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vendredi 29 mars 2024

La Fondation Malek Chebel restaure « l’Islam des Lumières » le temps d’une rencontre

Malek Chebel
De gauche à droite : Bariza Khiari, Omero Marongiu-Perria, Ghaleib Bencheikh, Jalila Sbaï et Anouar Kbibech. 

La Fondation Malek Chebel organisait jeudi 4 avril une rencontre à l’Institut du Monde arabe pour un hommage consacré à l’écrivain et intellectuel musulman mort en 2016. Trois tables rondes sur l’islam des Lumières, le slogan cher à Malek Chebel, ont été proposées au public. Mizane.info était présent.

Deux ans et demi après son décès, la Fondation qui porte son nom proposait au public une rencontre hommage à la mémoire de Malek Chebel, l’écrivain et intellectuel musulman qui a consacré sa vie à plaider pour un nouvel islam pleinement adapté à la modernité.

La Fondation Malek Chebel s’est fixée comme objectifs de participer à l’élaboration du savoir « en contribuant à juguler les poussées extrémistes ». Elle « souhaite devenir un pôle majeur d’émulation intellectuelle » et « entend contribuer au dialogue entre l’Orient et l’Occident ».

Accueilli par l’Institut du Monde arabe, cette rencontre s’est déclinée autour de trois tables rondes.

La première table ronde était intitulée Art de vivre, raffinement et sexualité en terre d’Islam.

Nous ne sommes pas obligés de nous référer au passé mais à des principes que l’on pense transcendants. Les droits de l’homme sont vus comme transcendants par les républicains, tout comme la sharia. Ces deux modèles ne se discutent pas pour leurs partisans. Ousmane Timera

L’objectif de cette table ronde à laquelle ont participé Virginie Larousse, rédactrice en chef du Monde des religions, la sexologue Nadia El Bouga et l’universitaire Hiba Msaddi, était de revisiter l’art de vivre et le raffinement des mœurs que connut une partie historique du monde musulman et d’en redéfinir les modalités dans l’optique d’un islam progressiste.

Les convergences khaldouniennes et kantiennes

La seconde table ronde a été consacrée au thème « Islam des Lumières : un Islam de notre temps ». Elle a été animée par Steven Duarte, agrégé d’arabe et docteur en islamologie de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, qui a travaillé sur la question du réformisme en islam et qui était le co-organisateur d’un premier colloque sur le réformisme musulman à l’EPHE.

A cours de sa prestation, Ousmane Timera s’est positionné comme musulman non islamiste, non laïciste et non moderniste en insistant sur la spécificité de son parcours.

Malek Chebel
Ousmane Timera.

Il a resitué ce qu’il fallait entendre par islam des Lumières, une notion qu’il a qualifié de pléonasme et qui ne pouvait être compréhensible qu’à la lumière du conflit entre deux interprétations : un réformisme traditionnel du juste milieu qui considère que « la tradition est l’islam même » et un réformisme moderniste qui considère que la modernité occidentale est le « summum » de la civilisation dont il faut s’inspirer.

Il y a, dit-il, dans les deux cas « caricatures et non pensées », « refus d’innover et de participer à l’Histoire en tant qu’acteurs qui proposent ». L’homme a souligné la concomitance de la vision kantienne du « pense par toi-même » et de la proclamation coranique d’une lieutenance humaine développée par Ibn Khaldoun.

« Malek Chebel a versé dans une espèce d’anachronisme car l’idée des Lumières européennes s’est fondée sur l’athéisme. Cet athéisme n’existe pas dans la pensée islamique (…) L’esprit des Lumières en Europe s’est fondé sur l’esprit musulman des Lumières. Et non pas le contraire ». Karim Ifrak

Avant d’annoncer que le projet théologique futur ne sera pas une énième imitation du passé ou du présent mais l’accomplissement des valeurs cosmiques de l’islam qui n’ont pas encore été réalisées à travers l’engagement écologique, l’égalité entre tous les êtres, le partage et la redistribution.

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Toujours sur Les Lumières, l’idée d’un christiano-centrisme des penseurs européens a été affirmée, de Descartes à Kant et Nietzsche. « La question n’est pas celle de la sortie de la religion mais de savoir quel est le meilleur de chacune des religions, comment font-elles de nous de meilleurs humains. C’est sur ce chemin que nous rencontrerons les autres ».

Les Droits de l’homme sont-ils transcendants ?

Ousmane Timera a également souligné la dimension de liberté intrinsèque dans le Message de l’islam qui accorde une place fondamentale à la notion de responsabilité devant Dieu et à la notion de raison revendiqué par les prophètes face aux peuples qui se réclamaient de l’autorité de leurs ancêtres.

Traditionnalistes comme modernistes sont « des idéologues » a-t-il clamé. Avant de dresser la feuille de route suivante : « Il nous faut inventer un nouveau modèle de civilisation ».

Une affirmation qui a suscitée l’interrogation de Steven Duarte. « Peut-on inventer à partir de rien ? Ne faut-il pas, un moment donné, se référer au passé ? ».

Malek Chebel
Steven Duarte (au centre).

« Pas forcément, lui a rétorqué Ousmane Timera. Nous ne sommes pas obligés de nous référer au passé mais à des principes que l’on pense transcendants. Les droits de l’homme sont vus comme transcendants par les républicains, tout comme la sharia. Ces deux modèles ne se discutent pas pour leurs partisans. »

Malek Chebel
Malek Chebel.

Une indiscutabilité là aussi nuancée par Steven Duarte qui a mis en avant le fait que la notion des droits de l’homme avait fait l’objet d’études critiques et d’amendements en Europe, ce qui n’était pas le cas pour la sacralité du Coran dans les pays musulmans.

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Un rapprochement a aussi été fait par Ousmane Timera entre la notion de droit naturel fondatrice des droits de l’homme et la notion islamique de fitra, signifiant nature primordiale et innée de l’être humain.

L’islam des Lumières comme héritage

Karim Ifrak a rendu hommage à Malek Chebel, à son œuvre et à son importance. « Pour comprendre Malek Chebel, il faut le lire ».

Il a néanmoins exprimé son désaccord avec lui lorsqu’il disait que « l’islam des Lumières se fonde sur l’esprit des Lumières européennes ». « Je ne suis pas du tout d’accord ».

« Malek Chebel a versé sur ce point précis dans une espèce d’anachronisme car l’idée des Lumières européennes s’est fondée sur l’athéisme. Cet athéisme n’existe pas dans la pensée islamique ». Par ailleurs, « l’esprit des Lumières en Europe s’est fondé sur l’esprit musulman des Lumières. Et non pas le contraire ».

Pour Karim Ifrak, les Lumières ne sont pas innées. « Il faut se battre en permanence pour les garder vivace contre ceux qui soufflent dessus pour les éteindre ». Le codicologue a énoncé le fait que l’école de pensée musulmane avait depuis toujours penché en partie vers cette rationalité.

Malek Chebel
Karim Ifrak.

Citant à titre d’exemple l’école mu’tazilite, l’école hanafite, le Kalam et la falsafa, les fondements de la jurisprudence « portés à leur paroxysme par l’imam ashafi’i et l’imam ashatibi ».

« Cet islam des Lumières est un héritage qu’ils nous incombent d’entretenir de façon permanente. Le Coran est sacré mais pas son interprétation. Il faut revoir le sens des notions de kufr (mécréance), jihad (effort dans la Voie de Dieu), nasara (nazaréens, chrétiens), juifs », a-t-il déclaré.

Sur la modernité, Karim Ifrak a souligné le fait qu’il y avait une bataille idéologique sur ce terme.

« Pour la première fois sera inscrit dans les statuts du CFCM le respect de la diversité homme/femme dans la représentation nationale du culte musulman ». Anouar Kbibech

Malek Chebel

« La modernité n’est pas perçue de la même manière en Occident que dans d’autres pays. Faire un aller-retour entre ces différentes perceptions reviendrait à vouloir faire rentrer un carré dans un triangle. Historiquement, les intellectuels musulmans ont refusé la notion de modernité car elle s’inscrivait dans un projet impérialiste et colonialiste », a-t-il poursuivi.

Karim Ifrak a néanmoins expliqué que beaucoup avaient hérité de ces combats idéologiques sans les réinterroger et les « autopsier ».

Karim Ifrak : « L’approche binaire halal/haram est aux antipodes de la pensée rationnelle »

Interrogé par Steven Duarte sur le fait de savoir si le Coran et sa sacralité pouvaient être questionnés, critiqués et étudiés par le biais des sciences humaines, Karim Ifrak a répondu par l’affirmative.

« Aller dans le sens contraire de ce que vous dites serait frapper le texte coranique de schizophrénie car ce texte invite à questionner tous les éléments de la vie et de la pensée. Interroger la sacralité du texte n’est pas interdit par le texte lui-même. Elle est interdite par ceux qui pensent qu’ils ont le monopole de la pensée ».

« Malek Chebel, a-t-il poursuivi, appelait à limiter le rôle des oligarchies savantes et des théologiens. Il faut réduire le rôle de ces intervenants à leur espace propre. L’approche binaire halal/haram est complètement aux antipodes de la pensée rationnelle, n’est pas scientifique et est éloignée de la pensée coranique. »

De son côté, dans une réponse à cet échange, Ousmane Timera a rappelé que le rôle des sciences humaines était de décrire la réalité et non de l’inventer.

Ce dernier rôle étant celui des poètes, des écrivains, des philosophes, etc. Si le but est de découvrir le sens et la vérité du Coran, l’approche des sciences humaines n’est pas adaptée pas plus que la sacralisation des tafasirs (exégèse), a-t-il défendu.

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Dominique Avon (à droite).

Dominique Avon, après avoir retracé l’historique de l’islamisme et avoir interrogé la pensée islamique comme théocentrisme intégral, est revenu dans la discussion sur la notion de modernité en soulignant qu’elle marquait la possibilité pour le croyant d’apostasier sans être perçu politiquement comme séditieux, et qu’elle impliquait la séparation la plus large entre religion et pouvoir, ainsi que l’autonomie politique et religieuse des savoirs.

Omero Marongiu-Perria dénonce le contrôle social des religieux

Dominique Avon a également nuancé l’affirmation de Karim Ifrak sur l’athéisme des Lumières. Soulignant que la majorité des philosophes des Lumières n’étaient pas athées, l’historien a rappelé que les Lumières écossaises, la philosophie d’Emmanuel Kant ou certains écrits de Voltaire prouvaient le contraire.

Dans la troisième table ronde consacrée au thème Islam des Lumières et République et animé par l’omniprésent et truculent Ghaleib Bencheikh, Oméro Marongiu-Perria, s’éloignant de l’intitulé du sujet, a critiqué, en reprenant la référence citée par Dominique Avon sur la déclaration commune des états arabes sur le recours aux hudud (peines légales islamiques), l’absence de défense de la liberté de conscience de la part de ces états et des pays de la coopération islamique.

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Omero Marongiu-Perria (à gauche).

L’auteur de l’ouvrage « Ouvrir les portes de l’islam » a dénoncé le contrôle social effectué par les organisations religieuses et leurs clercs au nom d’un paradigme hégémonique.

Il a, à titre d’exemple, cité le cas de l’imamat féminin qui constituait selon sa lecture une menace pour le contrôle social des femmes par ces institutions religieuses. « Si des leaders religieux tiennent des propos qui dérogent à la liberté de conscience, ils doivent tomber sous le coup de la loi dans les pays démocratiques comme le nôtre », a-t-il déclaré.

Omero Marongiu a évoqué le problème que constituait au Maroc et en Algérie, certaines mentions religieuses dans les ouvrages scolaires, notamment concernant les non musulmans. Appelant à une éducation à la pluralité religieuse garante d’un statut de citoyenneté égalitaire entre les diverses communautés religieuses et convictionnelles.

A lire : Abdennour Bidar : « L’autorité spirituelle d’Ibn ‘Arabi est terminée »

Omero Marongiu a également revendiqué son approche d’un islam libéral au sens philosophique « mettant le primat sur le choix des individus dans leur rapport au Divin ». Tout en reconnaissant le droit aux institutions religieuses de considérer que cette approche pouvait être problématique, il a réitéré sa critique du contrôle social religieux, estimant que la notion de liberté de conscience était un acquis de la modernité.

Le sociologue a par ailleurs prôné une réhabilitation de la liberté de choix ayant pour corollaire la visée éthique et l’articulation entre liberté et responsabilité civique.

Historienne, Jalila Sbaï a de son côté rappelé le contexte historique de rencontre entre l’islam et la modernité, à travers le fait colonial et au regard de l’exemple algérien. Un contexte qui a provoqué un rejet mutuel, l’islam étant la source de la résistance française en Algérie comme le cas de la révolte de l’émir AbdelKader l’a illustré.

L’engagement d’Anouar Kbibech pour l’inclusion féminine au CFCM

Au cours de son intervention, Anouar Kbibech a souligné l’importance de se livrer à un travail de réactualisation de la pensée religieuse en faisant référence au Conseil théologique regroupant une trentaine d’imams lancé par le CFCM. Une institution qu’il a présidée et dont il a rappelé les initiatives de dialogue inter-religieuses.

Son discours a été axé autour de la valorisation de l’ijtihad et des thèmes débattus par le Conseil théologique comme l’euthanasie et la fin de vie. Anouar Kbibech a également rappelé l’attachement des musulmans à la société française, républicaine et à la laïcité.

« La république est le primat de la citoyenneté sur l’identité sans le déni de celle-ci ». Bariza Khiari

« Pour la première fois sera inscrit dans les statuts du CFCM le respect de la diversité homme/femme dans la représentation nationale du culte musulman » a affirmé M. Kbibech ajoutant avoir repris la formulation des statuts de la Fédération du culte protestant.

Une déclaration présentée comme la continuité d’un travail du CFCM pour garantir une meilleure représentativité des jeunes et des femmes dans la lignée du groupe de travail réunissant une vingtaine de femmes et de l’organisation passée deux colloques.

« La foi ne se mesure pas à la taille de la barbe » a-t-il ajouté regrettant un manque de spiritualité dans la religiosité des jeunes et mettant en garde contre une certaine visibilité de la religion. Le clerc a aussi énuméré les actions de son institution dans la condamnation du terrorisme.

Bariza Khiari : « La véritable spiritualité s’incarne dans les actes citoyens »

Bariza Khiari a pour sa part dénoncé le cercle vicieux entre obscurantisme et islamophobie et la mise en opposition entre islam et république, entre rigoristes et entre ceux dont l’islamophobie est un « fonds de commerce ».

L’ancienne sénatrice a évoqué le problème d’une certaine vision de la religion centrée sur les interdits, halal et haram, l’oubli de la verticalité spirituelle et le rejet de l’interprétation rationnelle de l’islam.

Contre cette vision, Bariza Khiairi qui s’est définie comme « farouchement républicaine et sereinement musulmane » a évoqué la figure de l’émir Abdelkader, acteur engagé civilement et religieusement et qui a pris fait et cause pour la justice et le droit des chrétiens menacés en Syrie.

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Bariza Khiari.

« La république est le primat de la citoyenneté sur l’identité sans le déni de celle-ci » a poursuivi Mme Khiari. « La véritable spiritualité s’incarne dans les actes citoyens. La véritable citoyenneté plonge ses racines dans les profondeurs de l’être. »

Omero Marongiu a en fin de soirée interpellé Anouar Kbibech sur l’opportunité que des femmes participant aux travaux du Conseil théologique. La question a débouché également sur le sujet de l’imamat féminin récemment médiatisé par Kahina Bahloul, d’ailleurs présente à cette rencontre.

Après avoir rappelé l’investissement majeur des femmes musulmanes dans les structures religieuses et la légitimité que cet investissement leur confère, l’ancien président du CFCM a néanmoins rappelé que la direction de la prière est autorisée pour les femmes, mais qu’il y avait consensus sur la restriction pour la direction commune de la prière hommes/femmes.

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