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Mohamed Bajrafil : « L’islam sera humain ou ne sera plus »

Mohamed Bajrafil au cours d’une émission animée par Farid Abdelkrim.

Docteur en linguistique, écrivain et conférencier, Mohamed Bajrafil nous livre sur Mizane.info un texte engagé, un appel à la raison coranique et à la sagesse, ainsi qu’à une relecture humaniste fidèle mais critique du patrimoine islamique, dans un contexte délicat, marqué plus que jamais par la montée des intolérances et de la violence morale et physique.  

Cela fait un moment que nous, comme d’autres avant nous, ou en même temps que nous, disons qu’il est nécessaire de revoir notre héritage, notamment fiqhique, pour le débarrasser des éléments qui ne cadrent pas avec nos réalités et garder les richesses, ô combien nombreuses, qui s’y trouvent, atemporelles, parce qu’appelant à la cohésion sociale, à la paix entre les peuples, au respect des libertés individuelles, à l’égalité entre les hommes, quels que soient leurs croyances et leurs genres.

Certains, faisant grand bruit, parce que convaincus d’être les vrais musulmans et, surtout, les seuls gardiens de la religion, comme si Dieu, qui a promis de sauvegarder Son livre jusqu’au jour du jugement, avait besoin de garde du corps pour protéger Sa religion, refusent qu’on touche à cet héritage, allant, comme j’ai pu le lire avec stupéfaction quelque part, l’an dernier, jusqu’à dire qu’on devrait figer la vie pour qu’elle se conforme à ce qu’il y a dans les livres, comprenez les mutûn de fiqh, comme al-Murshid al-mu’îne, chez les malikites, Mukhtasar al-Qudûri, chez les hanafites, Masâ’il al-ta’lîm, chez les shafiites, al-Muqni’, chez les hanbalites, etc.

Le plus amusant et choquant, à la fois, est que ces livres-là ont, au minimum, été écrits il y a 400 ans.

Je vous laisse imaginer les réalités qui étaient celles de leurs auteurs et surtout quelles transformations abyssales il y a eu depuis dans la vie des hommes sur terre.

Mais, tout cela importe peu à notre ami. L’essentiel est que c’est écrit et, comme c’est écrit il y a longtemps, c’est forcément vrai.

L’appel à la raison coranique

Le pire est que le Coran s’est efforcé, à plusieurs reprises, à remettre en cause l’autorité acquise par le temps.

En effet, regardez comment il répond aux tenants de cette philosophie passéiste : [2:170]

« Lorsqu’on leur dit :  » Suivez ce que Dieu a révélé « , ils répondent :  » Non, nous suivons la coutume de nos pères ! « . A cela le Coran répond ainsi: « Mais quoi ! Et si leurs pères ne savaient pas raisonner et n’étaient pas bien guidés ? »

On rétorquera qu’il s’agit là des ennemis de la religion. Certes, c’est bien le cas. Mais pas seulement. Toute personne qui raisonne ainsi doit se sentir interpelée par le verset.

Al-Râzi, un des grands exégètes classiques du Coran, relevait déjà à son époque que lorsqu’on sortait une exégèse, à certains savants, qui sortait de leur ordinaire intellectuel, ils disaient que cela n’était pas à prendre, ou quelque chose de ce genre, parce qu’il était en opposition avec ce qui dit leur école. Aujourd’hui, 800 ans après, c’est encore pire.

On nage dans une schizophrénie qui dans les cas extrêmes conduit à commettre des actes innommables au nom de l’islam ou, au mieux à jouer à cache-cache avec les réalités de la vie.

Dernièrement, par exemple, j’ai vu que quelqu’un, avait traduit un matn (petit opus) dans le fiqh shafiite, qu’on apprend entre 6 et 10 ans.

L’opus s’intitule Safînatu al-najâti. J’ai aussitôt cherché à savoir comment il avait traduit, en français, le chapitre des ablutions sèches (tayammum).

J’étais sûr qu’il n’allait pas clairement prendre ses distances avec l’auteur, mort il y a près de deux cents ans, mais qu’il allait jongler et, malgré lui, corrompre le texte.

Alors qu’il lui aurait suffi de traduire fidèlement le texte et faire un renvoi en bas de page pour dire qu’il n’est pas d’accord avec l’auteur et avancer des arguments qui sont légion dans le Coran.

Mais, embarqué dans le bateau ivre du passéisme, il s’est pris les pieds dans le tapis et a trahi l’auteur, ce qui est très grave dans un travail de traduction.

Dans ledit chapitre des ablutions sèches, l’auteur, en effet, citant les raisons pour lesquelles on doit laisser l’eau des ablutions pour faire tayammum, dit: « et qu’un être vivant « muhtaram », c’est-à-dire « qu’on n’a pas le droit de tuer », ait besoin de l’eau ».

Et aussitôt il dit: « Et ceux, les êtres vivants s’entend, qui sont ghayr muhtaram, c’est-à-dire « qu’il n’est pas interdit de tuer », sont six:

1) Celui/celle qui ne fait pas la prière.
2) Le mécréant combattant
3) L’adultérin (e).
4) L’apostat
5) Le chien méchant.
6) Le porc.

Notre traducteur, piégé par le suivisme, n’a pas su prendre clairement et courageusement ses distances des propos de l’auteur, qui, soit dit en passant, sont aussi ceux de l’école shafiite médiévale, et pas seulement, et a traduit muhtaram par respectable et ghayr muhtaram par non respectable.

Il faut lui dire que c’est faux. Et il doit le savoir, sinon c’est une catastrophe. C’est une corruption de texte, qui nous est formellement interdite. Disons les choses courageusement.

Fidélité et critique : une double exigence

Nous avons un respect pour nos anciens, mais nous ne sommes pas leurs esclaves. Et si on nous dit qu’ils étaient plus forts que nous, il faut répondre que ce n’est pas pour autant que nous devons nous dispenser de réfléchir sur ce qu’ils nous ont laissé comme héritage afin de retenir ce qui nous va et mettre de côté ce qui ne ne cadre pas avec nos réalités.

Réveillons-nous ! L’islam sera humain ou ne sera plus. Comment accepter, chers amis, les propos apparentés au Cheikh Muhammad al-Hassan Uld al-Dadaw, dans lesquels il dit, entre autres choses, que ce qui est arrivé aux journalistes de Charlie Hebdo, ils l’ont bien mérité ?

Comment est-ce possible humainement ? L’amour de Dieu et de Son Prophète ne peut guère passer par la haine des autres.

Ne nous dit-on pas, dans les traditions, que lors de la bataille de Uhud, où le Prophète a été grièvement blessé à la tête et à la mâchoire, son oncle, Hamza, tué et mutilé, au côté d’une soixantaine de compagnons, il a dit: « Seigneur! Guide ma communauté, les Mecquois qui sont venus jusqu’à Médine pour le tuer, parce qu’ils ne savent pas », c’est pourquoi ils me combattent et ne croient pas en moi, s’entend ?

Pourquoi de tels propos, dont il est du devoir de tout humain, a fortiori de tout musulman, de se désolidariser, de mon point de vue, ont pu être tenus, en 2020, qui pis est, par un théologien connu et reconnu dans le monde « musulman »?

A cause du passéisme, les amis. Disons-nous les choses clairement. C’est le passéisme, au moins pour deux raisons.

La première est que le passéisme procède d’abord par l’élimination de la raison. « Qui es-tu pour réfléchir? Le cheikh a dit, tu dois suivre ». Sauf que s’il est un endroit où cette phrase est fausse, c’est bien en islam, où il est reproché aux gens du Livre de prendre leurs prélats pour Dieu, suivant aveuglément ce qu’ils leur prohibent et faisant bêtement ce qu’ils leur enjoignent de faire. Quelque savant qu’il soit, le Cheikh est une personne, dont on peut accepter des choses et en refuser d’autres, sur la base du bon sens, al-fitra al-salîmat.

La seconde est que l’on dira que les écoles juridiques ont dit que telle chose, en l’occurrence insulter le Prophète, mérite telle peine. Fin de l’histoire.

Je me souviens, à ce sujet, avoir lu le livre d’Ibn Taymiyya sur celui qui insulte le Prophète, comme celui de son contemporain ennemi, al-Subki, qu’il a intitulé « Al-sârim al-maslûl ‘alâ shâtimi al-rasûl » et être étonné par une chose d’entrée de jeu.

On sait, dès lors que l’on fait des études de fiqh, même foireuses, que pour qu’il y ait consensus il faut que tous les savants soient d’accord sur la question.

Du moins pour la grande majorité des jurisconsultes musulmans médiévaux.

Seulement, Ibn Taymiya, que l’on ne peut pas soupçonner d’ignorer cette règle, en même temps qu’il prétend qu’il y a unanimité sur le fait celui que qui insulte le Prophète doit être tué, rapporte les propos d’Abû Hanifa, le premier des fondateurs des 4 principales écoles de rites sunnites, qui soutient que celui qui insulte le Prophète n’a pas à être tué, puisque celui qui ne croit pas en lui, le traite indirectement de menteur.

Or, il n’est pas permis d’attenter à la vie d’autrui sous-prétexte qu’il ne croit pas au Prophète. Je suis resté estomaqué.

Comment et pour quelle raison dire une chose et son contraire, au même moment, au même endroit ? Le passéisme dont il a dû être atteint, au moment d’écrire son livre.

Aujourd’hui, ce même passéisme pousse certains cheikhs à tenir des propos incroyablement violents, au nom de l’islam, faisant de notre religion, au mieux, la risée du monde, au pire une bête immonde.

L’islam est beau, humain et aimant. Pourquoi œuvrons-nous à l’enlaidir?

Regardez ce que dit le Coran au sujet de ceux qui ont cru et surtout pourquoi ils ont cru: (49:7) : »Sachez que l’Envoyé de Dieu est parmi vous. S’il vous obéissait en bien des choses, vous tomberiez dans des difficultés. Mais Dieu vous a fait aimer la foi ; Il l’a rendue belle à vos cœurs, tandis qu’Il vous a fait détester la mécréance, la perversité et la désobéissance. Ceux-là sont les bien dirigés ».

De l’islamopathie au cheikhisme

D’aucuns nous accuseront, au mieux, d’angélisme, au pire de taqiyya, une billevesée consistant à voir derrière tout discours ou tout fait chez un musulman qui cadre avec les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité un plan puissamment et savamment ourdi pour imposer partout la sharia.

Et ils sont de deux bords tirant dans la même direction, avec la même passion, bien que portant des maillots différents.

Les uns, islamopathes, animés par une haine viscérale de l’islam et de tout ce qui s’y rapporte, se délectent des propos hors sol de ces clercs musulmans qui ne veulent pas faire le tri dans le fiqh et les hadiths pour ne garder que ce qui cadre avec les valeurs et les idéaux d’universalisme, d’humanisme et de spiritualité atemporels du Coran, chantés et magnifiés par les Rûmi et autres al-Karkhi.

Les autres, empêtrés dans le cheikhisme, qui veut dire mon cheikh ou mon école dit que, et le passéisme, enseignent les mêmes choses qu’il y a des centenaires, mais veulent avoir des résultats différents de ceux escomptés par leurs auteurs.

Et entre eux, il y a le monde, pris en étau. Il s’accuse, voire s’insulte, sans réaliser que ses ennemis sont la haine des uns et la bigoterie aliénante des autres.

Dans le Coran, il est clairement rapporté des propos insultant Dieu, les Prophètes, etc. Or, à aucun moment il n’est demandé de s’en prendre à quelqu’un pour cela.

Pourquoi et comment en est-on venu à punir par la mort celui qui dit un propos ou fait un geste auxquels le Coran propose de répondre par le raisonnement ou le bon exemple ?

Tenez le verset 9:61. Est-ce par l’épée ou la kalash que le Coran demande de répondre? Non, loin s’en faut. Par la parole. Et pas n’importe laquelle. La belle parole. Tenez: [9:61]

“ Il en est parmi eux qui offensent le Prophète en disant :  » Il est tout oreilles !  » Réponds :  » Il est tout oreilles pour votre bien. Il croit en Dieu et il fait confiance aux croyants ; il est une miséricorde pour ceux d’entre vous qui croient ».

Qu’on ne me reproche pas de ne pas avoir fini le verset car la suite, parlant de châtiment, ne rentre pas dans la réponse.

Lorsqu’une logique d’empire s’est installée en islam, à mon avis, ce bon sens fitraïque s’est effiloché. C’est là un autre sujet à tarabiscoter. Mais, j’ai suffisamment péroré comme ça.

N’oublions pas l’essentiel: plus nous serons humains, plus nous aurons des chances d’être musulmans.

Très humainement et islamiquement vôtre.

Mohamed Bajrafil

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