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jeudi 28 mars 2024

« Le Coran des historiens », expression du déni de la pensée arabe et islamique

La sortie en grande pompe du « Coran des historiens », en novembre 2019, avait fait l’objet d’un consensus médiatique vantant les mérites d’une oeuvre qui pour la première fois aurait livré les secrets exégétiques du livre saint des musulmans et ce en s’appuyant sur l’histoire et les sciences humaines. Un consensus battu en brèche par Roland Laffitte, essayiste, chercheur et président de la Société d’études linguistiques et étymologiques françaises et arabes (SELEFA), dans un texte extrait d’une intervention faite à l’Institut du Monde arabe le 21 février sur le thème « Le discours scientifique dans la culture arabe », que reproduit Mizane.info.

Les 2 volumes publiés en 3 tomes totalisant 3 408 pages du Coran des historiens, sorti en novembre 2019 aux éditions du Cerf sous la direction de Muhammad AmirMoezzi et Guillaume Dye, rassemblent une trentaine de spécialistes du Coran et se proposent de présenter un bilan synthétique des travaux réalisés depuis la fin du XIXe siècle dans une approche dite historico-critique.

En soi, l’initiative est louable, mais elle est malheureusement entachée de défauts qui en gâchent la portée.

Il n’y a bien sûr rien à dire sur le fait que l’Arabie antique n’était nullement isolée de l’effervescence culturelle et religieuse qui a marqué la vie du Proche-Orient sur les longs siècles qui ont précédé le Coran et la doctrine fondée sur ce texte, et sur le fait que ces derniers s’inscrivent dans une réelle continuité avec les multiples courants, notamment juifs, judéo-chrétiens et chrétiens, qui ont animé ce bouillonnement. Aussi n’était-il pas inutile de rappeler ce fait, même si la rupture que constitue le texte coranique avec cet héritage est significative.

Mais, premier reproche, l’ouvrage est largement favorable à l’hypothèse d’une fixation par écrit du Coran à l’époque du calife ᶜAbd al-Malik b. Marwān (685-705), voire plus basse, sans éléments matériels convaincants et au mépris des découvertes actuelles les plus précises.

Que vient faire dans ces conditions François Déroche dans cet ouvrage ? Codicologue confirmé, successeur de Henri Gouron à la chaire d’histoire du Coran au Collège de France, il confirme, sur la base des manuscrits coraniques premiers, une datation haute, celle de l’époque du calife ᶜUṯmān b. ᶜAffān (644-656), défendue il y a un siècle et demi par le pionnier en Europe des études coraniques, Theodor Nöldeke, en plein accord avec l’avis de la plupart des savants musulmans des siècles de constitution de la doctrine islamique. Il semble bien en effet figurer dans cet ouvrage comme un corps étranger 1.

La précaution déontologique la plus élémentaire eût été en tout cas de présenter les termes de la discussion qui a enflammé les trente dernières années sur ce sujet d’importance et ses enjeux.

Un travail hélas partial et idéologiquement orienté

Un second reproche, méthodologique cette fois, tient à ce que l’ouvrage se limite résolument à la recension des travaux effectués par des tendances universitaires ancrées dans une pensée européenne et nord-américaine.

Non que le tableau des études de l’élaboration du texte coranique et de son contexte, qui constitue le premier volume, ne contienne de belles contributions, comme celle de Christian Julien Robin sur l’Arabie préislamique ou celle Michel Tardieu sur le manichéisme.

Mais c’est se priver d’une partie entière du bilan annoncé, lequel pèche ainsi par partialité. Mohammad Ami-Moezzi confie : « Pour la première fois au monde, nous avons contextualisé ce texte saint et l’avons commenté en amont de ce qu’en disent les sources islamiques 2 », c’est-à-dire avant la constitution des écoles de pensée islamiques historiques.

Voilà une affirmation bien prétentieuse si l’on pense aux travaux effectués depuis un siècle et demi qui présentent des synthèses au moins partielles des débats sur la question, à l’incontournable récolte de documents effectuée dans les années 1960 par Fuat Sezgin, auteur d’une imposante Histoire de la littérature arabe (Geschichte des Arabischen Schrifttums) qui touche en partie au sujet sans pourtant être citée 3.

Quant à la prétention à la nouveauté et à l’originalité de la contextualisation, elle paraît bien dérisoire si l’on songe à l’œuvre de contextualisation traditionnelle de la parole du prophète Mohammed, qui a commencé très tôt, dès la constitution des multiples courants théologiques et juridiques, lesquels ont d’ailleurs suscité l’établissement de corpus tout autant variés que discutés de hadiths.

Le fait que cela se soit opéré sous le sceau de la canonisation du texte coranique comme parole de Dieu n’a d’ailleurs pas empêché, sous couleur de retour aux sources, la formation incessante de nouveaux courants se réclamant de l’Islam.

On peut naturellement critiquer tous ces travaux, les trouver pauvres et insuffisants eu égard aux besoins de notre époque, mais il est terriblement partial et tendancieux de les rejeter d’un revers de manche comme le fait Muhammad Ami-Moezzi quand il affirme que « la vision critique des choses de la foi n’est pas encore assimilée » dans le Monde islamique, ce à quoi il ajoute, il est vrai : « Je crois que les choses sont en train de changer 4 ».

Mais dans ce cas, pourquoi n’avoir pas cherché à montrer ce fait en présentant des travaux menés hors des cercles traditionnels euro-nord-américains et même d’en donner un état, quitte à les passer au crible ?

Ne serait-ce pas en fait pour complaire au commanditaire de l’ouvrage, le directeur des éditions du Cerf, JeanFrançois Colosimo, qui vend la mèche lorsqu’il déclare : « La réforme de l’islam », qui suppose effectivement cet énorme travail de lecture dit historico-critique « a déjà eu lieu » ? En réalité, « elle a été menée avec consistance et cohérence depuis le XIXe siècle », mais n’aurait, selon lui, qu’« abouti à une forme antimoderne de modernisation 5. »

À l’entendre donc, hors des tablighistes, frères musulmans, salafistes wahhabites et autres salafo-djihadistes, il n’y aurait en général rien à attendre des chercheurs musulmans, de religion ou de culture.

De fait, sur les 11 auteurs qui ont participé au décryptage des sourates dans la seconde partie de ce travail, nous ne trouvons qu’un seul participant pétri de culture arabo-islamique, Mehdi Azaiez, maître de conférences en islamologie à l’université de Lorraine et à l’université catholique de Liège, pour analyser et assurer le commentaire du texte coranique 6, et ce n’est pas un hasard que soient indiquées chez lui les sources arabes et islamiques les plus fournies.

Il existe pourtant bien d’autres chercheurs qui, maîtrisant parfaitement les codes de la science contemporaine mais également trempés dans les cultures arabe et islamiques, s’intéressent au Coran dans une approche scientifique et non apologétique.

Je ne donnerai ici qu’un exemple tiré de mon expérience : le regretté Mahmoud Azab, spécialiste des langues arabe et hébraïque, qui a enseigné à l’INALCO et à El-Azhar, et a mort au Caire en 2014, expliquait, dans une séance de la SELEFA (Société d’études lexicographiques et étymologiques françaises et arabes) du 6 décembre 2006, que le terme islām ne signifie nullement dans le Coran et dans le corps doctrinal qui s’en réclame, « soumission » autrement que dans le registre mystique : en d’autres termes, il ne s’agit que de « la recherche du salut dans l’abandon en Dieu 7 ».

En occultant l’effort et l’apport intellectuel des chercheurs nourris de culture arabe et islamique, même au prix d’une critique sévère, tandis que sont étalées de façon surabondante les bibliographies influencées par des préjugés sur l’Islam venant de milieux érudits depuis un siècle et demi, comme c’est le cas du père Henri Lammens ou de Christoph Luxenberg, Le Coran des historiens résulte d’un travail terriblement partial et idéologiquement orienté.

Une sonde lancée dans l’épaisseur de l’œuvre

Pour juger du contenu du travail d’analyse et de commentaire des 114 sourates du Coran, j’ai effectué, à la manière des géologues, un sondage à travers les différentes couches de texte livrées dans les 2 386 pages du second volume présenté en 2 tomes, en recherchant la manière dont ont été traités les mots islām et ğihād sur lequel la SELEFA a travaillé 8.

Je passerai ici sur le terme islām, traduit dans l’ouvrage de façon constante par « soumission », sans donner véritablement le sens de ce mot en français, c’est-à dire sans distinguer entre le sens courant de « sujétion, asservissement » et son sens mystique dont il a été question plus haut. Et je me contenterai d’examiner ici le mot ğihād, qui présente 13 occurrences.

On le rencontre en effet : * 2 fois chez Karl-Friedrich Pohlmann, ancien professeur d’Ancien testament à la faculté de théologie protestante de Munster, à propos de la sourate VIII, « al Anfāl », pages 339 et 372 ; * 8 fois chez le même auteur, à propos de la sourate IX, « al-Tawba », pages 397, 389, 395, 397, 399, 1401, 402 et 414.

* 1 fois chez Jan M.F. Van Reeth, enseignant à la faculté des sciences religieuses d’Anvers et chercheur sur l’histoire religieuse de l’Antiquité tardive, à propos de la Sourate XXVIII, « al-Qaṣaṣ », page 1028 ;

* 1 fois chez le même auteur, quand il se réfère, dans la sourate XXV, « al Furqān », page 1188, à une partie de la Sourate VIII, verset 72, analysée et commentée par Karl-Friedrich Pohlmann ;

* 1 fois enfin chez Paul Neuenkirchen, arabisant et syriacisant, doctorant à l’EPHE, propos de la sourate IL, « al-Ḥuğurat », page 1532.

Si Jan M.F. van Reeth traduit ğihād par « guerre sainte », Paul Neunkirchen et Karl-Friedrich Pohlmann le rendent invariablement par « guerre ».

Ce dernier auteur s’appuie, page 374, pour cela sur une définition donnée par Reuven Firestone, enseignant le Judaïsme médiéval et l’Islam au Hebrew Union College Jewish Institute of Religion localisés sur trois sites aux États-Unis et un à Jérusalem 9.

Ici, une précision d’importance. Dans le texte coranique, le terme ğihād n’est employé que comme raccourci de la locution al-ğihād fī ṣabīli l-Lāh, « combat sur le chemin de Dieu », dans le sens de « vertu », celle de la tension maximale des qualités morales, alors que les mots utilisés à l’époque pour « guerre » sont ḥarb, « guerre au sens général », qitāl, « combat », et maġzī, littéralement « expédition », qui est précisément le mot consacré pour les conquêtes islamiques, tant de la période mohamédienne que celles des VIIe et VIIIe siècles.

C’est seulement à la fin de cette période, soit au tournant des VIIIe-IXe siècles, que le ğihād acquiert le sens de « guerre », mais il s’agit, pour l’immense majorité des juristes, d’un type particulier de guerre, celui de la défense de l’Umma, au sens de « Communauté » des croyants.

Je signale à tout hasard que cette double acception du terme ğihād, classé d’un côté dans les « vertus », et de l’autre côté dans les aṣnāf min al-ḫurūb « sortes de guerres », est largement connu dans la civilisation islamique, même s’il est ignoré de nombreux orientalistes et islamologues peu scrupuleux.

Cela est pourtant très explicite dans la Muqqadima d’Ibn Ḫaldūn (1377), quand ce dernier relève que, sur les quatre aṣnāf al-ḫurūb, « sortes de guerres » qu’il distingue, deux seules, celles qui sont menées contre les dissidents et les rebelles, et al-musammā fī lšaᶜīra bi-l-ğihād, « celles qui sont nommées ğihād dans la Loi [šaᶜīra] », répondent à deux critères mis sur le même pied, al-ᶜadal, « la justice », et alğihād, qui apparaît ainsi sans conteste comme une vertu 10.

Reuven Firestone, donné en référence par Karl-Friedrich Pohlmann pour définir le terme ğihād n’a pas éprouvé le besoin d’aller chercher le sens assumé par le terme ğihād dans le texte coranique.

Il ne fait d’abord référence qu’aux fameux kutūb al-hadīṯ wa-l-siyar, datés de la seconde partie du IXe siècle, qui traitent en fait de ce que les Européens appelleront bien plus tard le jus belli dans ses deux parts : le jus ad bellum et jus in bello, et emploient le sens nouveau de ğihād comme type de « guerre » en cherchant à en trouver le fondement dans le Coran et le Hadith, en particulier dans les ouvrages suivants : les Kutūb al-ğihād d’Abū Dawūd (848), le fameux Saḥīḥ d’al-Buḫārī (846), l’al-Ğāmiᶜ de son élève, al Tirmiḍī (884), le Saḥīḥ de Muslim (875) et l’al-Sunan de Nasā’ī (900)11.

Et il faut attendre encore au moins deux siècles pour qu’apparaissent de véritables traités du ğihād, c’est-à-dire des textes qui supposent une définition, des objectifs et des moyens dûment recensés et classifiés.

C’est notamment avec Muḥammad Ibn Rušd al-Ğadd, le grand-père de l’Averroès des Latins (d. XIIe s.), soit quelque cinq siècles après le Coran, qu’est nettement effectuée la distinction entre ğihād bi-qalb, bi-luġa et bi-sayf, en d’autres termes le « jihad par le cœur, par la langue » et « par l’épée », reprise et considérablement développée par Ibn al-Qayyim (d. XIVes.), aujourd’hui largement consulté.

Or, c’est à partir de cette classification que Reuven Firestone croit pourvoir affirmer que lorsque le mot ğihād est employé seul, il ne peut signifier autre chose que le « jihad par l’épée »12, et cela contre toute vérité.

En projetant la définition du ğihād guerrier et surtout ces trois locutions sur le texte coranique, Reuven Fireston commet ainsi ‒ ce qui est le propre de toutes les lectures superficielles ou intéressées des grands classiques de l’Islam ‒, un anachronisme et un contresens absolus.

Pour autant que les sondages que j’ai effectués s’appliquent à des échantillons représentatifs de l’ensemble de l’ouvrage, une étude linguistique et lexicale sérieuse manque à ce travail d’analyse et de commentaire du Coran.

Or, sans une telle étude, comment assurer la qualité d’une étude philologique ? Et pourtant, je peux attester que ces chercheurs existent. Il suffit de regarder autour de soi.

En somme, et malgré sa taille monumentale pour ne pas dire démesurée, Le Coran des historiens ‒ qui prend son titre d’un article de Jacqueline Chabbi sans que celle-ci soit d’ailleurs présente dans l’ouvrage ‒, un tableau plus complet, plus scientifiquement fondé dans l’analyse du texte, et surtout moins idéologiquement orienté, des travaux sur l’histoire et l’analyse Coran, qui mette en relief de façon équilibrée sur les exigences de notre époque, reste à faire.

Roland Laffitte

Notes :

1- Voir à ce sujet : https://www.college-de-france.fr/site/francois-deroche/_course.htm, https://livrereligion.blogs.la-croix.com/entretien-les-sources-plurielles-du-coran/2019/10/09/, à quoi on peut ajouter : https://www.persee.fr/doc/rhpr_0035 2403_2010_num_90_1_1462_t12_0130_0000_2

2- « Rencontre avec l’un des auteurs du “Coran des historiens” », entretien de Mohammad Ami-Moezzi, avec Rachel Binhas, dans Marianne du 05/12/2019. (en ligne)

3- SEZGIN, Fuad, Qur’ânwissenschaften, Hadît, Geschichte, Fiqh, Dogmatik, Mystik bis ca. 430 H, Leiden : Brill 1967.

4- « Rencontre avec l’un des auteurs du “Coran des historiens” », déjà cité.

5- COLOSIMO, Jean-François, La religion française, Paris : Les éditions du Cerf, 2019, 369.

6- Ce qui est fait pour huit les sourates, à savoir les XXI-XXVI, 799-916 ; LXXVII, 1945-1960 ; et XC, 1945-1960.

7- Voir à ce sujet l’article de LAFFITTE, Roland, « À propos du terme إسالم islām, recherche sur les sens liés à la racine Š/SLM dans les langues sémitiques », dans la Lettre SELEFA n° 2 (juin 2013), en ligne.

8- Voir LAFFITTE, Roland, « Le terme جهاد ğihād : de l’identification à un essai de traduction », dans la Lettre SELEFA n° 4 (juin 2015) en ligne, et notamment diffusé par Academia.

9- Voir FIRESTONE, Reuven, Jihad. The Origin of Holy War in Islam, New York : Oxford University Press, 1999. (partiellement en ligne).

10- Le texte arabe a été pris dans la Muqaddima Ibn Ḫaldūn, taḥqīq al-ustāḍ Aḥmad Aᶜrāb, Bayrūt : Dār al-Ġarb al-islāmī, 1988, II, 115. Pour l’édition française, voir IBN KHALDÛN, Discours sur l’Histoire universelle, 3 vol., Paris : Sindbad, 1968, II, 555, mais le présent article, la traduction est de mon cru.

11- Ibid., page 164, notes 8 à 23.

12- Ibid., page 17.

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