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jeudi 25 avril 2024

Malik Badri, le père de la « psychologie islamique moderne » s’en est allé

Professeur en psychologie, élu Fellow de la « British Psychological Society » en 1977, auteur d’une œuvre immense et originale, le docteur Malik Badri est mort. Yannis Mahil qui l’a connu lui rend un ultime hommage sur Mizane.info.

Un géant de la communauté musulmane vient de nous quitter. Un professeur, un penseur et un témoin de l’Histoire qui aura marqué son temps, mais qui reste peu connu dans le monde francophone. Malik Badri a rejoint Son Seigneur ce lundi 8 février 2021 en Malaisie, où il recevait des soins, 8 jours avant l’anniversaire de ses 89 ans. En effet, né le 16 février 1932 à Rufaa au Soudan, Malik Badri a vu et vécu des époques différentes et des évènements historiques. Son père, Babikir Badri était lui même un Cheikh respecté au Soudan qui avait été un pionnier dans la promotion de l’éducation des femmes en créant l’école d’Al-Ahfad en 1907.

Malik Badri.

Étudiant brillant et passionné, il part au Liban où il obtient en 1956 une licence en psychologie de l’Université Américaine de Beyrouth, puis en Angleterre, où il obtiendra en 1958 un Master de l’Université de Leicester ainsi qu’un Doctorat en 1961. En 1966, il reçoit un postdoc du Département de Psychiatrie de l’hôpital de Middlesex de l’Université de Londres. Ses compétences et travaux le font élire dès 1977 Fellow de la « British Psychological Society ».

Il occupera de très nombreuses fonctions professorales. Il a ainsi été professeur assistant à l’Université Américaine de Beyrouth de 1962 à 1964, Directeur du Département de Psychologie de l’Université de Jordanie en 1965, Professeur Associé à l’Université Islamique d’Omdurman au Soudan de 1967 à 1971 puis Professeur à la Chaire Ibn Khaldun de l’Université Islamique Internationale de Kuala Lumpur en Malaisie où il restera plus de 20 ans. Il a aussi été aussi été le Doyen du Département Éducation des Universités de Juba et de Khartoum au Soudan et a fondé de nombreux départements de psychologie dans des universités de différents pays. De plus, il a servi comme psychologue clinique dans de nombreux hôpitaux en Afrique et en Asie, notamment au Maroc. Il me parla d’ailleurs souvent des bons moments qu’il avait passé au Maroc et évoquait un couple d’amis marocains, d’une grande famille de Rabat, Habiba Al-Khanboubi et Rabie Khalaf, pour qui il avait énormément d’estime.

Parmi d’autres fonctions, il sera nommé comme Expert par l’UNESCO dans le cadre d’un programme en Ethiopie, et a été choisi par l’Organisation Mondiale de la Santé comme membre d’un comité sur la médecine traditionnelle au début des années 1980.

Voyant les failles et limites de la psychologie occidentale, dominée par le logiciel freudien, il développa une approche islamique de la psychologie, en associant notamment les concepts de la spiritualité musulmane avec ceux de la psychologie occidentale. En plus d’auteurs musulmans qui ont nourri sur le plan théorique son approche concernant « l’islamisation du savoir », comme Mawdudi, des auteurs occidentaux contestant les thèses freudiennes et leurs hégémonie, tels que Hans Eysenck et Joseph Wolpe et leur promotion de la thérapie comportementale « behaviourism », ont aussi influencé la pensée du professeur soudanais.

C’est d’ailleurs par l’intermédiaire du Prof. Eysenck que Malik Badri sera formé par le Dr. Victor Meyer à Londres, ce dernier étant réputé à l’époque comme le meilleur en matière de thérapie comportementale. La rapide assimilation théorique et pratique par le Dr. Badri de la thérapie « behaviouriste » amena le Dr. Meyer a lui envoyer certains de ses patients et il était heureux de voir qu’un bon nombre d’entre eux en sortaient totalement guéris ou partiellement.

Critique sur certaines méthodes de la thérapie comportementale qu’il jugeait extrêmes, Badri n’hésita pas a remettre cause l’approche qui transformait pratiquement les patients en « chiens pavloviens » . Pour lui, cette approche devait être « humanisée ». Il a ainsi remis en cause la méthode de désensibilisation systématique en la combinant avec une prise en considération subjective du patient par le dialogue et l’écoute ou même par des jeux de rôle. Ses travaux à ce sujet ont été publiés à la fin des années 1960 par le prestigieux American Journal of Psychology et ont fait de lui un précurseur du passage de la thérapie comportementale à la thérapie cognitive. Cette nouvelle approche souhaitant humaniser la thérapie comportementale et certains de ses paradigmes s’enracinait dans les références musulmanes du Dr. Badri, qui voyait notamment leur contradiction avec la Fitra de l’homme et sa nature spirituelle. Le temps donnera raison à Badri, car par la suite l’approche cognitive, prenant en compte la conscience, la pensée et l’esprit du patient, se substituera à l’ancienne approche de la thérapie comportementale « pavlovienne ».

Sa grande expérience comme thérapeute dans le monde musulman, comme au Soudan, en Arabie Saoudite ou au Maroc, lui a permis d’appliquer ses méthodes thérapeutiques à de nombreux patients musulmans. Ses thérapies étant adaptées au contexte culturel islamique, ses résultats furent d’autant plus spectaculaires, et ces expériences pratiques ont aussi nourries sa réflexion théorique.

Dans le même ordre, il réalisa un travail d’identification de données et d’approches psychologiques dans l’histoire de la pensée musulmane. C’est ainsi par exemple qu’il a écrit un ouvrage très riche sur le travail du physicien et polymath musulman du IXe siècle Abu Zayd al-Balkhi, en dégageant de son livre « la nourriture des corps et des âmes » des éléments d’une médecine psycho-spirituelle et une forme de méthode thérapeutique permettant de promouvoir le bien être mental et physique. Des siècles avant les européens, Balkhi distinguait déjà à son époque les psychoses des névroses et avait classifié les désordres émotionnels selon une catégorisation très « moderne ». Certains écrits de grands savants musulmans classiques comme Ghazali, Ibn Qayyim Al-Jawziyah, Ibn Sina ou Razi pouvaient être considérés comme pionniers en matière de thérapie comportementale cognitive.

Considérant que la psychologie était très liée à l’environnement culturel et intellectuel, elle ne pouvait être fonctionnelle dans le monde musulman qu’en étant enracinée dans les paradigmes de la tradition islamique. Il encourageait ainsi les psychologues musulmans à étudier les auteurs musulmans classiques et regrettait que les chercheurs occidentaux en psychologie fassent uniquement référence aux philosophes grecs comme des pionniers en la matière, en ignorant complètement des auteurs musulmans comme Al-Balkhi.

Sans parler de ses travaux et réflexions sur le sida, sur l’alcoolisme, sur l’éthique médicale, sur sa critique de l’enseignement des sciences humaines dans le monde musulman, sur la mort, sur des thérapies novatrices contre les phobies, l’anxiété, et plein d’autres sujets, toujours à la lumière d’une approche « psycho-spirituelle musulmane ».

Ce travail révolutionnaire lui vaudra le titre de « Père de la Psychologie islamique moderne ».

Ses nombreux ouvrages sur le sujet témoignent de sa grande contribution à l’émergence d’une « psychologie islamique », à l’instar de « Contemplation: An Islamic Psychospiritual Study », « Islam and Analytical Psychology », « The AIDS Crisis: an Islamic socio-cultural perspective », « The Dillema of Muslim Psychologists », « Islamizing and Indigenizing Psychology » et bien d’autres.

Les travaux de Malik Badri étaient connus et reconnus dans de nombreux cercles à travers le monde, notamment dans des pays comme la Malaisie, l’Indonésie, la Turquie, le Pakistan, les Pays du Golfe, et évidemment au Soudan. Il était aussi apprécié par beaucoup au sein des communautés musulmanes de pays occidentaux anglophones. De nombreux auteurs et spécialistes occidentaux en sciences psychologiques avaient aussi beaucoup d’estime pour son travail.

Il passera un certain temps aux États-Unis dans les années 1970, notamment à Chicago, où il contribuera modestement à accompagner la transition d’anciens membres de la Nation of Islam vers l’islam sunnite. Il rencontra notamment l’Imam Warith Deen Muhammad et Louis Farrakhan. Il regrettait d’ailleurs à propos de ce dernier qu’il n’ait pas utilisé son charisme et son influence pour promouvoir l’islam authentique aux États-Unis.

Malik Badri a personnellement connu des leaders et penseurs musulmans qui ont marqué le XXe siècle. Il a ainsi connu le pakistanais Abul Ala Maududi, dont il admirait la rigueur morale, le mode de vie modeste, la profondeur intellectuelle et la méthode éducative. Mawdudi était en « conflit » avec Abu Hasan Nadwi, mais Badri considérait cette mésentente comme illégitime, car selon lui l’approche exotérique et plus militante du premier était complémentaire avec l’approche plus spirituelle et traditionnelle du deuxième. Il a aussi connu des personnalités comme le Dr. Ishaq Farhan de Jordanie ou le Dr. Said Ramadan d’Egypte, dont il admirait le charisme en langue arabe, mais la personnalité la plus importante avec qui il a noué une relation d’amitié est certainement Malcolm X.

Alors qu’il était un éminent « Ministre » de la Nation of Islam, Malcolm X effectue en 1959 un voyage dans différents pays d’Afrique et du Moyen-Orient, dans l’optique de nouer des liens pour son organisation. Mais ce voyage s’avérera être une initiation fondamentale pour le célèbre leader afro-américain. Lorsqu’il arrive au Soudan durant l’été 1959, c’est Malik Badri qui s’occupera de lui, lui faisant notamment visiter Khartoum et Oumdurman. Malcolm avait d’ailleurs préféré Oumdurman à Khartoum, car la ville avait mieux préservée son côté traditionnel. De manière diplomatique, en ne s’attaquant pas frontalement à la théologie déviante d’Elijah Muhammad, Malik Badri parla à Malcolm du Tawhid, du Prophète Muhammad comme sceau des Prophètes ou encore de l’histoire des compagnons. Il se souvient que Malcolm l’écouta attentivement et semblait méditer sur tout ce qu’il découvrait. Malcolm était impressionné par le Soudan et les Soudanais, par leur histoire, leur artisanat et leur raffinement culturel. Il prenait d’ailleurs beaucoup de photos sur place dans l’optique d’expliquer à ses fidèles une fois de retour que l’Afrique est une terre de civilisation contrairement à l’image promue aux États-Unis présentant l’Afrique comme une jungle arriérée. Une vision de l’Afrique à laquelle beaucoup d’Afro-Américains croyaient eux-mêmes et que Malcolm X s’est évertué à déconstruire. Durant son célèbre pèlerinage à la Mecque en 1964, Malcolm X rencontra des Soudanais qui l’informèrent que Malik Badri vivait désormais au Liban où il était professeur à l’Université Américaine de Beyrouth. Malcolm X changea alors son programme et s’envola pour Beyrouth revoir son « cher frère Malik » (Dear brother Malik) comme il l’appelait.

Malcolm X, au milieu, et Malik Badri (deuxième à droite).

Au Liban, il passa du temps avec Malik Badri et sa famille et rencontra aussi différents leaders, militants et intellectuels musulmans. À défaut de pouvoir organiser une conférence avec Malcolm X à l’Université Américaine de Beyrouth du fait de pressions et de la lâcheté de certains, le Dr. Badri organisera finalement l’évènement au Centre Culturel Soudanais de la capitale libanaise. Ce fut un succès mémorable, la salle était pleine à craquer. Il se souvient du charisme et de la prestance oratoire incroyables de Malcolm X « il arrivait a faire pleurer les gens et à les faire rire tout de suite après » se souvient-il. Il n’avait jamais vu un homme aussi charismatique et capable d’électriser le public avec tant d’habilité. Fraichement revenu du Hajj, Malcolm fit part à Malik Badri de son intention de promouvoir le « vrai islam » au sein de la communauté afro-américaine à travers sa nouvelle organisation (Muslim Mosque Inc.) et de son envie d’utiliser de manière plus importante son nom musulman « Malik El-Shabazz ».

Malcolm X lui avait aussi fait part des menaces qui pesait sur lui et du fait qu’il risquait probablement d’être assassiné bientôt. Malik Badri restera dans l’Histoire comme étant probablement le premier a avoir enseigné l’islam sunnite à Malcolm X, a avoir semé les graines dans son esprit qui l’amèneront quelques années plus tard a officiellement épouser l’islam « orthodoxe » et a abandonner la théologie déviante de la Nation of Islam.

Alors que Malik Badri avait perdu toutes les lettres que Malcolm lui avait envoyé, c’est avec beaucoup d’émotion et de reconnaissance qu’il me remercia de lui avoir transmis des lettres que Malcolm X lui avait écrite, des notes de voyage le mentionnant, ainsi qu’une photos des deux hommes. Je suis de mon côté très heureux d’avoir pu, quelques années avant sa mort, procurer cette joie à Malik Badri de voir ces documents.

Dans sa jeunesse, notamment lorsqu’il était au Liban, Malik Badri était en quête de religiosité et voyait l’islam comme un rempart face à l’impérialisme culturel occidental qui touchait le monde musulman. Dans ce contexte, il se rapprochera des Frères musulmans qu’il fréquentera un certain nombre d’années avant de prendre ensuite ses distances avec le mouvement, trouvant qu’il y avait chez eux un manque de spiritualité et un excès de politisation, même s’il gardait du respect pour les contributions positives de l’organisation et certains de ses membres. Ses critiques visaient principalement la branche soudanaise du mouvement, notamment son leader Hassan Tourabi, ainsi que les politiques menées au Soudan par l’alliance entre les Frères musulmans et l’armée qui ont, selon lui, fini par devenir, pour beaucoup d’entre eux, corrompus, en tentant d’utiliser l’islam pour couvrir leurs méfaits. Ces critiques étaient d’ailleurs partagées par des Soudanais de cette tendance, comme son ami Mahmoud Burrat. Malgré son regard très critique sur le régime d’Omar El Béchir, il était contre toutes les manipulations extérieures, notamment de puissances occidentales, qui ont tenté pendant des années de déstabiliser le Soudan et d’en prendre le contrôle.

Très épris de spiritualité, Malik Badri se rapprochera du soufisme et était lié à une confrérie au Soudan. Les gens qui le connaissaient peuvent d’ailleurs témoigner de la profonde spiritualité de cet homme, de sa sagesse et de sa sérénité. Pour le penseur soudanais le salut des musulmans de l’époque moderne passait par un retour et un enracinement dans la tradition spirituelle de l’islam. Il a d’ailleurs souvent évoqué les liens entre psychologie et soufisme.

Malik Badri vivait depuis 2017 à Istanbul en Turquie, avec son épouse, d’origine malaisienne, et une de ses filles. Il enseignait à l’Université Sabahattin Zaim. Il m’avait d’ailleurs dit à quel point il appréciait l’hospitalité des Turcs et la qualité des institutions académiques du pays. Le seul point négatif était le froid en hiver auquel cet enfant du Soudan n’était pas habitué. Il considérait aussi la Malaisie, pays de son épouse dans lequel il a vécu plus de 20 ans, comme son second pays. Malgré son âge avancé, il continuait a aller régulièrement au Soudan et en Malaisie, et donnait toujours des cours et des conférences. Par exemple, en février 2020, il était encore au Soudan pour recevoir une récompense et il avait en 2017 fondé l’Association Internationale de la Psychologie Islamique (IAIP). Sa dernière conférence semble être celle qu’il a donné en ligne pour le Khalil Center en juin 2020 sur l’histoire du développement de la psychologie islamique. Ses livres ont été traduits dans de très nombreuses langues et diffusés dans de nombreux pays. Son travail a notamment été promu par l’Institut International de la Pensée Islamique (IIIT).

Je suis très reconnaissant envers le Très-Haut d’avoir pu connaitre cet homme, bénéficier de son savoir, de sa sagesse et avoir pu être témoin de sa grande modestie et de sa profondeur spirituelle. Je n’oublierai jamais mes rencontres avec lui à Istanbul ainsi que nos nombreux échanges téléphoniques.

Yannis Mahil au cours d’une rencontre avec Malik Badri.

Nos nombreuses discussions sur l’état du monde musulman, du monde arabe et de l’Afrique, sur la pensée islamique contemporaine, sur la psychologie, la spiritualité, sur Malcolm X, sur les défis politiques du monde musulman, sur l’histoire du Soudan, sur l’islamophobie en Occident… J’étais aussi très touché par ses félicitations et encouragements constants à mon égard, par rapport à mes travaux de recherche, à mes engagements, mes interviews ou mes conférences, qu’il prenait le temps de visionner. Durant mon dernier échange avec lui, début décembre 2020, il m’avait dit qu’il était encore très malade. Peu de temps avant, j’avais discuté plus longuement avec lui au téléphone et il me faisait part de sa joie d’avoir terminé son dernier livre, sur lequel il travaillait depuis plusieurs années. Il voulait absolument pouvoir le terminer et voyait cet écrit comme fondamental. Il nous a donc laissé, peu de temps avant de nous quitter, une dernière « Sadaqa Jaria » qui sera sans aucun doute une contribution essentielle à la science, au savoir et au patrimoine culturel islamique.

Yannis Mahil

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