Quelle est la conception que les maîtres spirituels de l’islam se faisait au juste de l’unicité divine (Tawhid). Quelques éléments de réponse dans ce texte de l’imam Qushayri, extrait de son « Epître sur la science du soufisme » (Albouraq).
Sachez – qu’Allâh vous fasse miséricorde ! – que les maîtres de cet ordre ont, au sujet du Tawhîd, établi leurs règles sur des bases authentiques ; ils ont ainsi préservé leurs convictions religieuses des innovations, et professent la doctrine de l’Unité qu’ils ont rencontrée chez les anciens et les gens de la Sunna : il ne s’y trouve ni doctrine de la similitude divine, ni négation des Attributs. Ils savent ce qu’est la réalité de la Préexistence et ont réalisé la nature de l’existence à partir du Non Être. C’est pour cela que le seigneur de notre Voie, Al-Junayd – qu’Allâh lui fasse miséricorde ! – a dit : « Le Tawhîd, c’est isoler le préexistant de l’accident ».
Ils ont établi les fondements des articles de foi par des démonstrations claires et des preuves évidentes, comme l’a dit Ahmad ibn Muhammad al-Jurayrî : « Celui qui ne connaît pas la science de la réalisation de l’Unité par l’une de ses preuves, le pied de l’illusion le fait chuter dans le précipice de la perdition. » Il veut dire par là que celui qui s’en remet à l’imitation conformiste, sans méditer personnellement les preuves du Tawhîd, abandonne les voies du salut et se retrouve condamné à la perdition. Alors que celui qui médite les sentences qu’ils (les maîtres) emploient, et examine attentivement leurs discours trouve confirmation, dans leurs paroles éparses et rassemblées, de ce dont il a acquis la certitude dans sa réflexion : les initiés ne renoncent jamais à réaliser leur but, et, dans leur quête, ne traînent pas par faiblesse.
Nous allons brièvement mentionner, dans cette partie, leurs paroles disséminées dans leurs discours concernant les principes religieux. Ensuite, nous énoncerons dans l’ordre tout ce qui est inclus dans les articles de foi indispensables, sous forme brève et concise, si Allâh veut.
J’ai entendu le shaykh Abû ‘Abd al-Rahmân Muhammad al Husayn al-Sulamî dire que, selon ‘Abdallâh ibn Mûsâ al-Salâmî, Abû Bakr al-Shiblî a déclaré : « L’Unique ? C’est ce qui est connu avant toute définition et avant toute lettre. » C’est une parole claire de la part d’Al Shiblî, indiquant qu’il n’y a pas de définition de Son Essence, pas de lettre dans Son Discours ! J’ai entendu Abû Hâtim al-Sûfî dire, d’après Abû Naçr al-Tûsî, qu’on a questionné une fois Ruwaym ibn Ahmad (al-Baghdâdî) pour connaître la première obligation qu’Allâh a prescrite à Ses créatures. Il répondit : « C’est la connaissance, en raison de Sa Parole : “Je n’ai créé les djinns et les hommes que pour qu’ils M’adorent”, Ibn ‘Abbâs ayant précisé : “pour qu’ils Me connaissent”».
Al-Junayd a dit : « Dans le domaine de la Sagesse, la première chose dont le serviteur doit être convaincu est qu’il lui faut connaître l’Artisan qui l’a façonné, et comment a été produit le contingent. Il connaîtra ainsi la qualité du Créateur à partir du créé, la qualité de l’Éternel à partir de l’accidentel. Il se soumet à Son Appel, et reconnaît la nécessité de son obéissance, car, en vérité, celui qui ne reconnaît pas son propre Possesseur ne pourra pas reconnaître les droits que Sa Fonction exige. »
Muhammad ibn al-Husayn m’a appris, d’après Muhammad ibn ‘Abdallâh al-Râzî, qu’Abû Tayb al-Marâghî a dit : « Il y a pour l’intellect une preuve, pour la sagesse une allusion subtile, et pour la connaissance un témoignage direct. Ainsi l’intelligence démontre, la sagesse fait allusion, mais la connaissance, elle, atteste que la pureté des œuvres d’adoration ne s’obtient que par la pureté de la connaissance de Son Unité ».
On a questionné Al-Junayd à propos de la réalisation de l’Unité, et il a répondu : « C’est la singularisation de celui qui professe l’Unité divine, grâce à la réalisation de Son Unicité à travers la perfection de Son Unité absolue : Il est l’Unique qui « n’a jamais engendré et n’a jamais été engendré » (Cor. 112, 3). Il n’a pas d’opposants, de rivaux ni de semblables ; Il est Incomparable, sans mode, sans figuration ni personnification : “Aucune chose n’est semblable à Lui, alors qu’Il est par excellence l’Oyant, le Voyant” (Cor. 42, 11). »
Muhammad ibn Yahyâ al-Çûfî m’a rapporté, selon ‘Abdallâh ibn ‘Alî al-Tamîmî al-Çûfî et Husayn ibn ‘Alî al-Dâmaghânî, qu’on a questionné Abû Bakr al-Zâhirabâdî sur la connaissance, et il a répondu : « La “connaissance” est un nom dont la signification est une réalité immense dans le cœur, qui te préserve de toute négation des Attributs de Dieu et de toute comparaison. » Abû al-Hasan al-Bûshanjî a dit : « Le Tawhîd consiste en ce que tu saches qu’Il est sans similitude avec les essences individuelles, et qu’on ne peut Le nier quant aux Attributs. »
Le shaykh Abû ‘Abd al-Rahmân al-Sulamî m’a rapporté, par l’intermédiaire de Muhammad ibn Muhammad ibn Ghâlib et Abû Naçr Ahmad ibn Sa‘îd al-Isfanjanî, que Husayn ibn Mançûr (al-Hallâj) a dit : « Considère que l’univers entier est accident, car l’Éternité Lui revient. Aussi la contingence est-elle inhérente à tout ce qui se manifeste par un corps : tout ce qui est assemblé grâce à des moyens adventices ne garde sa cohésion que par ces moyens. Ce qui, à un moment donné, lui donne cohésion, à un autre moment le désintégrera. Ce dont l’existence dépend d’un principe extérieur sera soumis à la nécessité. Tout ce qui est saisi par la pensée est formalisable.
Ce qui est contenu dans un lieu est saisi par un “où”. Tout ce qui entre dans une catégorie a nécessairement un mode. Gloire à Lui ! Aucun “au-dessus” qui Lui ferait de l’ombre, nul “au dessous” qui Le restreindrait, nulle limite qui pourrait Lui être opposée, aucun “auprès de” qui pourrait Le concurrencer, aucun “derrière” ne Le saisit, aucun “devant” ne Le limite, aucun “avant” ne Le fait apparaître, aucun “après” ne Le fait disparaître, aucun “tout” ne Le contient, aucun “il est” ne Le fait exister, aucun “il n’est pas” ne Le fait disparaître.
Aucun attribut pour Le décrire, Son Acte n’a pas de cause, Son Être n’a pas de fin. Il est exempt de tous les états passagers de Ses créatures : Il ne se mélange pas avec Ses créatures, n’use pas d’intermédiaire dans son action. Il se distingue d’eux par Son Éternité, comme eux se distinguent de Lui par leur caractère adventice25. Si tu dis “quand ?” : Son Être est antérieur à tout instant. Si tu dis “Lui” : le hâ’ et le wâw sont Ses créations. Et si tu dis “où ?” : Sa Réalité précède tout lieu. Les lettres sont Ses Signes, Sa Réalité est preuve en Soi, Sa connaissance est celle de Son Unité ; or, connaître Son Unité, c’est savoir qu’Il Se distingue de Sa création. Il est différent de toute conception qu’on peut en avoir. Comment ce qui apparaît grâce à Lui pourrait-il Le circonscrire ? Ou encore : comment ce à quoi Il a donné naissance pourrait-il remonter à Lui ?
Aucun regard ne peut Le regarder, ni aucune conjecture Le saisir. Sa “proximité”, c’est Sa Générosité, et Son “éloignement”, c’est Son mépris. Sa hauteur n’est pas de celles qu’on gravit, Sa venue est sans déplacement. “Il est le Premier, le Dernier, l’Extérieur et l’Intérieur ” (Cor. 57, 3), le TrèsProche, et le Très-Éloigné, Celui dont “aucune chose n’est semblable à Lui, alors qu’Il est par excellence l’Oyant, le Voyant” (Cor. 42, 11). » Abû Hâtim al-Sijistanî m’a rapporté, d’après Abû Naçr al-Sarrâj al-Tûsî, que Yûsuf ibn al-Husayn a relaté qu’un homme se dressa devant Dhû al-Nûn al-Miçrî et lui demanda : « Instruis-moi sur le Tawhîd ; qu’est-ce que c’est ? » Il répondit : « C’est que tu saches que la Puissance d’Allâh est dans les choses sans mélange, et que Son Acte pour les choses ne L’implique pas : Son Œuvre est la cause des choses, mais il n’y a aucune cause à Son Œuvre. Il n’y a aucun ordonnateur hormis Allâh, dans les cieux les plus hauts jusqu’aux terres les plus basses, et tout ce que tu peux représenter dans ton imagination, Allâh est différent de cela. »
Al-Junayd a dit : « Le Tawhîd, c’est ta science et ton affirmation qu’Allâh est sans pareil dans Son Éternité sans commencement, qu’il n’y a aucun second avec Lui, et qu’aucune chose n’accomplit Son Acte. » Abû ‘Abdallâh ibn Khafîf a dit : « La foi, c’est l’acceptation sincère par les cœurs de ce que Dieu nous a enseigné sur ce qui est caché. » Abû al-‘Abbâs al-Sayârî a dit : « Les dons d’Allâh sont de deux sortes : grâce et tentation. Ce qu’Il te laisse est une grâce ; ce qu’Il te reprend est tentation. Aussi dis : “J’ai la foi, si Allâh veut !” » Or, Abû al- ‘Abbâs al-Sayârî était le shaykh de son temps36. J’ai entendu le maître Abû ‘Alî al-Daqqâq dire : « Un homme toucha le pied d’Abû ‘Abbâs al-Sayârî. Celui-ci dit : “Tu touches un pied que je n’ai jamais déplacé pour pécher contre Allâh !” »
Abû Bakr al-Wâsitî a dit : « Celui qui affirme : “J’ai réellement foi en Allâh”, on lui dit : “La réalité fondamentale de la foi implique vision, connaissance profonde et compréhension. Celui qui en est privé ne peut s’en réclamer !” » Il voulait faire allusion à ce que disent les gens de la Sunna : celui qui a vraiment la foi est celui pour qui le Paradis a été décrété (par Jugement divin). Celui qui ne connaît pas cela à partir du secret de la Sagesse d’Allâh le Très-Haut, son allégation selon laquelle il a véritablement la foi est fausse ». J’ai entendu le shaykh Abû ‘Abd al-Rahmân al-Sulamî rapporter, selon Mançûr ibn ‘Abdallâh et Abû al-Husayn al-‘Anbarî, que Sahl ibn ‘Abdallâh al-Tustârî a dit : « Les croyants regardent vers Lui d’un regard qui ne peut L’englober ni Le saisir définitivement ».
Abû al-Husayn al-Nûrî a dit : « Dieu a regardé les cœurs, mais n’en a pas trouvé de plus désireux de Lui que celui de Muhammad. Aussi Allâh l’a-t-Il gratifié de l’ascension, anticipant ainsi la vision et la conversation directes ». J’ai entendu l’imâm Abû Bakr Muhammad ibn al-Fûrak rapporter que Muhammad ibn al-Mahbûb – qui était au service d’Abû ‘Uthmân al-Maghribî – a dit : « Abû ‘Uthmân al-Maghribî m’a dit un jour : “Muhammad, si quelqu’un te dit : ‘Où se trouve Celui que tu adores ?’, que réponds-tu ?” – “Je réponds : ‘Là où Il n’a jamais cessé d’être’.” – “Et s’il te dit : ‘Où est-Il dans l’Éternité ?’, que réponds-tu ?” – “Je réponds : ‘Là où Il est maintenant, c’est-à-dire qu’Il était sans lieu, et qu’Il est maintenant tel qu’Il était’.” Il fut satisfait de cette réponse : il retira sa tunique et me la donna. »
Qushayri