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mardi 23 avril 2024

Question musulmane et question noire en miroir        

L’expérience noire américaine peut-elle inspirer la problématique de l’islamophobie en France pour les Français de confession musulmane ? C’est la question que soulève Zinedine Gaid dans sa dernière tribune que publie Mizane.info dans laquelle il propose une typologie des réponses musulmanes face au discours et au climat ambiant.  

Il n’échappe à personne depuis ce début d’année que la « question musulmane » est au centre du débat public – bien loin devant la « question sociale », pour le plus grand bonheur de certaines élites. Attentat à la préfecture de police ; les « signaux faibles » de radicalisation et la société de surveillance ; une mère voilée au Conseil Régional prise à partie ; la manifestation du 10 novembre, etc.

Récemment, le ministre de l’intérieur expliquait dans un quotidien mettre en place un plan de « lutte contre l’islamisation et le repli communautaire » consistant essentiellement en surveillance et fermeture de lieux de culte ou supposés tels. Des mesures toujours plus « sécuritaires » et « répressives » au sommet de l’État donc.

Autant de mesures qui, évidemment, engendrent différentes réactions pour les premiers concernés musulmans et leurs leaders respectifs : la manifestation du 10 novembre aura été l’une d’elle avec des positions plurielles.

Bref, un questionnement de fond se pose pour ces leaders sur ce qu’il conviendrait de faire politiquement pour résoudre cette « question » imposée d’en haut.

Pour illustrer ce qui se passe au sujet de la « question musulmane » mais cette fois-ci, du point de vue des premiers concernés, on peut essayer de la mettre en parallèle avec la « question Noire » et le combat pour les droits civiques des Afro-américains.

Toute proportion gardée, la comparaison se veut uniquement illustrative et indicative, non pas analogique, dans la mesure ou le combat des Noirs américains de l’époque est sans commune mesure tant dans l’intensité que dans la gravité.

Question de vie ou de mort donc, là où la question musulmane quoi qu’on en dise n’en relève pas, fort heureusement au demeurant… – à ceci près que : Johana, une maman voilée a été mortellement poignardée dans la Loire ; une tentative d’assassinat contre l’imam Rachid Eljay faisant deux blessés ; une agression à l’arme à feu faisant aussi deux blessés à la mosquée de Bayonne ; cinq individus de septembre 2018 au mois de mai 2019 ont été arrêtés, dont un ancien gendarme, pour avoir projeté des attentats contre des mosquées et synagogues avec explosifs et armes et feu ; en juin 2018, un groupe d’extrême droite en possession d’armes et de grenades artisanales a été arrêté projetant d’assassiner « des imams radicaux, des détenus islamistes sortant de prison mais aussi des femmes voilées » prises au hasard.

Les musulmans français ne vivent pas dans un État ségrégationniste et raciste – bien qu’il puisse y avoir des agissements racistes, tous en droit, répréhensibles par la Loi –, ne sont pas victimes de ratonnades ou de crimes récurrents, ne disposent pas de moins de droits civiques que leurs concitoyens, ne sont pas à la merci d’une justice d’exception ostensiblement et systématiquement en leur défaveur. Cependant, des injustices et autres discriminations existent bel et bien à leurs égards.

Il n’échappe à personne désormais selon différentes enquêtes qu’il existe une discrimination à l’embauche en fonction de la religiosité musulmane ou non du demandeur d’emploi, il en va de même pour les demandes de logement ; il existe des actes anti-musulmans clairs, identifiables et mesurables (agressions, insultes, provocations, abus et dommages) ; des mesures politico-juridiques prises non pas à l’encontre direct des musulmans – puisque la Loi « assure » qu’il n’en est rien –, mais impulsées en tout cas, par une certaine visibilité public de l’Islam jugée « problématique » et « dangereuse » via quelques pratiquants minoritaires ; enfin une hostilité et une suspicion grandissante de la population majoritaire à l’égard des musulmans, notamment par une intense campagne médiatique, politique et culturelle, dont l’un des sujets de prédilection est devenu la « question musulmane » présentée le plus souvent sous des termes inquiétants, bien aidé en cela par l’avalanche d’actes terroristes qui ont frappés le sol français, provoquant une atmosphère anxiogène voire psychotique généralisée.

A lire du même auteur : D’un littéralisme l’autre : Zemmour and co. et le « salafisme »

Cette situation de minorité, de dominé, et de tendancielles cibles de discriminations et violences susmentionnées plus haut, provoque chez certains leaders de ladite minorité musulmane, des prises de positions divergentes quant à la question du « Que faire ? » en vue de la résolution du « problème » musulman en France.

Dans le cadre de la question musulmane, la distribution des rôles se fait à trois contre un : est « extrémiste » le musulman d’affirmation et de conciliation, le musulman contestataire et critique et le musulman de résistance et réactionnaire ; est « modéré » le musulman autocritique voire de négation.

Problème qui se pose, au fond, en ces termes : « Les musulmans doivent-ils renoncer à une partie (ou à la totalité) de leur religion pour pouvoir pleinement s’intégrer à la France ? » A cette question, quatre types de réponses existent.

La 1ère consiste en une acceptation partielle ou totale de l’incompatibilité : les musulmans doivent effectivement renoncer à (ou « réformer ») un pan plus ou moins court ou plus ou moins large, de leur foi pour pouvoir s’intégrer – position du musulman autocritique ou de négation.

La seconde réponse, suppose au contraire d’affirmer la caducité d’une telle question, précisément parce qu’il n’y aurait pas a priori d’incompatibilité entre la religion musulmane et les valeurs de la France – point-de-vue tenu par le musulman d’affirmation et de conciliation.

La troisième, considère qu’à supposer même qu’il y ait incompatibilité partielle ou totale de l’islam d’avec la France, ce n’est non seulement pas à ce premier de s’adapter, en tant que religion de dominés exilés, exportée malgré elle en terre hostile, mais aussi et surtout en tant que la question est posée non pas en tant que « problème » réel, mais bel et bien pour poser problème à des individus déjà fragilisés, infériorisés, et discriminés du fait de leur « race », « classe sociale », « genre », et aujourd’hui « religiosité » – cette position est tenue par ce qu’on appellera le musulman critique et de contestation.

La quatrième et dernière réponse ratifie l’idée selon laquelle il y aurait effectivement incompatibilité entre la foi islamique, la France et ses valeurs, en ce sens, aucune concorde véritable ne serait possible ni souhaitable, ce qui implique comme solution une parfaite séparation des musulmans et de leur semblables, un communautarisme assumé et revendiqué – position du musulman de résistance et réactionnaire.

Les principaux leaders Noirs pour l’émancipation des afro-américains avaient à se démener avec des questionnements plus ou moins semblables dans la mesure où il s’agissait de réfléchir – et surtout d’agir – sur le destin social et politique de la communauté noire américaine.

Tous, cherchant à « libérer totalement les Afro-Américains des entraves de la ségrégation et de la discrimination, pour leur permettre de se déterminer eux-mêmes en tant que peuple, et parvenir à se débarrasser du sentiment qu’ils sont des êtres inférieurs, qu’ils ne sont rien, pour recouvrir l’affirmation de soi en tant qu’êtres humains. »[1]

Pour se faire, les deux principaux chefs de file du combat noir, Malcom X et Martin Luther King, usèrent de deux types de stratégies opposées, pour finalement, deux solutions divergentes bien que le but final fût identique.

Martin Luther prêche l’intégration et la non-violence et désire finalement un « vivre-ensemble » commun et égalitaire entre Noirs et Blancs ; il a la faveur du public blanc de l’époque et incarne la figure du « Modéré ».

Malcom X – le 1er Malcom X de la Nation of Islam – prône un différentialisme racial et culturel irrémédiable entre Noirs et Blancs, d’où un séparatisme et un communautarisme politico-racial strict et nécessaire ; il représente aux yeux du public blanc, la « violence », le caractère « extrémiste », « radical », repoussant de la lutte.

King, écrit Albert Memmi « est l’opprimé qui se maîtrise encore parce qu’il croit encore le dialogue possible. Si l’on veut discuter, il faut inspirer confiance, ne pas trop demander d’abord, ne pas effaroucher l’adversaire (…) King est l’opprimé qui s’obstine à vouloir ressembler à son oppresseur, lequel reste pour lui le modèle. (….) Malcolm refuse furieusement toute ressemblance avec le Blanc. (…) Il se persuadera, par exemple, que son passé, les valeurs des siens, sont pleines d’une inépuisable grandeur, qu’il suffirait d’y revenir pour y découvrir toute l’humanité nécessaire pour vivre et combattre. Bref, alors que toute la philosophie de King se résume dans l’intégration, celle de Malcolm prépare déjà l’indépendance. »[2]

Ce qu’il y a d’intéressant dans cette question noire d’avec la question musulmane, c’est la répartition, par les « dominants », des places et des rôles de la révolte : Martin Luther King, le « Modéré » ; Malcom X, l’« Extrémiste ».

Dans le cadre de la question musulmane, la distribution des rôles se fait à trois contre un : est « extrémiste » le musulman d’affirmation et de conciliation, le musulman contestataire et critique et le musulman de résistance et réactionnaire ; est « modéré » le musulman autocritique voire de négation.

Pour Pascal Bruckner ou Jean Birnbaum par exemple, les « modérés » seraient entre autres : Abdennour Bidar, Abdelwahab Meddeb, Waleed Al-Husseini, Mohammed Sifaoui, Rachid Benzine, Malek Chebel, Zineb El Razzoui etc.[3]

Et c’est envers eux qu’il conviendrait de « tendre la main », au travers par exemple d’une « Fondation, une Charte voire un Concordat » afin « de faire des musulmans de France des Français musulmans, par des règles claires, de sorte que la citoyenneté et l’appartenance nationale priment sur les convictions religieuses ».

Et, en belle âme, Bruckner rassure tout de même : « Ne les acculons pas [les musulmans, N.D.A], en France comme ailleurs, entre le reniement et le ressentiment, entre la collaboration et la radicalisation »[4].

Les Français musulmans n’auraient pas à choisir entre le reniement et le ressentiment. Cependant, ils doivent tout de même faire primer l’appartenance nationale sur leurs convictions religieuses. Ce qui suppose qu’en l’état actuel ceci ne serait pas le cas, et surtout, que l’appartenance nationale et les convictions religieuses seraient de facto opposées en tel ou tel endroit.

Dès lors, peu importe que pour certains, cette opposition n’ait pas lieu d’être, ce qui compte c’est que l’ensemble des musulmans de France communient dans le concordat idéologique des musulmans autocritiques ou de négation et fassent des choix une bonne fois pour toute : la France ou l’islam.

A lire également : Les leçons de Luther King pour une lutte efficace contre l’islamophobie

Ce faisant, à mesure de forclore ces musulmans d’affirmation et de conciliation pour qui l’opposition n’est pas un choix ni une réalité, ils finiront, peut-être, par céder aux sirènes des partisans de la rupture, qu’elle soit d’obédience d’« ouverture », ou « exclusive ». Certaines humeurs dans le champ médiatique islamique tendent doucement vers cette idée.

Le site communautaire Dômes et Minarets publie un éditorial quelques jours après cet événement du 10 novembre, au titre sans appel : « Chers musulmans, la République ne vous aime pas. »

L’auteur y explique entre autres :

« On pensait qu’après avoir scandé des slogans déclarant leur flamme à la laïcité “Laïcité on t’aime, tu dois nous protéger”, entonné la marseillaise place de la Nation ou encore arborer des slogans type “Non à la haine du croyant, oui à la critique des religions”, les marcheurs allaient bénéficier des éloges des patriarches de la République. Il n’en était rien. Le soir même, des “experts” défilaient sur les plateaux accusant ses initiateurs d’être les promoteurs de l’islam politique, ce fantasme bien français. »[5]

Et en effet, une certaine partie de la presse ne laisse pas entendre autre chose. Les accusations à répétition d’islamisme et de communautarisme, là où l’intention des acteurs est au contraire la conciliation, ne peut qu’à terme engendrer un effet « pervers » que certains « islamistes » réels, supposés ou en puissance, rêvent et souhaitent par ailleurs.

Puisque ce rejet continu, malgré tous les appels à l’attachement républicain, ne pourra que renforcer ce sentiment de victimisation et d’exclusion, sentiment qu’exploitent jusqu’à l’épuisement certains prédicateurs pour exacerber cette posture de la rupture entre les musulmans et la société française, posture de rupture qu’ils absolutisent par l’outil théologique, offrant aux fidèles des schèmes de penser et de sentir difficilement déracinables.

L’imam Eric Younous, suite à la polémique sur les signaux faibles de radicalisation et à l’émotion que cette annonce suscita, expliquait dans un prêche que :

« Ils ne feront aucune différence. Tu es un radicalisé à leurs yeux. Toi musulman, tu es un radicalisé. Tu auras beau vendre ton dîn (ta religion) akhy al karim (mon cher frère), ils ne te laisseront pas tranquille. »[6]

Évidemment, il ne s’agit pas de dire qu’Eric Younous appartiendrait strictement à cette catégorie des musulmans de résistance et réactionnaire ; cependant que son discours ici témoigne clairement d’une telle démarche[7] – bien au contraire, nous pouvons assimiler la position d’Eric Younous comme une hybridation et une tension entre une position tantôt intégrationniste, tantôt critique voire réactionnaire, comme c’est le cas de beaucoup de prédicateurs jugés « fondamentalistes ».

Le déni de reconnaissance ne fait qu’exacerber et justifier le sentiment victimaire déjà bien enraciné dans certaines psychés musulmanes, sentiment qui par le vecteur théologique et politique, s’absolutise et se généralise.

De même, le rédacteur de Dômes et Minarets poursuit la diatribe victimaire et cloue au pilori les « musulmans de négation », seule forme souhaitable et légitime d’expression de la religiosité musulmane selon certaines élites :

« Une ultime humiliation donc pour les musulmans de France et sans doute pas la dernière car beaucoup continuent de croire encore que la République aime “tous ses enfants”. Au fond la République ne nous aimera pas tant que nous n’avons pas suivi le chemin pris par Zineb El Rhazoui, Mahomet Sifaoui, Malik Boutih, Sonia El Mabrouk et j’en passe. Plus grave encore, cracher sur les musulmans peut vous valoir les honneurs de la République, de la Légion d’Honneur de Michel Houellebecq au prix Simone Veil discerné à Zineb El Rhazoui par la région Ile-de-France deux jours à peine après que cette haineuse ait appelé à tirer à balles réelles sur les jeunes de banlieue. »            

Et comme cette figure du musulman « tolérable » semble être aux yeux d’un certain pan non négligeable de la « communauté musulmane » et surtout de leurs leaders, une forme détestable et honnie synonyme de trahison, de haine de soi et de perte d’identité, elle est rejetée avec vigueur.

D’où la seule solution possible aux yeux de l’auteur : la logique de l’exit dans sa forme de rupture exclusive :

« Sache qu’il faut vous faire une raison : ici on ne vous aime pas et vous serez les éternels étrangers que la République aura digérés dès lors que vous aurez consenti à délaisser votre folklore culturel d’outre-Méditerranée, à vous intégrer donc. Vous êtes les anciens « bougnoules », devenus « français d’origine immigrée » pour enfin avoir le droit d’être des « français de la diversité ». Divers. Vous êtes dans la case « divers », comme la dernière des cases en bas d’un questionnaire, celle qui regroupe tous les inclassables. D’ailleurs, même le français « de souche » quand il se convertit devient partie prenante de ce corps étranger. Ce n’est pas pour autant que nous devons baisser les bras et laisser agir ceux qui rêvent de faire de nous de futurs ouïghours. Si l’islamophobie (si l’on entend par ce mot la détestation de l’islam) est un fait divinement normal, combattre les idéologues de la haine qui incitent à des lois liberticides contre nous est tout aussi normal. »

En ce sens, le déni de reconnaissance ne fait qu’exacerber et justifier le sentiment victimaire déjà bien enraciné dans certaines psychés musulmanes, sentiment qui par le vecteur théologique et politique, s’absolutise et se généralise.

Zinedine Gaid

Notes :

[1]
[1] James H. Cone, Malcom X et Martin Luther King. Même cause, même combat, Labor et Fides, Paris, 2002, p.20

[2]
[2] Albert Memmi, « Les chemins de la révolte » préface, in James Baldwin, Malcolm X, Martin Luther King, Nous, les Nègres, La découverte, Paris, 2007, p.16-17

[3]
[3] Pascal Brukner, Un racisme imaginaire. Islamophobie et culpabilité, Grasset, Paris, 2017, p.37 ; Jean Birnbaum, Un silence religieux, Seuil, Paris, 2017

[4]
[4] Ibid., p.210

[5]
[5] https://www.desdomesetdesminarets.fr/2019/11/20/edito-chers-musulmans-la-republique-ne-vous-aime-pas/?fbclid=IwAR0jxHUuF_qtzJF9L4FDf37l6S3qTQ4R8t62miIjY5FUtadkfgJXRBRuVR0

[6]
[6] https://www.youtube.com/watch?v=5QMB0Z23lRM&fbclid=IwAR2V8rPO-p1f_7rD340UfoCeIIu9g6BeZmnvrBV3iYZnbhEOzMG6GswH08U

[7] Voir notre analyse in Zinedine Gaid « Radicalisés »,  LDC Le débat continue, http://ledebatcontinu.com/index.php/autour-de-l-islam/23-categorie-1/532-radicalises

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