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Le soufisme et le problème du dévoilement

Le kashf est une notion centrale dans la science spirituelle de l’islam. Il désigne un dévoilement et un accès direct à certaines informations, connaissances ou réalités du monde invisible, ‘alam al ghayb. Pourtant, ce mode de connaissance, par sa rareté, soulève des difficultés sur son statut au sein de l’enseignement spirituel de l’islam. Une réflexion signée Fouad Bahri.

Les maîtres spirituels de l’islam établissent, à l’instar de tous les maîtres des grandes traditions spirituelles, qu’un accès direct aux réalités divines est possible et accessible. Cet accès est désigné comme un dévoilement (kashf) révélant la réalité de l’invisible et du non manifesté (ghayb), réalité relevant par exemple de la mise en présence d’êtres angéliques, de l’âme des prophètes, voire de la manifestation verbale et parfois même figurative de Dieu.

Un tel dévoilement relève de la pure grâce, d’une forme d’élection divine qu’il est toutefois permis d’espérer en bon langage kantien pour tous ceux qui s’engagent volontairement (mourid) dans cette voie sacrée, se consacrent pleinement à Dieu, se purifient avec intensité, s’adonnent au dhikr, à la retraite spirituelle (khalwa) et aux consignes d’un maître/éducateur reconnu comme tel.

Dans les œuvres que les grands maîtres nous ont légué se trouve de nombreux passages attestant que telle affirmation ou telle considération avancée par son auteur a été obtenue, non par déduction ou extraction d’un signe coranique ou d’une tradition prophétique, mais par dévoilement.

Cette réalité soulève, pour tous les adeptes du tassawuf (soufisme), et par extension pour tous ceux qui enseignent cette doctrine et ont à cœur de la diffuser, une question importante. Qui, aujourd’hui, parmi tous ceux qui s’engagent dans une pratique spirituelle assidue, dans une confrérie ou ailleurs, et qui étudient en profondeur les textes des plus grands maîtres, peut se prévaloir en toute sincérité d’avoir accès à ce mode privilégié de connaissance ?

La question est essentielle car si cette connaissance est réservée à une infime composante du genre humain et qu’elle est ignorée de tous les autres, y compris de ceux qui y sont attachés, alors le rapport de ceux qui ignorent ce mode de connaissance aux affirmations des maîtres est un rapport de simple croyance et de confiance mais certainement pas un rapport de connaissance. C’est un simple contenu mental qui ne renvoie à aucune expérience dès lors que le mode de dévoilement des réalités divines échappe à la quasi-totalité des mortels.

Autrement dit, ceux qui n’ont pas vécu ces expériences ne sont pas légitimement fondés à les présenter comme une connaissance puisque la modalité qui établit qu’il s’agit d’une connaissance pure leur échappe. Or, ces tenants prétendent tous établir que l’expérience de la wilaya, de la sainteté sous toutes ces modalités, n’est pas seulement une connaissance, mais la connaissance privilégiée, la voie royale d’accès à Dieu.

En l’absence d’un tel accès au dévoilement – modalité équivalente sur le plan spirituel à la vision empirique, à l’audition, au toucher et à la gustation sensible – leurs propos ne peuvent relever dans cette perspective que de l’argument d’autorité. Un tel a dit cela, il est notoire qu’un tel est un grand maître, il est inconcevable qu’un tel ait menti, donc un tel a dit vrai. La question n’est pas de savoir si ce que tel ou tel maître a dit est vrai ou faux, nous ne contestons pas la possibilité du dévoilement, mais d’établir l’effectivité réelle de cette possibilité chez ceux qui en revendiquent la filiation.

L’enjeu de ce questionnement est la fondation d’un statut authentique de la connaissance spirituelle qui nous autorise à parler de science et non de croyance. Quelle voie permet d’établir qu’un tel a dit vrai ou faux ? Qui arbitrera dans les divergences, fussent-elles minimes, qui existent entre les maîtres ? Seul le dévoilement réel l’autorise et ceux qui n’ont pas vécu tous ces dévoilements ne sont pas autorisés à établir qu’il s’agit d’une connaissance.

Mieux. Seul un dévoilement similaire peut nous autoriser à attester ou confirmer le dire d’un maître, au sens où nous pouvons parler d’une procédure savante ou d’une méthodologie expérimentale d’ordre épistémique déployée en contexte spirituel. Il est ainsi possible d’avoir expérimenté un certain type de dévoilement relatif à une question précise, expérience qui nous permettra assurément d’attester de la réalité du dévoilement en général, mais non pas d’un dévoilement relatif à un autre élément ou une autre réalité bien déterminée qu’il ne nous a pas été donné de vivre.

Cette expérience du dévoilement, en elle-même aussi rare qu’une révélation prophétique, nous permettra certainement d’admettre sans restriction le témoignage des maîtres mais cette admission relèvera de la croyance étant donné que pour chaque point de doctrine affirmé, nous n’aurons pas vécu le dévoilement approprié, chaque dévoilement étant limité à son objet. Au mieux, parlera-t-on d’une extrapolation abusive établie sur une expérience similaire mais non identique.

Une autre voie sera celle d’établir la possibilité théorique d’une telle expérience et de construire une justification déduite de sources coraniques ou prophétiques reconnues comme authentiques. La déduction sera valable mais elle ne relèvera pas du dévoilement, méthode expérimentale propre à la science spirituelle, ce que nous appellerons un empirisme spirituel.

Nous n’évoquerons pas non plus les autres difficultés propres aux témoignages et au compte-rendu d’expériences de dévoilement vécus qui ne prémunissent pas toujours contre les oublis, les réinterprétations, les reconstructions, les omissions de détails et toutes sortes d’erreurs susceptibles de déformer ou provoquer la perte d’une partie de la réalité vécue. Les expériences empiriques réalisées en ce domaine auprès de plusieurs témoins ayant assisté à un même phénomène mais dont les témoignages diffèrent sont assez connues pour que nous n’ayons pas à nous y pencher davantage.

On pourra nous opposer que l’expérience du dévoilement est supérieure, sur le plan de la connaissance, à celui du simple empirisme, au sens où la station du haqq al yaqin (la réalité de la certitude) est supérieure à celle de al  »ilm al yaqin (science de la certitude), et que cette supériorité échappe par définition aux biais que nous avons mentionné. Mais cette objection ne résout pas le problème que nous avons soulevé : il faut avoir au minimum vécu cette expérience du dévoilement et ajouterons-nous l’avoir vécu plusieurs fois pour pouvoir l’affirmer, a fortiori pour construire une connaissance sur cette base.

A cela s’ajoute une autre difficulté, de moindre importance, relative au fait que les maîtres ne précisent pas systématiquement la part de la connaissance purement attribuée à l’inspiration ou au dévoilement de celle qui relève de leur compréhension personnelle, au point où parfois on s’interroge sur la nature de leurs affirmations. Pour le reste, la question la plus importante demeure : qui, aujourd’hui, peut sincèrement se prévaloir d’avoir accès à la vision et à l’audition directe de Dieu, des Prophètes ou des anges, en veille ou sommeil ?

A l’évidence, des sceptiques mal avisés seraient en droit d’élargir notre questionnement pour le retourner sur la prophétie elle-même de Muhammad, en établissant que notre relation au Coran et à la prophétie ne relèverait que de la pure croyance et en aucune manière d’une quelconque connaissance. A quoi nous répondrons ceci : la vérité de la prophétie est établie par la vérité du Coran, Parole de Dieu, le Prophète étant lui-même un Coran marchant. La vérité du Coran pour sa part témoigne d’elle-même par elle-même, dans la mesure où le Coran n’est pas une parole figée dans un Livre, ce qui le rendrait comparable à n’importe quel livre, mais une Parole vivante, ce qui constitue l’une des principales caractéristiques du Coran.

Cette expérience de la vivacité divine de la Parole coranique est accessible à tous ceux qui souhaitent en toute sincérité y accéder. Le Coran nous met en relation intérieure directe avec Dieu puisque par ce fait nous communiquons avec le Très-Haut par Sa propre Parole. Nous avons ainsi le moyen d’accéder à la vérité probante du Coran révélée par ses effets manifestes, à savoir le fait qu’il nourrisse le cœur, vivifie et purifie l’âme et élève l’esprit et l’intelligence, non pas de manière théorique mais bien de manière vécue.

La vérité expérimentale (du point de vue spirituel) de la source établit donc la vérité du transmetteur. C’est une preuve existentielle qui implique comme seule condition l’ouverture du cœur, la préservation contre les préjugés, la quête sincère de la vérité, l’accès pratique à la lecture du Coran et, à un autre niveau, à sa méditation profonde.

Cette preuve existentielle n’est pas l’unique preuve de la source divine du Coran, à laquelle s’ajoute par exemple la preuve rationnelle et sapientielle, l’absence de contradictions du Livre, etc. Mais elle en constitue la preuve unique et singulière, celle qui témoigne de son essence et qui, à ce titre, lui est irréductible au sens où elle ne peut être ramené à un autre principe et donc n’est pas sous cet aspect reproductible par l’Homme.

وَإِن كُنتُمْ فِى رَيْبٍ مِّمَّا نَزَّلْنَا عَلَىٰ عَبْدِنَا فَأْتُوا۟ بِسُورَةٍ مِّن مِّثْلِهِۦ وَٱدْعُوا۟ شُهَدَآءَكُم مِّن دُونِ ٱللَّهِ إِن كُنتُمْ صَٰدِقِينَ
« Si vous avez un doute sur ce que Nous avons révélé à Notre Serviteur, tâchez donc de produire une sourate semblable et appelez vos témoins, que vous adorez en dehors de Dieu, si vous êtes véridiques. » Coran, 2 : 23

Fouad Bahri

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