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mercredi 24 avril 2024

Nilüfer Göle : « Une grande partie des Européens attend une assimilation complète des musulmans »

Nilüfer Göle

Sociologue Franco-Turque, directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Nilüfer Göle est l’une des grandes spécialistes de l’islam européen. Elle est également l’auteur de l’ouvrage « Musulmans au quotidien » (La Découverte). Dans cet entretien publié dans le quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung, la sociologue analyse la question de la visibilité religieuse des « musulmans ordinaires » telle qu’elle est définie dans le cadre des polémiques médiatiques.  

Dans votre dernier ouvrage, vous parlez de « musulmans ordinaires ». Qu’entendez-vous par là ?  

Nilüfer Göle : Ce sont des musulmans qui sont intégrés dans la société, des membres de la classe moyenne. Ils se sentent comme des citoyens tout à fait ordinaires et pourtant ils ne sont pas ordinaires. Ceux qui sont vraiment ordinaires disparaissent dans la société majoritaire. Mais ces musulmans se distinguent parce qu’ils veulent vivre leur foi dans leur vie quotidienne. En conséquence, l’Europe doit accepter les symboles de cette foi islamique – tels que les mosquées ou les foulards – qui apparaissent dans la vie publique. Les musulmans partagent l’espace public avec des citoyens établis depuis longtemps, dont beaucoup sont presque antireligieux en raison de la laïcisation. Cela conduit à une certaine proximité, mais pas vraiment à des liens étroits, et encore moins à une appréciation mutuelle.

La visibilité de l’islam semble être un gros problème pour beaucoup. Les conflits sont souvent déclenchés par des projets de construction de mosquées ou le foulard…

Non seulement l’aspect religieux est perçu avec appréhension, mais aussi le fait qu’avec les migrants un tout nouveau monde est arrivé au milieu de la société européenne. Une grande partie des Européens n’attend rien de moins que l’assimilation culturelle complète des musulmans.

Donc, le conflit concerne la culture ?

Il y a un rejet généralisé des étrangers et l’islam est en tête de liste. L’islam est critiqué non seulement par les populistes de droite, mais aussi par les intellectuels de gauche, les féministes et certaines sections du mouvement homosexuel. Ayant combattu longtemps et durement contre le pouvoir de l’Église afin d’atteindre la liberté sexuelle et l’égalité des sexes, beaucoup de gens se sentent maintenant menacés par le retour de la religion dans la sphère publique. Ils sont moins disposés à développer et partager de nouvelles normes avec des musulmans.

Y a-t-il un manque d’ouverture ? L’islam est pourtant un sujet dont on débat.

Oui, mais le débat n’évolue pas d’une manière qui nous rapproche. Quand il s’agit de questions de nourriture halal, par exemple, la discussion se tourne rapidement vers les droits des animaux. La religion est alors présentée comme un problème.

La société majoritaire serait donc limitée par ses frontières culturelles séculaires ?

Oui. Pourtant, même les musulmans européens ne pratiquent plus leur religion dans leur vie quotidienne comme leurs parents et leurs grands-parents le faisaient. Et ils ne le veulent pas non plus, parce qu’ils se considèrent comme faisant partie du paysage culturel européen. Pour la plupart d’entre eux, il ne fait aucun doute qu’ils doivent donc agir conformément aux lois laïques, tout en essayant de respecter les codes de conduite islamiques.

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Nilüfer Göle est sociologue et enseignante à l’EHESS.

Comme les musulmans sont minoritaires, une pratique maximale de la religion n’est pas, dans les faits, réellement envisagée. Par exemple, quiconque souhaite prier cinq fois au cours d’une journée de travail typiquement européenne a besoin d’une stratégie. En introduisant leur religion dans l’espace public, les musulmans projettent l’Europe sous un tout nouveau jour. La même chose peut être dite des convertis européens. L’islam est en train de s’enraciner en Europe.

Nous assistons donc à la naissance d’un islam spécifiquement européen ?

Nous assistons à une nouvelle itération de l’islam. Non dictée par la politique, mais prenant forme au quotidien, à la base.

Comme Hannah Arendt, vous définissez l’espace public comme un espace d’apparence. Vous avez souligné que, selon Arendt, les citoyens sont ceux qui ont le courage de quitter la protection de leur domaine privé, de se montrer en public et de présenter ce qui les rend uniques en prenant des mesures et en adoptant une position publique qui vont définir leur citoyenneté.

La pensée d’Arendt a été utile pour comprendre ce que cela signifie pour les musulmans d’être visibles et comment les pratiques et leurs perceptions influencent réciproquement nos vies dans la société majoritaire. Les perceptions du public à l’égard des caractéristiques de la foi islamique diffèrent souvent nettement du sens subjectif qui leur est attribué par les musulmans eux-mêmes.

Les médias donnent souvent l’impression que la réalité musulmane consiste exclusivement en la radicalisation, le djihad et la souffrance des réfugiés. C’est un problème, car ce point de vue rend pratiquement impossible la perception de la majorité des musulmans qui sont bien intégrés dans tous les pays européens. Nous parlons d’eux, mais nous ne les connaissons pas.

Le fait pour un musulman de suivre des règles alimentaires islamiques fait partie de sa vie quotidienne et relève, pour lui, de la normalité. Mais ce mode de vie est parfois perçu comme une provocation ou même une agression pour les autres.

Comment faire face à cela ?

Nous devrions examiner plus attentivement la manière dont nous définissons les choses. En France, les gens parlaient d’abord du foulard puis du voile islamique. À un moment donné, seul le hijab a fait l’objet d’un débat, suivi de la burka. Pourquoi ce dernier terme a-t-il été choisi ? Il n’est même pas couramment utilisé en Afghanistan. Il est révélateur de voir quels mots sont véhiculés dans le débat européen

La dernière discussion portait sur le burkini…

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Ce mot est assez ironique. Il n’existe même pas en arabe : c’est un porte-manteau culturel composé de bikini et de burka, tout comme les musulmans européens sont une composition culturelle faite d’influences différentes. Le burkini défie l’islam orthodoxe et ses règles et règlements et fournit un moyen pour les femmes musulmanes de prendre part aux activités de loisir occidentales. Donc le burkini n’est pas destiné à être agressif et pourtant il provoque toujours autant de ressentiment. Nos normes occidentales exigent que les femmes montrent beaucoup de leur corps à la plage. Certaines habitudes étrangères sont acceptées en Europe comme simplement exotiques, d’autres sont rejetées comme menaçantes. Ce dernier cas est vrai pour l’islam, qui ne peut être culturellement assimilé aussi facilement que d’autres pratiques.

Selon la perspective défendue par Hannah Arendt, porter un burkini pourrait alors être un moyen pour les femmes musulmanes de s’affirmer comme citoyennes ? Ce qui serait autre chose que la défense d’un projet de société parallèle.

Exactement. Certaines personnes pensent que les musulmans devraient avoir leurs propres plages. Mais cela reviendrait à promouvoir ce dont les musulmans sont accusés : la formation de communautés fermées. L’interdiction du port du foulard a été par exemple imposée dans les écoles publiques en France, de nombreuses filles musulmanes fréquentent des écoles privées, ce qui les isolent du public.

Quel rôle pensez-vous que les médias jouent dans le débat public ?

Le débat est dominé par des voix qui essaient de transformer l’islam en quelque chose de scandaleux et d’étranger au sens d’oriental. Ce type de stratégie implique une polarisation et des différences exagérées, comme si le public avait constamment besoin d’une escalade supplémentaire pour s’exciter. Les médias donnent souvent l’impression que la réalité musulmane consiste exclusivement en la radicalisation, le djihad et la souffrance des réfugiés. Mais la réalité est beaucoup plus complexe et connaît beaucoup moins d’extrêmes que ce que les gens semblent penser.

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Campagne « Hello I’m a muslim » organisée à Londres.

C’est un problème, car ce point de vue rend pratiquement impossible la perception de la majorité des musulmans qui sont bien intégrés dans tous les pays européens. Nous parlons d’eux, mais nous ne les connaissons pas. Nous les incluons trop rarement dans le débat.

Comment comprendre cette surenchère des débats ?

Plus quelque chose est radical, plus nous sommes fascinés par elle. En même temps, il est plus facile de la rejeter. Nous pouvons plus facilement nous rassurer que cet Autre étranger n’a rien à voir avec nous.

La plupart des musulmans en Allemagne sont d’origine turque. Vous êtes vous-même Turque et avez fait beaucoup de recherches sur la société turque. La Turquie est-elle en train de tourner le dos à l’Europe ?

Avec son appel à un leadership fort et son intolérance croissante au cosmopolitisme, la Turquie semble de plus en plus tournée, dans son orientation, vers l’Europe de l’Est. Nous ne voyons personne d’autre qu’Erdogan. Nous ne voyons pas son équipe. Même les amis d’Erdogan qui ont fondé l’AKP avec lui ne sont plus là.

Erdogan aime parler de la façon dont il a lancé une « nouvelle Turquie ». À quoi cette nouvelle nation est-elle censée ressembler ? Lorsque l’AKP est arrivé au pouvoir en 2002, beaucoup ont dit qu’Erdogan avait un agenda caché et voulait transformer le pays en un Etat islamique.

Je n’ai jamais cru qu’il y avait un agenda caché. J’étais de ceux qui avaient foi dans le processus de démocratisation initié par l’AKP d’Erdogan. Je croyais que nous serions capables d’expliquer nos sensibilités religieuses et séculières les unes avec les autres afin que la société puisse devenir plus ouverte à la pluralité. Cela a fonctionné pendant environ dix ans. Mais alors une tendance plus rétrograde a commencé pour des raisons qui doivent encore être analysées.

L’opposition turque pense que l’Europe est en partie responsable de cette crise.

Il y a certainement une part de vérité dans cette théorie, bien que la Turquie porte également une certaine responsabilité. Lorsque les négociations ont commencé avec l’UE, l’Europe a marginalisé la Turquie de manière très émotionnelle. Beaucoup de cœurs ont été brisés en Turquie. Les Turcs pensaient qu’ils appartenaient déjà à l’Europe depuis longtemps. Les négociateurs turcs n’ont pas réussi à transmettre ce sentiment à l’Europe. Au contraire, les débats ont été très contre-productifs. Pendant tout ce temps, beaucoup de désinformation a été répandue par l’Europe. Prenons par exemple l’abolition de la peine de mort en 2002. On n’y prêtait guère attention en Europe. Mais c’était un grand pas pour la Turquie. Les observateurs européens ont fait remarquer que ce n’était qu’une façade. Je me sentais très mal quand j’ai entendu cela, parce que cela ne reflétait pas les faits. Et maintenant qu’Ankara propose de réintroduire la peine de mort, l’Europe est indignée.

Ankara se concentre actuellement sur les purges politiques. Quel rôle jouera l’islam dans ce pays une fois l’opposition neutralisée ?

Nous devons nous rappeler qu’il y a eu en Turquie différentes interprétations de la foi musulmane. Le mouvement de Fethullah Gülen est basé sur une interprétation religieuse. Il a réussi à infiltrer le gouvernement, longtemps sous le regard bienveillant du régime. C’est alors que la situation s’est inversée, et maintenant les efforts du gouvernement sont orientés pour débarrasser les institutions et la société turque de cette idéologie.

Quelle interprétation de la religion pourrait s’imposer en Turquie ? Erdogan est après tout profondément religieux.

Peut-être plus d’accent sera mis sur la religion afin de maintenir la société ensemble. Et il y aura certainement une tentative de redéfinir l’islam d’une certaine manière. J’espère que la transformation de l’islam dans une direction démocratique sera soutenue. Mais pour le moment je ne vois pas l’élément religieux comme étant au premier plan en Turquie mais plutôt le nationalisme.

Que peut faire l’Europe ?

L’Europe a malheureusement raté sa chance. Il y avait un bon moment, mais personne n’a réalisé à quel point c’était crucial.

Quand vous êtes-vous rendue en Turquie pour la dernière fois ?

J’étais à Istanbul pendant la tentative de coup d’Etat. Personne ne voulait de ce coup d’état, et j’ai vu comment les Turcs se sont levés contre les chars. Nous pensions que cela pourrait être le début d’une nouvelle ère démocratique. Mais les signes pointent maintenant dans une direction très différente. J’espère que ce n’est que temporaire et non structurel.

Propos rapportés par Karen Kruger.

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