu, l’Européen rationnel devient le porteur de l’universel, et les peuples colonisés sont relégués à un rang inférieur. La structure demeure.
Le monde n’est pas pensé comme un pluriel, mais comme une ascension. La colonisation apparaît ainsi comme l’aboutissement d’un modèle téléologique hérité de la théologie chrétienne médiévale, devenu philosophie de l’histoire. La grande mutation moderne n’est donc pas la rupture entre croisades et colonisation, mais la transfiguration du sacré. Là où les croisades invoquaient Dieu, la colonisation invoque l’Histoire. Celle-ci devient le nouveau tribunal garantissant la légitimité du conquérant.
L’islam, miroir de nos héritages mal interrogés
La fonction philosophique reste identique, justifier la domination en l’inscrivant dans une nécessité supposée. Avant d’être géopolitique, la colonisation est une manière d’habiter le monde. De même que les croisades projetaient l’âme chrétienne hors d’elle-même, la colonisation projette la raison occidentale. Toutes deux relèvent d’une même métaphysique expansionniste. Le monde n’est pas une altérité à rencontrer, mais un espace à ordonner.
La colonisation n’est donc pas seulement l’héritière historique des croisades. Elle en est l’héritière ontologique, mentale et métaphysique. Ce qui se transmet n’est ni la croix ni l’épée, mais la croyance en une mission universelle, la hiérarchisation de l’Autre et la sacralisation de la domination. La colonisation apparaît ainsi comme la version moderne, sécularisée et rationalisée de la croisade.
Il ne s’agit pas ici d’appeler à la culpabilité, mais à la lucidité. Il est difficile de construire un avenir apaisé tant que l’on ignore les strates historiques qui nourrissent nos réflexes et nos peurs. L’Islam n’est pas seulement un enjeu politique ou social, il est aussi le miroir de nos héritages mal interrogés. Dans un monde saturé d’opinions rapides, cette réflexion invite à un nécessaire décentrement et à la reconstruction des conditions d’un dialogue enfin libéré des fantômes du passé.
Nadim Ghodbane
Écrivain, essayiste
