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Science et religion : les limites du doute

Le doute radical dont on répète à l’envie la nécessité si l’on souhaite atteindre la vérité, a-t-il un sens ? Qu’est-ce que le scepticisme peut nous apporter et de quoi nous prive-t-il ? Suite de l’article de Nazir Khan du Yaqeen institute, à lire sur Mizane.info.

Le solipsiste pratique une forme de scepticisme radical, nourrissant le doute quant à l’existence de la réalité physique, alors que la grande majorité des gens se contentent parfaitement d’affirmer que le monde qui les entoure est réel sans avoir besoin de preuves. En réalité, il ne manque pas de sujets qui peuvent faire l’objet de doutes, de soupçons et de méfiance.

Quelqu’un peut douter d’événements de l’histoire comme l’existence des dinosaures ou le fait que l’Homme soit aller sur la Lune, ou douter des connaissances empiriques (comme les théoriciens de la terre plate), ou douter de la véracité des événements contemporains et croire aux théories du complot (comme ceux qui affirment que le monde est contrôlé par des reptiliens).

Le non-sens d’un doute radical

On peut devenir extrêmement méfiant sur les relations humaines, en estimant que tout le monde essaie de nous tromper. On peut douter de la moralité des Hommes et soutenir que les catégories du « bien » et du « mal » ne sont rien d’autre que de simples constructions mentales sans aucune réalité extérieure. Comme l’écrit le philosophe contemporain Richard Garner :

« Tout comme les athées affirment que les croyances des théistes sur l’existence objective d’un dieu sont erronées, les théoriciens de l’erreur morale affirment que les croyances des réalistes moraux sur l’existence objective de règles morales, d’interdictions, de vertus, de vices, de valeurs, de droits et de devoirs sont également dans l’erreur, et pour la même raison — ce dont ils parlent n’existe pas. 1 »

Même la logique elle-même peut être mise en doute, car aucune proposition logique ne peut établir la vérité de la logique elle-même sans circularité ; il en va de même pour tous les axiomes mathématiques. 2

La notion de causalité – selon laquelle le monde est organisé et ordonné de telle manière qu’il y ait des causes et des effets – est aussi quelque chose que nous tenons pour acquis.

Certes, il n’y a pas de preuve philosophique qui puisse établir l’existence de la causalité elle-même, et pourtant c’est un fondement conceptuel nécessaire pour interpréter le monde qui nous entoure de manière significative. 3 Si l’on tentait d’éradiquer toutes les notions de causalité, d’implication logique, d’ordre numérique et de grandeur de son esprit, on serait incapable de donner un sens à quoi que ce soit, et encore moins d’arriver à une interprétation significative de la réalité dans son ensemble.

Ludwig Wittgenstein en parlant de ces concepts évoquait les termes d’« échafaudage métaphorique de nos pensées », ou de « charnière » sur laquelle notre « porte » épistémique doit tourner. « Si vous essayiez de douter de tout, vous n’iriez pas jusqu’à douter de quoi que ce soit. Le jeu du doute lui-même présuppose la certitude. » 4

La futilité du scepticisme radical est donc évidente.

Un scepticisme à géométrie variable

La signification de nos pensées peut également être mise en doute, car qu’est-ce qui nous prouve que ces pensées portent les significations auxquelles on les associe ? Pour quelles raisons nos impulsions électrochimiques devraient-elles être imprégnées de sens ? Considérer ses propres pensées comme dénuées de sens entraîne la disqualification de toute activité cognitive.

Nier des réalités fermement ancrées avec une rhétorique et une argumentation spécieuse est l’essence du scepticisme radical pour Ibn Taymiyyah, qui déclare que rejeter Dieu est la pire forme de safsaṭah  (scepticisme radical). Ibn Taymīyyah note que la plupart des gens n’embrassent pas la safsaṭah à l’égard de toutes les questions (comme le font les sceptiques pyrrhoniens), mais qu’elle se présente plutôt à certaines personnes, ou sous certains aspects seulement. 5

La plupart des personnes sont capables de compartimenter leur scepticisme radical – l’abolitionniste moral peut ne pas être un théoricien du complot, l’antivaccin peut ne pas être un théoricien de la terre plate, et l’athée peut ne pas être un solipsiste.

Le scientisme, qui nie la réalité de ce qui se trouve au-delà de notre perception empirique, n’est qu’une forme de scepticisme radical.

Un terme aux sens multiples

Comme l’explique Ibn Taymiyyah 6, il est irrationnel de prétendre que rien n’existe au-delà de ce que l’on perçoit. Personne n’ignore en effet la part de nos connaissances déterminée par notre relation à autrui, au fait que nous recevons des autres des informations que nous jugeons dignes de confiance alors même que nous ne les avons pas perçus ou encore parce que nous recourons au raisonnement déductif sur des questions qui déborde notre perception empirique.

Bon nombre de ces approches sont collectivement regroupées sous le terme générique de « scepticisme ». Il faut cependant clarifier l’utilisation de de terme, car il est souvent utilisé de manière ambiguë y compris dans la littérature académique, qui en propose une variété de définitions.

Par exemple, le terme scepticisme scientifique est utilisé pour désigner le fait de douter de toute affirmation ou d’affirmation dépourvue de preuves empiriques. D’autre part, le terme « scepticisme philosophique » est utilisé pour désigner l’idée qu’il est impossible d’avoir une connaissance certaine de quelque chose ; il nous est impossible de connaître la vérité sur une question. Parfois, le scepticisme peut être utilisé pour décrire un subjectivisme et/ou un antiréalisme qui nie qu’il existe une vérité objective connaissable.

Cela peut être vu comme une extension du doute consistant à penser qu’il est impossible de savoir si quelque chose est bon ou mauvais, et se demander s’il existe même une bonne réponse à cette question.

La différence entre athéisme et agnosticisme

Le domaine du scepticisme incarné par l’athée est limité (à la proposition « Dieu existe » ou les croyances religieuses sont vraies). Pour certains athées, l’objet de leur scepticisme est épistémologique plutôt que conceptuel ; c’est-à-dire qu’ils contestent l’existence de Dieu sans contester le concept lui-même comme inintelligible. Certains des représentants les plus virulents de l’athéisme 7 considèrent même le concept de Dieu comme une hypothèse susceptible d’être falsifiée scientifiquement.

La distinction entre athéisme et agnosticisme est que le premier est une position ontologique (« Il n’y a pas de Dieu ») tandis que le second est une position épistémologique (« Je ne sais pas s’il y a un Dieu » ou « Il nous est impossible de savoir s’il y a un Dieu »). Néanmoins, en raison de l’ambiguïté du préfixe «a-» dans «athéisme» qui peut désigner soit la négation soit l’absence, beaucoup ont tenté de définir l’athéisme d’une manière qui confonde les frontières entre l’athéisme et l’agnosticisme. L’idée directrice derrière cette expansion de la définition est de considérer que l’athée et l’agnostique partagent un chemin commun vers leur conclusion.

A lire également : Athéisme et scepticisme radical : la critique d’Ibn Taymiyyah

Mais chacun d’eux considère différemment l’engagement par défaut qu’il leur faut adopter sur la question de Dieu. L’agnostique, va suspendre son jugement, tandis que l’athée, optera pour la négation en estimant que la charge de la preuve incombe au théiste.

On notera que si la même considération de la charge de la preuve était étendue à d’autres questions, l’athée logiquement cohérent verserait dans le solipsisme, soutiendrait la théorie de l’erreur morale, etc., et de même on s’attendrait à ce que l’agnostique logiquement cohérent avec lui-même suspende son jugement sur ces questions.

Ainsi, l’agnostique comme l’athée pratiquent un scepticisme limité au domaine de la croyance en Dieu. La différence importante entre les deux n’étant pas une différence de nature mais de degré.

L’incohérence de la logique sceptique

Comme l’explique Ibn Taymiyyah, quelqu’un peut être un sceptique radical en niant une vérité connue dans un domaine alors même qu’il affirme une vérité sur d’autres sujets. 8

Le scepticisme appliqué à un domaine limité sera toujours accusé d’incohérence s’il n’applique pas les mêmes exigences de preuve à d’autres matières. Mais il y a peu de sceptiques qui appliquent le doute radical, doutant de tout, ce qu’on appelle le doute cartésien. « Ceux qui travaillent dur pour s’efforcer de réfuter le scepticisme cartésien s’attaquent à un château vide. » 9

Le « solipsisme » est une manifestation limitée du scepticisme cartésien, qui met en doute pour sa part toute connaissance, y compris l’existence du monde extérieur. C’est un type de scepticisme que René Descartes a théorisé et, il faut le souligner, a combattu en soutenant que, même si un malin génie manipulait nos sens, la seule chose dont on ne puisse pas douter serait que l’on pense. C’est le fameux cogito ergo sum, « Je pense, donc, je suis. » Le fait même que je doute que le monde existe prouve que j’ai un esprit capable de douter.

Pourtant, même cette conclusion peut être mise en doute. Le même démon maléfique qui manipule les sens pourrait facilement manipuler l’esprit en lui faisant penser qu’il doute ou qu’il s’engage dans des états mentaux dans lesquels il n’est en fait pas engagé (scepticisme de l’état mental).

Que dira-t-on, par exemple, si les pensées présentes dans l’esprit d’une personne ne sont que l’écho ou l’ombre des pensées se produisant dans l’esprit du démon, l’esprit ne possédant donc aucune pensée autonome qui lui soit propre ? Cette manière de penser nous fait tomber dans une régression infinie. La philosophe Jessica Wilson écrit à ce sujet :

« Étant donné que je pourrais être en train de rêver, d’halluciner ou d’être trompé sur le fait que je pense être sceptique à propos de l’existence du monde extérieur, par extension, je devrais être sceptique quant à savoir si je suis réellement sceptique sur cette question, si mon scepticisme est bien mien, et ainsi de suite. » La régression est infinie 10.

Un tel scepticisme « conduit à une régression vicieuse, dont la seule solution fondée sur des principes soit de revenir à la toute première étape sceptique pour la rejeter ». 11

La chaîne du scepticisme sape toute tentative de connaissance.

Nazir Khan

Notes :

1- Richard Garner, « Morality : The Final Delusion ? »,  Philosophy Now  82 (2011) : 18-20.

2- En effet, Hartry Field soutient qu’un « droit par défaut » à de tels axiomes est la seule justification philosophique qui puisse être avancée. Il écrit : « Beaucoup de nos croyances et règles inférentielles en mathématiques, en logique et en méthodologie peuvent être argumentées à partir de croyances et de règles plus fondamentales, sans aucune circularité. Mais ce n’est pas le cas pour les croyances et les règles les plus élémentaires : nous devons, en un sens, y avoir droit par défaut. Hartry Field, « Débats récents sur les a priori », dans  Oxford Studies in Epistemology , éd. Tamar Szabo Gendler et John Hawthorne (Oxford : Oxford University Press, 2005), 1:81.

3- Le scepticisme à l’égard de la causalité a été au centre des discussions scientifiques à la suite de David Hume, qui a souligné le manque de justification rationnelle de l’inférence causale malgré sa nécessité pour le bon fonctionnement de notre esprit. Comme l’explique James Hill, « Nos systèmes de croyances sont saturés d’inférence causale et nous serions prisonniers de notre propre esprit si nous doutions de toutes les relations causales. »

4- Ludwig Wittgenstein, De la certitude.

5- Ibn Taymīyyah,  Darʾ taʿāruḍ , 3:133.

6- Ibn Taymīyyah,  Darʾ Taʻāruḍ , 5:130–1. Notons que s’il rejette l’idée que tout ce qui existe doit nous être perceptible dans ce monde, il affirme à la place l’idée que tout ce qui existe est  en principe perceptible , même si ce n’est que dans l’au-delà ( al-mawjūd huwa mā yumkin al -iḥsās bihi wa law fī al-ākhirah ). Voir aussi, Ibn Taymīyyah,  Bayān talbīs al-jahmīyah  (Medina: Maktabah Malik Fahd al-Wataniyyah, 2005), 2:341.

7- Pour un aperçu utile, voir Whitley Kaufman, « New Atheism and Its Critics »,  Philosophy Compass  14, no. 1 (2018).

8- Ibn Taymīyyah,  Bayān talbīs al-jahmīyah , 2:341.

9- Walter Sinnott-Armstrong, « Introduction au scepticisme pyrrhonien », dans  Scepticisme pyrrhonien , éd. Walter Sinnott-Armstrong (Oxford : Oxford University Press, 2004), 4.

10- Jessica Wilson, « L’argument de la régression contre le scepticisme cartésien »,  Analyse  72, no. 4 (2012) : 668 73,  http://dx.doi.org/10.1093/analys/ans117 .

11-Wilson, « Argument de la régression », 672.

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