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mardi 19 mars 2024

Angles morts : les origines de la méthode historico-critique du hadith

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Recueil de hadith, Sahîh d’al-Bukhârî, au Maroc, 861 H./1456.

Dans un article de fond rédigé en anglais pour la revue Yaqin, dont Mizane.info publie de très larges extraits, le professeur Jonathan Brown décrit les grandes étapes de la vision et de la constitution de la méthode historico-critique utilisée dans l’étude des textes sacrés. Il montre dans quelle mesure cette méthode exprime une certaine vision historique orientée dans l’appréhension du fait religieux, et essentiellement caractérisée par son scepticisme et sa non neutralité axiologique. Jonathan Brown est professeur associé à la chaire en histoire de la civilisation islamique à l’Université de Georgetown, directeur de recherche à l’Institut Yaqeen, et rédacteur en chef de l’Encyclopédie d’Oxford consacrée au droit. Il est également l’auteur de l’ouvrage « Hadith : l’héritage de Muhammad dans le monde médiéval et moderne » (Oneworld, 2017).

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Il y a quelques années, j’ai pris part à un débat radio avec un historien britannique renommé qui avait récemment écrit un livre sensationnaliste sur les origines de l’islam. Il a affirmé, sur un ton nettement hautain qui n’est pas rare parmi les universitaires, que prier cinq fois par jour ne faisait pas à l’origine partie du message du Prophète, mais qu’il était en fait importé dans le premier islam par les convertis zoroastriens comme une imitation de leur propre pratique zoroastrienne. [1]

Comme beaucoup d’autres savants occidentaux, cet historien a soutenu que, puisque les sources musulmanes comme les collections de siras (biographies du Prophète, ndlr) et les hadiths consistaient en un matériel compilé au plus tôt quelques décennies après les événements qu’ils décrivaient, les historiens ne pouvaient pas compter sur des sources historiques fiables pour étudier la vie du Prophète ou les origines de l’islam.

En outre, ces hadiths auraient été compilés par des musulmans qui avaient tout intérêt à défendre leurs propres revendications ou vision de leur religion.

Mise à l’exergue et mise à l’écart

Mais la preuve sur laquelle cet érudit s’est fondé pour affirmer les « vraies » origines de la prière musulmane provenait d’un livre écrit par un rabbin, en France, au XIIe siècle, qui ne mentionnait même pas la prière. Ce livre mentionnait la manière dont les convertis zoroastriens à l’islam continuaient souvent de boire de l’alcool après être devenus musulmans.

Pendant ce temps, un hadith décrivant le devoir de prier cinq fois par jour était présent dans le plus ancien livre de hadiths, la Muwatta de l’érudit médinois Malik ibn Anas (l’imam Malik, décédé en 796). [2]

Si un livre ne suppose pas que Dieu intervient directement dans les événements humains, que Muhammad était un prophète, ou que les hadiths sont en général authentiques, alors ce qu’il présuppose en réalité est que Dieu n’intervient pas directement dans les événements historiques, que Muhammad n’était qu’un homme et qu’il y a de vrais doutes à propos de la fiabilité historique de l’ensemble du corpus de hadiths.

Pourquoi cet universitaire britannique a-t-il dénigré le fait que les musulmans s’appuient sur des preuves recueillies, quelques décennies après la vie du Prophète, par un érudit dans sa propre ville, tout en affirmant qu’il valait mieux spéculer, concernant les origines de l’islam, sur une déclaration faite par un rabbin quelques siècles plus tard en Europe ? [3]

Pourquoi, peu de temps après cette interview, plusieurs autres érudits occidentaux soutiennent-ils que le Coran aurait pu provenir d’une époque beaucoup plus tardive que ne le prétendaient les musulmans ou beaucoup plus ancienne qu’ils ne le prétendaient, mais pas de l’époque du Prophète ﷺ au septième siècle ?

La réponse à ces questions se trouve dans la manière dont les chercheurs occidentaux perçoivent généralement les témoignages et les récits sur l’histoire des religions et des Écritures. Une perception qui n’est pas neutre mais le produit d’une histoire culturelle et politique spécifique.

Bien que la méthode historico-critique soit fière de pouvoir faire la lumière sur les recoins sombres de tous les passés humains, elle a ses propres angles morts.

Ce qui suit est un extrait de mon livre « Hadith : L’héritage de Muhammad dans le monde médiéval et moderne » (Oneworld, 2017). Plus précisément, il s’agit de l’introduction du chapitre sur l’étude occidentale de la tradition des hadiths.

Les angles morts de la méthode historico-critique

A l’instar des critiques musulmans de hadiths, nos méthodes de critique historique en Occident ont leur propre tradition et leurs propres hypothèses.

Ce que nous devons admettre avant de poursuivre la discussion, est l’observation suivante : si un livre ne suppose pas que Dieu intervient directement dans les événements humains, que Muhammad était un prophète, ou que les hadiths sont en général authentiques, alors ce qu’il présuppose en réalité est que Dieu n’intervient pas directement dans les événements historiques, que Muhammad n’était qu’un homme et qu’il y a de vrais doutes à propos de la fiabilité historique de l’ensemble du corpus de hadiths.

Par exemple, peu de lecteurs occidentaux d’un tel livre accepteraient l’explication selon laquelle nous savons que la tradition du hadith est un compte rendu fidèle des paroles de Muhammad, et que Dieu ne laisserait jamais sa religion se retrouver hors de toute préservation historique (une explication standard chez les musulmans).

Comme vous pouvez l’imaginer, les modalités d’une discussion sur les hadiths en Occident diffère considérablement de celles dans le monde musulman.

La tradition des hadiths est si vaste et nos tentatives pour évaluer son authenticité si inévitablement limitée à de petits échantillons, que toute attitude à son égard repose nécessairement davantage sur notre vision critique du monde que sur des faits empiriques.

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Ce chapitre explore l’investigation universitaire occidentale de l’histoire islamique et ses critiques radicales de la tradition des hadiths sunnites. « La question de l’authenticité », comme nous l’appellerons, a deux implications que nous devons garder à l’esprit.

Premièrement, l’examen critique des hadiths par les chercheurs occidentaux et les méthodes utilisées par les musulmans pour les authentifier peuvent-être conjointement perçus comme une avancée louable de notre compréhension des origines de l’islam, et comme faisant partie d’un effort humain plus vaste visant à s’élargir à tous les domaines de la connaissance.

Deuxièmement, la critique occidentale de la tradition des hadiths peut être cependant considérée comme un acte de domination dans lequel une vision du monde affirme son pouvoir sur une autre en dictant les termes selon lesquels la « connaissance » et la « vérité » sont établies.

Dans cette perspective, on pourrait se demander pourquoi la « lumière » que les érudits occidentaux ont mise sur les hadiths est nécessairement plus utile pour « faire progresser la compréhension humaine » que ce que la tradition du hadith a déjà offert. Comme l’ont montré des intellectuels comme Edward Saïd, la connaissance, c’est le pouvoir, et étudier un objet, c’est en établir le contrôle.

Ce n’est donc pas un hasard si quatre des cinq principaux axes de progression de l’étude occidentale du monde islamique se sont développés à partir d’intérêts coloniaux ou diplomatiques européens (l’étude française du droit et de la culture islamique en Afrique du Nord coloniale, des études néerlandaises similaires en Asie du Sud-Est, études britanniques sur l’islam en Inde et intérêt diplomatique européen pour l’Empire ottoman).

Le cinquième axe, qui s’est révélé le plus important pour notre sujet, était celui des études sémitiques et bibliques. [4]

Recadrer la question de l’authenticité de la tradition prophétique

Vers la fin du XIXe siècle, les diplomates européens avaient défendu l’idée de promouvoir un islam « progressiste » parmi les populations colonisées. Les discussions occidentales sur la fiabilité de la tradition des hadiths s’inscrivent donc dans un contexte historique et ne sont pas neutres.

Cette question se développe par ailleurs dans le cadre d’un débat plus large sur la dynamique du pouvoir entre « religion » et « modernité » et entre « islam » et « occident ».

Au lieu d’aborder la question de l’authenticité d’un point de vue téléologique, en supposant que la vision « musulmane » de la tradition du hadith serait erronée et que les érudits occidentaux l’auraient réveillée de son sommeil millénaire en la guidant progressivement vers une approche plus précise, nous dirons que la tradition des hadiths est si vaste et nos tentatives pour évaluer son authenticité si inévitablement limitée à de petits échantillons, que toute attitude à son égard repose nécessairement davantage sur notre vision critique du monde que sur des faits empiriques.

En l’absence de preuves contradictoires ou d’objections fortes, les érudits et les juristes du hadith ont traité un propos attribué prima facie au Prophète ﷺ comme quelque chose qu’il aurait vraiment déclaré (…) Le scepticisme envers les hadiths n’était pas le paramètre par défaut des critiques musulmans du hadith.

Dans la mesure où nous ne pouvons pas savoir empiriquement si Muhammad était un prophète ou un personnage profane, ou que Dieu ait ou non joué un rôle dans la préservation de ses paroles pour la postérité, nous ne traiterons pas la question de l’authenticité comme une question à laquelle il existe une réponse vraie ou fausse.

Au lieu de cela, nous identifierons et examinerons les hypothèses de base des différentes écoles de pensée sur cette question et comment ces hypothèses les ont inspirées. Nous examinerons comment certaines écoles de pensée ont interagi avec d’autres et comment leurs hypothèses ont jeté le doute sur celles des autres.

La tradition musulmane des hadiths et l’étude académique occidentale des origines islamiques représentent des approches diamétralement opposées pour évaluer l’authenticité historique du hadith.

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Recueil de hadith, Sahîh d’al-Bukhârî, au Maroc, 861 H./1456.

Les deux approches sont critiques, en ce sens qu’elles se préoccupent de la fiabilité des sources historiques, mais les deux reposent sur deux séries d’hypothèses qui sont à l’origine des problèmes rencontrés.

La section suivante est une digression du sujet des hadiths, mais elle est essentielle si nous voulons comprendre pourquoi les savants occidentaux et musulmans considèrent l’étude des hadiths si différemment.

La tradition sunnite de la critique des hadiths est fondée sur un engagement, celui de filtrer l’authenticité des hadiths non fiables à partir de hadiths fiables sur la base de critères qui examinent à la fois les sources d’un rapport et son contenu.

En l’absence de preuves contradictoires ou d’objections fortes, les érudits et les juristes du hadith ont traité un propos attribué prima facie au Prophète ﷺ comme quelque chose qu’il aurait vraiment déclaré. Le scepticisme envers les hadiths n’était pas le paramètre par défaut des critiques musulmans du hadith.

Selon Ibn Hanbal, même un hadith dont l’authenticité n’était pas établie constituait une meilleure source de droit que le fait de statuer par sa seule raison. Un examen critique d’un hadith n’était requis que lorsqu’un érudit avait une raison impérieuse de douter de son authenticité.

Même à ce moment-là, l’autorité charismatique du Prophète pouvait l’emporter sur toute préoccupation critique.

En outre, la conviction musulmane selon laquelle le Prophète avait eu connaissance de l’invisible et souhaitait que son héritage soit à la base de la civilisation de l’islam signifiait que les musulmans vénéraient les déclarations attribuées au Prophète avant même de douter de leur existence.

Paradigme de la méthode historico-critique

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Leopold von Ranke.

L’approche des universitaires occidentaux a été strictement inverse. Selon le célèbre Lord Acton (mort en 1902), un historien moderne ne peut pas croire en la présomption d’innocence. Sa première réaction à une source historique doit être marquée par la suspicion. [5]

L’étude occidentale et moderne de l’histoire, désignée communément (en dépit de sa diversité interne) par la méthode historico-critique trouve ses origines à l’époque de la Renaissance et de l’approche critique des sources de l’histoire et de la religion qui s’est ensuite développée en Allemagne aux XVIIIe et XIXe siècles.

Maintenir une perspective « historique critique » dans l’étude du passé signifie qu’il n’est pas possible d’accepter ce que les sources historiques nous disent sans leur poser des questions. Au lieu de cela, nous les interrogeons et essayons d’établir leur fiabilité en fonction d’un ensemble d’hypothèses sur le fonctionnement de la société humaine.

Comme l’a déclaré le grand historien allemand Leopold von Ranke (décédé en 1886), l’histoire consiste à regarder derrière les sources pour découvrir « ce qui s’est réellement passé ». [6]

La redécouverte de l’héritage antique a donné aux érudits européens un sentiment de distance historique par rapport au passé et a révélé les changements historiques subis par des textes anciens comme la Bible. Les historiens grecs et romains exprimaient un scepticisme cosmopolite que les esprits européens trouvèrent irrésistible.

La redécouverte de la philosophie antique n’a pas parallèlement alimenté de nouveaux débats sur la métaphysique et la théologie autant qu’elle a pu conduire à une focalisation sur l’étude des règles régissant le monde matériel.

Pendant ce temps, la découverte des Amériques réduisait en cendre la carte du monde établie et tirée des généalogies et des géographies de la Bible.

Tandis que la Réforme protestante a pour sa part démantelé le monopole de l’Église en matière d’interprétation des Écritures, ce qui a finalement abouti à une vision de la Bible comme étant un produit historique lié à son propre contexte plutôt qu’à la manifestation infaillible, intemporelle et littérale de la vérité.

Jonathan Brown

Notes

[1] Tom Holland, À l’ombre de l’épée , 405.

[2] Muwatta ‘: kitab salat al-layl,  bab al-amr bi’l-witr .

[3] http://drjonathanbrown.com/2015/tom-holland-the-five-daily-prayers-and-they-hypocrisy-of-revisionism/

[4]  Étendre Marshall Hodgson,  The Venture of Islam , vol. 1, p. 40

[5]  Lord Acton,  Conférence sur l’étude de l’histoire , p. 40–42.

[6]  Léopold von Ranke,  Sämtliche Werke  (1868–90), vol. 33, pp. V – viii.

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