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samedi 27 avril 2024

Raison traductrice et contemporanéité du Coran

Comment rendre la compréhension du Coran claire pour notre temps ? Comment faire parler le Coran pour qu’il puisse avoir quelque chose à nous dire sur notre monde et le sens de notre existence ? Pour Mouhib Jaroui, ce travail théologique implique l’usage d’une raison traductrice la plus à même d’interagir avec le réel. Une notion clé qu’il présente dans un texte exclusif proposé par Mizane.info.

La pensée n’est jamais entièrement indépendante du réel vécu, le réel est ce qui la constitue, soit pour le cautionner, soit pour le récuser.

Une pensée quelle qu’elle soit ne peut s’abstraire totalement du monde vécu dans sa contingence.

Et toute pensée qui vise à s’affranchir du réel ne peut qu’aller à l’encontre de ce qui constitue la pensée : son réalisme.

Ainsi approchée, est-ce à dire que la pensée est condamnée à s’annihiler sous le joug spatio-temporel et renonçant définitivement à l’universalité ?

Oui si l’on suppose que la pensée est par essence déconnectée du réel, théorie pure – à supposer encore qu’elle puisse exister -, mais c’est par son réalisme essentiel que la pensée devient possible.

Il n’y a pas d’une part la pensée ou le monde des idées et d’autre part le monde matériel ou la réalité, comme le croyaient les Grecs, conduisant à cette distinction dangereuse entre raison pratique et raison théorétique et privilégiant celle-ci par rapport à celle-là.

Lorsque le Coran évoque une réalité concrète, ou une circonstance de révélation, il ne se laisse pas conditionner ou enfermer dans un périmètre étroit, mais plutôt, par là, il confirme deux vérités: d’une part la pensée n’a de sens que parce qu’elle est rapportée au réel et, d’autre part, le Coran est toujours étroitement lié au réel, non pas uniquement aux réalités finies et désignées pédagogiquement pendant vingt-trois années, mais aussi toutes les réalités à venir, soit pour les confirmer, soit pour les changer.

Il convient de les unir, non pas dans un ordre chronologique de sorte que la raison pratique vienne après coup remédier aux limites de la raison pure, comme chez Kant, ni dissoudre de façon irrationnelle la « raison pure » dans une prétendue démarche de dévoilement comme chez certains mystiques, mais de sorte que l’une n’ait de sens que parce qu’elle est liée à l’autre.

Il n’y a pas d’une part une philosophie première et de l’autre une philosophie pratique. Cette scission repose sur une fiction qui n’a pas lieu d’être. D’où les éternelles tautologies de l’approche historico-critique qui n’a pas compris le sens pratique de l’histoire.

Elle n’a pas compris que la Révélation était destinée à réformer le réel dans toutes ses dimensions.

Elle traque les moindres contingences dans l’histoire pour invalider des idées, des thèses ou des théories, sous prétexte qu’elles auraient été favorisées par un principe premier certes, mais contingent au demeurant, leur préférant l’Idée d’Absolu.

Nous utilisons le conditionnel, car ce prétendu « contexte » n’est pas forcément celui qui a rendu possible telle ou telle autre pensée, et surtout, quand bien même un contexte particulier aurait effectivement favorisé une pensée, celle-ci n’a de sens que parce qu’elle porte sur une réalité vécue dans toute sa complexité et sa contemporanéité.

C’est pourquoi, nous parlons de tautologie stérile à propos de l’approche historico-critique, car dire qu’un contexte est reflété dans une pensée, c’est aussi trivial que dire d’un homme qu’il est le fruit d’un contact entre un père et une mère.

Que l’on ne s’y trompe pas, notre compréhension de la pensée ne conduit pas nécessairement à un déterminisme dans lequel justement l’approche historico-critique voudrait nous faire tomber, soustrayant à l’homme ses marges de manœuvre.

Bien au contraire, le réel est un ensemble de pensées réalisées, objectivées, extériorisées, traduites dans l’expérience concrète, car ontologiquement, le propre d’une pensée quelconque est d’interagir avec le réel, tantôt en le subissant, tantôt en le créant, mais en dernier ressort ce réel est toujours endogène, il résulte de l’objectivation des pensées des uns et des autres.

C’est parce que la structure cognitive des hommes est ainsi faite, que le Coran a été révélé en s’articulant à des réalités, non pas qu’il soit déterminé par ces réalités, non pas qu’il soit conditionné par un contexte particulier, mais l’entendement des hommes ou leur structure mentale ne peut comprendre un discours quelconque que parce qu’il s’enracine dans une réalité, une réalité quelconque, aussi contingente soit-elle.

Cette contingence des réalités périssables désignées par le Coran n’invalide aucunement son universalité, bien au contraire, elle l’entérine et la consolide. Le Coran ainsi révélé est la consécration ontologique de sa propre contemporanéité.

En effet, lorsque le Coran évoque une réalité concrète, ou une circonstance de révélation, il ne se laisse pas conditionner ou enfermer dans un périmètre étroit, mais plutôt, par là, il confirme deux vérités: d’une part la pensée n’a de sens que parce qu’elle est rapportée au réel et, d’autre part, le Coran est toujours étroitement lié au réel, non pas uniquement aux réalités finies et désignées pédagogiquement pendant vingt-trois années, mais aussi toutes les réalités à venir, soit pour les confirmer, soit pour les changer.

Certains théologiens de l’islam ont compris cette double vérité, la pensée est fille de son temps autant que celui-ci est ce que nous y mettons.

Par exemple, une seule nuit, la nuit du destin est mieux que mille mois, en ceci qu’elle tire son importance des actes que nous y accomplissons.

C’est pourquoi la question de la temporalité est permanente dans les méthodologies de l’exégèse qui tentent de rendre le Coran intelligible.

La temporalité, loin de se laisser circonscrire dans une raison théorétique, mathématique ou physique, est aussi et surtout fondamentalement pratique. Le temps est un récipient vide appelé à se remplir par les actions des hommes.

Dans les sciences du Coran, on trouve des éléments liés à l’histoire, comme les versets mécquois et les versets médinois ; de même dans les fondements du droit musulman, on trouve les versets à portée générale et les versets à portée spécifique, y compris la notion d’intérêt général et le rôle de la coutume quand elle ne va pas à l’encontre de la Législation. Autant d’éléments qui sont liés à l’histoire.

Des théologiens ont fait le parallèle entre les versets à portée générale et le concept de l’universel, il en est ainsi d’Al-Ghazâlî dans son Mi’yâr al-‘Ilm qui a fait le parallèle dans son traité sur la logique entre le ‘âme des fuqahâ et le kullî de la logique.

Ainsi, sauf indication contraire, les théologiens ont considéré que les versets doivent être approchés dans leur portée générale et non pas dans les cas spécifiques à propos desquels ils ont été révélés.

Autrement dit, les circonstances de révélation meurent, mais les enseignements qui s’en dégagent demeurent vivants pour toutes les époques.

Par exemple, les versets qui s’adressent explicitement aux gens du Livre, s’adressent tout autant à ceux d’aujourd’hui qu’aux musulmans de l’époque de la révélation comme ceux de l’époque actuelle.

La raison traductrice, en tant qu’ijtihâd, n’est pas figée au point de s’imposer indiscutablement aux générations futures. Tout théologien qui réunit les conditions nécessaires pour exercer l’extraction (al-istinbât), peut remettre en cause un autre ijtihâd (…) Il est important de préciser cela, car ce n’est pas le réel qui est le fondement de l’ijtihâd au point d’évoluer au gré de quelque circonstance ou contexte qui s’impose à lui, c’est la raison traductrice qui produit et transforme le réel et non l’inverse.

Les compagnons sont certes tous morts, mais les versets qui portent sur ces hommes en tant qu’ils exprimaient leur humanité dans ses forces comme dans ses faiblesses, demeurent en vigueur tant que l’humanité continue d’exister.

Ainsi, la temporalité n’est pas une donnée en face de laquelle l’homme angoisserait désespérément, car n’ayant aucune prise sur elle, comme dans la philosophie de Heidegger, car ici, il s’agit d’un être pour l’au-delà de la mort en ce que l’âme y est considérée dans sa perfectibilité et son immortalité.

La tâche qui incombait donc aux théologiens depuis le commencement était de mettre en œuvre ce que nous appelons la raison traductrice, c’est à dire celle qui se situe au point de jonction entre le Coran et la réalité vécue.

Mais encore une fois, que l’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas d’approcher le Coran en tant qu’il est déconnecté du réel, il s’agit plutôt de l’interroger en lui posant des questions circonstanciées, relatives au réel vécu.

Ainsi, le lecteur du Coran, qu’on le veuille ou pas, est toujours chargé de son époque et enraciné dans le réel, et il ne peut en être autrement, car c’est là que réside tout le secret de la contemporanéité du Coran. Sans contresens aucun, il s’agit d’une contingence nécessaire.

Là où certains voient dans notre façon d’approcher l’exégèse sa propre disqualification du champ de l’universalité, nous y voyons au contraire ce qui constitue sa puissance dynamique.

C’est en cela que consiste le principe de l’ijtihâd, effort de réflexion des théologiens qui remplissent les conditions pour l’exercer en vue d’extraire à partir des Textes les prescriptions normatives.

Ces prescriptions portent soit sur l’individu, sur la collectivité, soit sur le dogme, y compris sur les systèmes de production de vision du monde en vigueur à un moment donné de l’histoire (les savoirs et savoirs-faire).

On voit donc bien que le Texte ne dicte pas ses normes à des théologiens passifs, mais ces derniers sont au contraire appelés à produire un effort substantiel en rapport avec un réel complexe qu’ils étudient en interaction avec le Texte.

Le théologien est donc toujours chargé de son contexte. On est en droit de nous demander plus de précision sur cette raison traductrice eu égard à son importance capitale.

Eh bien, elle est l’union entre la raison théorique et la raison pratique, c’est à dire qu’elle conjugue raison positive et raison normative, en ce que le travail de traduction ou d’objectivation résulte essentiellement de la fusion entre les jugements « ce qui est » et « ce qui doit être ».

Non seulement il n’y a pas lieu de renoncer à l’ontologie, l’étude de l’être en tant qu’être, sous prétexte qu’elle s’est jusqu’à présent réalisée dans un projet de thématisation ou de domination d’autrui en Occident, comme le pense E. Levinas, mais aussi, elle est étroitement liée à la morale.

Ces deux ordres ne sont jamais séparés dans notre sagesse intégrale, car le jugement positif du réel, tel qu’il est, est déterminé par la morale.

La raison traductrice, en tant qu’ijtihâd, n’est pas figée au point de s’imposer indiscutablement aux générations futures.

Tout théologien qui réunit les conditions nécessaires pour exercer l’extraction (al-istinbât), peut remettre en cause un autre ijtihâd s’il juge que des erreurs de jugement ou des éléments omis ont oblitéré une extraction ou une déduction antérieure.

Il est important de préciser cela, car ce n’est pas le réel qui est le fondement de l’ijtihâd au point d’évoluer au gré de quelque circonstance ou contexte qui s’impose à lui, c’est la raison traductrice qui produit et transforme le réel et non l’inverse.

Pour finir, cette sagesse resterait incomplète si nous n’abordions pas les conditions pratiques de l’expression et de l’exercice de la raison traductrice.

Parce qu’elle est, disions-nous, fondamentalement liée au réel et à la normativité, elle ne peut se manifester que dans l’espace commun d’entre-connaissance : « Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez » (Al-Hujurât, 13).

Il est d’une part commun car les participants au débat doivent au préalable s’entendre sur des principes rudimentaires partagés, et d’autre part, il est le lieu de l’entre-connaissance en ce que la légitimité ou la vraisemblance des différents avis est respectée, c’est à dire que les points de vue respectifs doivent tous bénéficier du même poids potentiel de crédibilité; sans quoi, toute tentative d’objectiver une pensée en dehors de cet espace se condamne à tomber dans la tyrannie.

Ainsi, cette maxime relayée par les théologiens de l’islam manque d’exactitude en ceci qu’elle contrevient à l’espace commun d’entre-connaissance coranique : à la célèbre formule que l’on attribue en effet à l’imam Shâfiî « mon avis est vrai, mais peut être faux, et votre avis est faux, mais peut être vrai », nous lui préférons la sagesse coranique qui respecte de façon radicale et humblement la dignité des participants au dialogue sans préjugé aucun : «C’est nous ou bien vous qui sommes sur une bonne voie, ou dans un égarement manifeste » (Sourate Saba’, 24).

Tel est le bel agir communicationnel qui s’inscrit dans la sagesse intégrale et qui rend possible l’exercice de la raison traductrice.

Mouhib Jaroui

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