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dimanche 28 avril 2024

Le réformisme musulman, entre héritage et postmodernité

Dans le cadre du débat qui s’est ouvert récemment, débat que la rédaction de Mizane Info a elle-même alimenté, sur la question du réformisme musulman, voici une nouvelle contribution de Djilali Elabed qui tente de concilier de manière critique quelques-uns des apports de la modernité dans une perspective de fidélité à la Tradition bien comprise. Djilali Elabed est enseignant et chroniqueur.

Suite aux tribunes de Omero Marongiu-Perria et de Sofiane Meziani mais aussi en réaction aux nombreuses contributions d’autres personnalités comme Michaël Privot ou encore Steven Duarte je souhaite modestement apporter un autre éclairage qui, je l’espère, alimentera notre réflexion commune. Tout d’abord on ne peut que se réjouir de ces échanges contradictoires qui sont la preuve d’une réelle dynamique au sein de la communauté musulmane et en dehors de celle-ci. Ces réflexions sont cruciales puisqu’elles préfigurent des évolutions à venir des manières de vivre la religion ainsi que de leurs effets sur le changement social tant dans les sociétés occidentales que majoritairement musulmanes.

Les ambivalences de la modernité
Tous les sociologues admettent que la modernité est une invention européenne et qu’elle a érigé la liberté, l’égalité et l’individualisme comme valeurs fondamentales. Cette transformation radicale a produit des êtres plus libres mais a imposé une dépersonnalisation des relations sociales ; les individus sont devenus des moyens substituables permettant de satisfaire les besoins humains. La contrepartie de ces relations anonymisées est une liberté gagnée mais plus encore la fin d’une subordination interpersonnelle. On n’est plus soumis à des personnes mais à des lois, à une organisation et à ses régles. Celui qui a certainement le mieux analysé cette ambivalence de la modernité est le sociologue allemand Georg Simmel notamment dans « la philosophie de l’argent ». « Telle est la destinée de l’humain sans amarres qui a abandonné ses dieux , et dont la liberté ainsi gagnée ne fait qu’ouvrir la voie à l’idolâtrie de n’importe quelle valeur passagère. »

La modernité libère l’homme de son semblable mais le maintient aussi dans « le règne de la quantité » , pour paraphraser René Guénon, et en conséquence dans une forme d’aliénation. Notons enfin que pour Simmel la liberté et l’indépendance acquises sont aussi un moyen de développer sa subjectivité et son intériorité. Tout au long du XXe siècle la modernité a suscité à la fois critique et enthousiasme, il n’y a donc rien d’étonnant que cela ne se poursuive pas. Certes la maladresse, le manque de nuance voire une certaine radicalité peuvent être au final contreproductifs, il n’en demeure pas moins que la critique demeure légitime. Malheureusement on perçoit chez certains une forme de suspicion quand la critique est de « confession » musulmane. on juge, de manière peut être inconsciente, la valeur de l’argument en fonction de son auteur et de sa religiosité; une catégorisation dangereuse. Il faut reconnaître aussi que certains acteurs de la communauté musulmane s’adonnent au rejet systématique de tout ce qu’a produit « l’Occident » sans nuance et dans une posture effectivement victimaire.

Tradition et critique de l’Occident chez Guénon

René Guénon.

L’oeuvre de Guénon est dans son ensemble une critique de l’Occident et de la modernité qu’elle véhicule. Le matérialisme, le quantitativisme, le scientisme, l’individualisme fondent pour cet auteur la quintessence de la modernité, qui est une révolution par rapport au Monde Ancien. Une critique virulente, radicale qui semble être donc excessive. Chez Guénon le rejet de la modernité peut s’accompagner d’une certaine nostalgie voire même d’une tolérance vis vis des superstitions. Il convient néanmoins de ne pas déformer sa pensée notamment au sujet de sa notion de « Tradition Primordiale ». Ainsi il nous dit dans « La crise du monde moderne » : « Dans la confusion mentale qui caractérise notre époque, on en est arrivé à appliquer indistinctement ce même mot de « tradition » à toutes sortes de choses, souvent fort insignifiantes, comme de simples coutumes sans aucune portée et parfois d’origine toute récente ; nous avons signalé ailleurs un abus du même genre en ce qui concerne le mot de « religion ». Pour Guénon la Tradition est synonyme de « Connaissance » ; une notion métaphysique qui englobe l’ensemble des savoirs relatifs aux principes premiers. Guénon estime que la connaissance rationnelle est non seulement insuffisante pour connaître les fins des choses mais s’érige en plus comme unique source de savoir. C’est ainsi que la Tradition, mystique par exemple, doit être sollicitée pour rétablir un ordre naturel, seule manière pour l’Homme d’être en symbiose avec le cosmos. Il est à noter que Mohamed Iqbal, dans son œuvre majeure « reconstruire la pensée religieuse de l’islam », adopte une posture un peu similaire sans être en total rupture avec la modernité européenne ; «Il n’y a pas non plus de raison de supposer que la pensée et l’intuition sont essentiellement opposées l’une à l’autre.»Personnellement la lecture de l’Occident par Iqbal me paraît plus juste et objective, alors que Guénon semble rejeter son monde tout en idéalisant les sociétés traditionnelles.

Réformisme et postmodernité
Alors que la modernité a interrogé l’islam sur sa capacité à assimiler les principes de liberté, d’égalité entre les sexes ou encore de laïcité la postmodernité, qui est une seconde modernité, bouleverse totalement le rapport à la normativité telle que vécue depuis des siècles en terre d’islam mais aussi en Occident. Alors que la modernité, dont le cœur agissant est le processus d’individualisation, a émancipé l’individu de la tradition, de la religion et du groupe, la postmodernité lui permet d’échapper à l’emprise de la famille et sa normativité propre, à l’Etat-nation ou encore à la Nature à travers l’actualité de « l’homme augmenté ». C’est la survenance du Surhomme prophétisé par Nietzsche ; un être qui se construit sans aucune référence céleste. L’islam et plus globalement les religions et les philosophies sont amenées ou sommées de s’adapter à un progressisme sans boussole. Il est parfaitement fallacieux de penser que la postmodernité soit un dépassement de la modernité et une critique de ses excès, elle n’en est qu’un prolongement et un approfondissement.

Le réformisme musulman oscille entre adaptations et permanences dans un équilibre et une certaine hiérarchie des normes et valeurs. Le risque serait de se trahir en succombant à un consumérisme théologique

La normalisation de toutes les orientations sexuelles suivie de l’acceptation du mariage homosexuel ne peut aboutir qu’à la formation d’une famille d’un nouveau genre et donc au recours à la PMA puis pour une question d’égalité à la GPA. Il ne s’agit pas d’une obsession sur cette question mais d’une simple illustration car nous ne sommes qu’au début d’un transhumanisme imprévisible et déboussolant. Les nombreux cas de harcèlement qui concernent plusieurs pays, toutes les corporations professionnelles et toutes catégories sociales ne peuvent être perçus seulement sous l’angle du patriarcat mais doivent être analysés comme une conséquence aussi de la postmodernité. S’il ne peut tout expliquer et encore moins excuser, l’hyper-sexualisation, fruit de l’individualisme hédoniste, ne peut être écartée comme facteur aggravant. Cette tendance a été analysé, entre autres, par le sociologue Jean Baurillard dans son ouvrage « La société de consommation » dans lequel il dit : « Avec la beauté telle que nous venons de la définir, c’est la sexualité qui partout aujourd’hui oriente la « redécouverte » et la consommation du corps. L’impératif de beauté, qui est impératif de faire-valoir le corps par le détour du réinvestissement narcissique, implique l’érotique, comme faire-valoir sexuel. » En conclusion de ce même ouvrage on peut lire ce passage qui fait écho, plus d’un siècle plus tard, à la citation de Simmel énoncé ci-dessus. « Ou alors il faut supposer que c’est la société entière, « Société Anonyme », S.A.R.L, qui a passé contrat avec le Diable, lui a vendu toute transcendance, et est hantée désormais par l’absence de fins. »

D’une hégémonie à une autre
Comment ne pas reconnaître que ces évolutions s’apparentent à des caprices libérés par la « mise sous quarantaine» de la religion ? La vocation de l’islam est-elle de céder à ces caprices ou plutôt de rappeler les cadres transcendants et permanents? Le réformisme musulman oscille entre adaptations et permanences dans un équilibre et une certaine hiérarchie des normes et valeurs. Le risque serait de se trahir en succombant à un consumérisme théologique. Il conviendrait donc « d’euthanasier la tradition musulmane hégémonique » pour libérer les musulmans de carcans normatifs imposés arbitrairement par un clergé conservateur. Il convient tout d’abord de reconnaître qu’il existe une orthodoxie plus ou moins rigide dans le droit musulman et, plus largement, dans la théologie musulmane. Après plus d’un siècle de pensée réformiste, les logiques sous-jacentes du droit musulman n’ont que peu évoluées depuis le Moyen-Âge.

Peut-on parler néanmoins d’hégémonie au vu de la situation réelle des pays musulmans ? Dans les faits, il existe une très grande diversité d’écoles de pensée au niveau juridique, mystique… dans le monde musulman. De plus, le droit civil, par conséquent le droit positif, ne coïncide que très partiellement avec le droit musulman tel qu’il apparaît dans le corpus canonique. En conséquence, une orthodoxie figée peut être déplorée mais il est plus que contestable de parler d’hégémonie. Sur un autre plan, on peut aussi déplorer une hégémonie de la pensée unique; une rouleau compresseur progressiste et individualiste qui voue aux gémonies toute critique de la postmodernité hédoniste. Une hégémonie si étouffante qu’elle se permet d’affubler les contradicteurs d’étiquettes « d’islamistes », « intégristes » ou « conservateurs » tout en s’offusquant qu’on leur attribut à leur tour des qualificatifs dévalorisants. Au delà de l’argumentation des uns et des autres, il conviendrait donc d’abandonner la stigmatisation pour instaurer un authentique débat franc, sincère et sans faire l’économie d’une certaine morale.

L’approche historico-critique et ses limites
Il semble évident que le droit musulman tel qu’il se présente à nous et hérité d’un autre temps et d’un autre monde ne peut répondre aux problématiques et aux enjeux de notre temps. Pour cela il convient effectivement de faire « l’archéologie » de son élaboration pour reprendre le vocabulaire de l’école structuraliste. Les sciences islamiques ne sont qu’une tentative éminemment humaine de transposition des dogmes et des valeurs musulmanes dans la vie des hommes. Cette construction est un ijtihad inscrit dans l’histoire musulmane et ne peut donc prétendre ni à la sacralité ni à l’infaillibilité. Il faut reconnaître néanmoins que cet effort, pour cette époque, est d’une grande rationalité et en conséquence le terme de « sciences » islamiques n’est pas galvaudé. Ainsi, le travail de rationalisation dans la collecte de hadiths prophétiques et leur classification, et à l’aune des connaissances de l’époque, ne peut que susciter l’admiration. Mais nous conviendrons aisément que les progrès des sciences humaines et de la raison critique ne peuvent se suffire de ce travail précurseur et qu’il est urgent de refonder une science du hadith qui intègre les enseignements de l’histoire, de la sociologie, anthropologie…

Djilali Elabed.

Cette posture déconstructiviste ne doit pas masquer les limites de cette démarche et les conclusions parfois bien fragiles de ses partisans. Par exemple, certains soutiennent que le message coranique ne s’adressait qu’aux arabes de la péninsule et qu’il n’avait pas initialement de vocation universelle. Cela contredit de manière assez grossière, il faut le dire, la théologie musulmane et cette affirmation ne résiste absolument pas à la critique. En effet, le Coran ne cesse de dialoguer et interpeller les Gens du Livre au sujet de leurs déviances. Il semble donc évident que le Prophète de l’islam soit invité par le Coran à s’adresser aux chrétiens et aux juifs afin qu’ils adoptent les dogmes de la nouvelle religion. De même, le Coran nous informe que le message s’adresse à tous les hommes et aux Djinns (j’évacue la question de leur existence pour ne retenir que l’argument en faveur du caractère universel du message), à moins de considérer que seuls les djinns de la Mecque et de Médine soient visés ? Tout cela me paraît donc tiré par les cheveux.

Si le réformisme musulman est multiple il n’en demeure pas moins une école qui se veut fidèle à l’héritage théologico-canonique classique sans pour autant tomber dans le taqlid (imitation aveugle). Aucun penseur de cette école n’a relativisé les sources premières de l’islam et l’importance du Coran et de la sunna dans la production théologique et juridique

Il faut ensuite souligner que certaines déclarations ou affirmations ne sont pas nouvelles ; il en est ainsi de la compilation du coran. Il existe de nombreux avis, dès les premiers temps de l’islam, sur le process utilisé pour compiler le coran, l’ordre des sourates, les différentes vulgates (reposant sur des nuances)… C’est aussi une nouvelle preuve de l’objectivité (au moins dans la démarche) et de l’esprit scientifique des savants de l’islam, sans oublier qu’ils sont les producteurs-fournisseurs de la matière première de l’islamologue. Enfin, si l’approche historico-critique ambitionne de décrire et d’écrire l’histoire des sources scripturaires de l’islam par objectivation et en situant cette entreprise dans un contexte anthropologique et politique, elle ne peut se prononcer sur l’origine première du Coran et des hadiths. Il apparaît donc une démarcation, fossé incompressible entre le moment de la révélation (Coran et hadith) et le moment de la consignation de cette révélation ; ce que Mohamed Arkoun exprime par les expressions de « faits coraniques » et « faits islamiques ».

En conséquence l’islamologie depuis le XIXe siècle ne fait qu’émettre des doutes sur les sources scripturaires et leur compilation sans pour autant invalider l’essentiel des connaissances traditionnelles au sujet de la compilation du coran et, plus secondairement, des hadiths. Il en va tout autrement du droit musulman qui doit être remis à plat au vu des évolutions de nos sociétés et de la nécessaire revisite des sources islamiques imposée par les sciences humaines. C’est à ce niveau que « sciences islamiques » et approche historico-critique peuvent participer conjointement à l’élaboration d’un nouvel « ijtihad » dans une dialectique respectueuse des domaines et spécificités de chaque tradition.

Quel réformisme musulman ?
Le débat auquel nous assistons traduit aussi les divergences au sujet de l’appellation, plus vraiment contrôlé, de «réformisme». Il y a une volonté de parts et autres de s’inscrire dans un héritage pour s’inscrire au moins en partie dans le patrimoine musulman. Un terme qui arrange donc du fait d’une double connotation que l’on retrouve dans l’expression arabe « al islah wa attajdid » que l’on pourrait traduire par « assainissement et renouvellement ». Si le réformisme musulman est multiple il n’en demeure pas moins une école qui se veut fidèle à l’héritage théologico-canonique classique sans pour autant tomber dans le taqlid (imitation aveugle). Aucun penseur de cette école, qu’il s’agisse de al Afghani, Abdouh, Ibn Achour, Ibn Badis voire Iqbal, n’a relativisé les sources premières de l’islam et l’importance du Coran et de la sunna dans la production théologique et juridique. Peut-on donc se prétendre réformiste tout en étant en rupture avec cet héritage ? Je doute que l’on puisse se prévaloir de ce titre tout en étant en opposition avec les fondamentaux de cette école. Pour une plus grande clarté du débat il conviendrait d’éviter cette course à « l’échalote réformiste » plus ou moins opportuniste.

Illustration du poète et penseur musulman Muhammad Iqbal.

De mon point de vue être réformiste ne consiste pas à brader les valeurs fondamentales de l’islam sous prétexte qu’il faille s’adapter à son temps, ni à une société qui ne sait plus à quel saint se vouer et dont les individus semblent de plus en plus dominés par des désirs éphémères voir destructeurs. Mohamed Iqbal le rappelait déjà : « Nous accueillons avec plaisir le mouvement libéral dans l’islam moderne ; mais il faut cependant admettre que l’apparition d’idées libérales dans l’islam constitue aussi le moment le plus critique dans l’histoire de l’islam. Le libéralisme a tendance à agir comme force de désintégration, et l’idée raciale qui semble opérer dans l’islam moderne avec plus de force que jamais peut avoir pour effet d’effacer finalement la large conception humaine que les peuples musulmans ont tiré de leur religion. En outre, nos réformateurs religieux et politiques, dans leur zèle pour le libéralisme, peuvent outrepasser les limites convenables de la réforme en l’absence d’un frein à leur ferveur juvénile. » Plus loin il écrit : « Avec la renaissance de l’islam, il est donc nécessaire d’examiner, dans un esprit indépendant, ce que l’Europe a pensé et la mesure dans laquelle les conclusions qu’elle a atteintes peuvent nous aider à revoir et, si nécessaire, reconstruire la pensée théologique de l’islam. » Nombreux sont les auteurs qui ont fait état de l’échec relatif du réformisme. Cet échec tient à trois raisons essentielles : la dimension élitiste de la réforme, son incapacité à porter une réflexion autonome qui ne serait pas dictée par la seule expérience occidentale et enfin l’enfermement dans un paradigme théologico-canonique inscrit dans une histoire révolue. Néanmoins le réformisme ne doit pas tomber dans deux écueils : considérer l’expérience occidentale comme l’horizon indépassable de l’humanité et rejeter en bloc un héritage riche de par son édifice théologique, juridique, mystique, philosophique et humaniste. Dit autrement il ne faudrait pas jeter le bébé avec l’eau du bain.

Djilali Elabed

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