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vendredi 29 mars 2024

La méthode critique de l’historien vue par Ibn Khaldoun

Mizane.info publie plusieurs extraits du premier chapitre de l’ouvrage phare du sociologue et historien Ibn Khaldoun (1332/1406) Al Muqaddima (Discours universel), extraits consacrés à la rigueur méthodologique à laquelle doit s’astreindre l’historien dans ses études.

« L’histoire est une science qui se distingue par la noblesse de son objet, sa grande utilité et l’importance de ses résultats.

C’est elle qui nous fait connaître les mœurs des peuples anciens, les actes des pro­phètes et l’administration des rois.

Aussi[1], ceux qui cherchent à s’ins­truire dans le maniement des affaires spirituelles et temporelles trou­vent dans l’histoire des leçons de conduite ; mais, pour y parvenir, ils doivent mettre en œuvre des secours de diverse nature et des connaissances très variées.

Ce n’est que par un examen attentif et une application soutenue qu’ils pourront découvrir la vérité et se garder contre les erreurs et les méprises.

En effet, si l’on se con­tente [2] de reproduire les récits transmis par la voie de la tradi­tion, sans consulter les règles fournies par l’expérience, les principes fondamentaux de l’art de gouverner, la nature même de la civilisa­tion et les circonstances qui caractérisent la société humaine ; si l’on ne juge pas de ce qui est loin par ce qu’on a sous les yeux, si l’on ne  compare pas le passé avec le présent, l’on ne pourra guère évi­ter de s’égarer, de tomber dans des erreurs et de s’écarter de la voie de la vérité.

Il est souvent arrivé que les historiens, les commenta­teurs et les hommes les plus versés dans la connaissance des traditions historiques, ont commis de graves méprises en racontant les événe­ments du passé ; et cela parce qu’ils se sont bornés à rapporter indis­tinctement toute espèce de récits [3], sans les contrôler par les principes généraux qui s’y appliquent, sans les comparer avec des récits analogues, ou leur faire subir l’épreuve des règles que fournissent la philosophie et la connaissance de la nature des êtres, sans enfin les soumettre à un examen attentif et à une critique intelligente ; aussi se sont‑ils écartés de la vérité pour s’égarer dans le champ de l’erreur et de l’imagination.

Cela a eu lieu surtout [4] en matière de nombres, quand, dans le cours d’un récit, il s’est agi de sommes d’ar­gent ou de la force d’une armée.

C’est toujours là que l’on doit s’at­tendre à des mensonges et à des indications extravagantes ; aussi faut‑il absolument contrôler ces récits au moyen de principes géné­raux et de règles établis par le bon sens.

Le passé et l’avenir se ressemblent

C’est ainsi que Masoudi et plusieurs autres historiens ont dit, en parlant des armées des Israélites, que Moïse, en ayant fait le dénom­brement dans le désert, après avoir passé en revue les hommes en état de porter les armes et âgés de vingt ans ou plus, trouva qu’il y avait plus de six cent mille guerriers [5].

Dans cette circonstance, l’écri­vain ne s’est pas demandé si l’étendue de l’Égypte et de la Syrie était assez vaste pour fournir un tel nombre de troupes.

Chaque empire du monde entretient pour sa défense autant de soldats que ses moyens le permettent ; il en supporte les frais ; mais il ne saurait y pourvoir s’il en augmentait le nombre.

C’est ce qu’attestent les usages aux­quels nous sommes habitués et les faits qui passent sous nos yeux.

Ajoutons que des armées dont le nombre s’élèverait à un pareil chiffre ne sauraient manœuvrer ou combattre, attendu que le terrain se trouverait trop étroit : chaque armée, étant rangée en bataille, s’éten­drait à deux ou trois fois la portée de la vue, sinon davantage.

Com­ment alors ces deux grands corps pourraient‑ils livrer bataille ?

Comment un des partis pourrait‑il remporter la victoire, lorsque dans une de ses ailes on ne saurait pas ce qui se passe dans l’autre [6] ?

Les faits dont nous sommes journellement témoins suffisent pour confirmer nos observations ; le passé et l’avenir se ressemblent comme deux gouttes d’eau.

(…)

Le sens de l’exagération humaine

Ce point établi, nous ferons observer que la plupart des hommes, lorsqu’ils énumèrent les forces des empires qui existaient à leur époque ou peu auparavant ; lorsqu’ils s’étendent sur la grandeur des armées, soit musulmanes, soit chrétiennes ; lorsqu’ils parlent des sommes produites par les impôts, des dépenses des souverains, de celles des grands personnages qui vivent dans le luxe, des objets de prix qui se trouvent chez les riches ; dans tous ces cas, ils énon­cent des nombres qui dépassent toutes les bornes que l’expérience journalière nous fait connaître, et ils suivent aveuglément les sug­gestions qui proviennent de l’envie de raconter des choses extraordi­naires.

Si l’on consulte les chefs de l’administration militaire sur le nombre de leurs soldats, si l’on vérifie la position des riches sous le rapport des objets précieux qu’ils possèdent et des avantages dont ils jouissent, si l’on examine les dépenses ordinaires des hommes qui vivent dans le luxe, on trouvera que cela ne va pas à la dixième partie du chiffre qu’on allègue.

Mais cela tient au penchant de l’es­prit humain pour l’exagération, à la facilité avec laquelle ce sentiment influe sur la langue, et à l’indifférence des historiens pour les résul­tats déjà constatés par un examen approfondi.

Ils n’essayent pas de reconnaître les erreurs dans lesquelles ils peuvent tomber, soit par mégarde, soit par intention ; ils ne cherchent pas à garder le juste milieu dans un récit, ni à lui faire subir un examen critique ; au con­traire, ils lâchent la bride à leur langue, pour la laisser courir dans les champs du mensonge : « On achète les discours frivoles afin d’égarer les hommes loin du sentier de la vérité » (Coran, sour. XXXI, v. 5), et c’est là, il faut l’avouer, un marché bien désavantageux.

(…)

Peu s’en est fallu que nous nous soyons écarté du but de cet ou­vrage en nous étendant sur ce genre d’erreurs ; mais des hommes dont la parole fait autorité, des compilateurs de traditions histori­ques, ont souvent bronché en accueillant des opinions et des récits de la nature de ceux que nous avons signalés.

Ces faux renseigne­ments se gravent dans leur esprit ; la majorité des lecteurs, qui se compose d’hommes nullement judicieux et peu disposés à employer les règles de la critique, reçoit d’eux ces récits et les adopte égale­ment, sans examen et sans réflexion.

Tout cela, s’étant incorporé dans la masse des connaissances acquises, a fait de l’histoire un mélange d’invraisemblances et d’erreurs qui embarrassent l’esprit du lecteur et qui font mettre au même niveau les fables et les renseignements historiques.

Il faut donc que l’historien connaisse les principes fondamentaux de l’art du gouvernement, le vrai caractère des évé­nements, les différences offertes par les nations, les pays et les temps en ce qui regarde les mœurs, les usages, la conduite, les opinions, les sentiments religieux et toutes les circonstances qui influent sur la société.

Il doit savoir ce qui, de tout cela, subsiste encore, afin de pouvoir comparer le présent avec le passé, distin­guer les points dans lesquels ils s’accordent ou se contredisent, montrer les raisons de ces analogies et de ces dissemblances, ex­pliquer l’origine des dynasties et des religions, indiquer les époques où elles ont paru, les causes qui ont présidé à leur naissance, les faits qui ont provoqué leur existence, la position et l’histoire de ceux qui ont contribué à les établir.

En un mot, il doit connaître à fond les causes de chaque événement, et les sources de chaque renseigne­ment.

Alors il pourra comparer les narrations qu’on lui a transmises avec les principes et les règles qu’il tient à sa disposition ; si un fait s’accorde avec ces règles et répond à tout ce qu’elles exigent, il peut le considérer comme authentique ; sinon il doit le regarder comme apocryphe et le rejeter.

C’est en supposant l’emploi de cette attention scrupuleuse par les historiens, que les anciens ont accordé à leurs travaux la plus haute estime.

Plusieurs savants, tels que Tabari, Al‑Boukhari, et leur prédé­cesseur Ibn Isaac, ont adopté cette marche, tandis que d’autres, en grand nombre, n’y ont pas même songé ; aussi ces derniers, dans leurs écrits, ne font que déceler leur ignorance du secret que tout historiographe doit connaître.

(…)

Les erreurs des Anciens

Les ouvrages historiques recèlent un autre genre d’erreurs pro­venant de la négligence des auteurs, qui ne tiennent aucun compte des changements que la différence des temps et des époques amène dans l’état des nations et des peuples.

C’est là une véritable maladie, qui peut rester longtemps inconnue, attendu qu’elle ne se manifeste qu’au bout d’une suite de siècles, et qu’elle n’est entrevue que par un très petit nombre d’hommes.

En effet, l’état du monde et des peuples, leurs usages, leurs opinions ne subsistent pas d’une manière uniforme et dans une position invariable : c’est, au contraire, une suite de vicissitudes qui persiste pendant la succession des temps, une transition continuelle d’un état dans un autre.

Les changements qui ont lieu pour les individus, les temps de courte durée et les villes ont lieu également pour les grands pays, les provinces, les longues périodes de temps et les empires, selon la règle suivie par Dieu à l’égard de ses serviteurs. (Coran, sour. XL, vers. 85.)

On sait que l’homme est naturellement porté à fonder des juge­ments sur des analogies et des ressemblances.

Ce procédé n’est pas à l’abri de l’erreur, et, lorsque l’étourderie et le défaut de réflexion [7] s’y joignent, il écarte ceux qui l’emploient du but qu’ils se proposent, et les détourne de ce qui fait l’objet de leurs recherches.

Celui qui entend raconter les événements des temps passés et qui ne se doute pas des modifications ni des changements survenus dans la société humaine, établit, au premier abord, un rapprochement entre ces faits et les choses qu’il a apprises ou dont il a été témoin.

Or comme ces deux termes de comparaison peuvent offrir des différences considéra­bles, on s’expose à commettre de graves méprises.

Nous terminerons ce chapitre par une observation qui peut avoir son utilité.

L’histoire est proprement le récit des faits qui ont rapport à une époque ou à un peuple ; mais l’historien doit d’abord nous donner des notions générales sur chaque pays, sur chaque peuple et sur chaque siècle, s’il veut appuyer sur une base solide les ma­tières dont il traite, et rendre intelligibles les renseignements qu’il va fournir.

On avait déjà adopté ce système dans la composition de cer­tains ouvrages, le Moroudj ed‑Deheb, par exemple, dans lequel l’au­teur, Masoudi, a dépeint l’état on se trouvaient les peuples et les pays de l’Orient et de l’Occident à l’époque où il écrivait, c’est‑à‑dire en l’an 330 (944‑945 de J. C.).

Ce traité nous fait connaître leurs croyances, leurs mœurs, la nature des contrées qu’ils habitaient, leurs montagnes, leurs mers, leurs royaumes, leurs dynasties, les ramifi­cations de la race arabe et celles des nations étrangères ; aussi est‑il un modèle [8] sur lequel les autres historiens se règlent, un ouvrage fondamental sur lequel ils s’appuient pour prouver la vérité d’une bonne partie de leurs renseignements.

Ensuite vint El-Bekri [9], qui suivit une marche analogue pour ce qui concerne exclusivement les routes et les royaumes ; car il laissa de côté toutes les circons­tances qui ne se rattachaient pas à ce sujet.

Cette omission s’explique quand on se rappelle qu’à l’époque où il écrivait, les divers peuples du monde avaient peu changé de pays et que leur manière d’être n’avait pas éprouvé de grandes modifications.

Les missions d’un bon historien

Mais aujourd’hui, je veux dire à la fin du VIIIe siècle [10], la situation du Maghreb a subi une révolution profonde, ainsi que nous le voyons, et a été totalement bouleversée : des nations berbères, habitant ce pays depuis les temps les plus reculés, ont été remplacées par des tribus arabes qui, dans le Ve siècle, avaient envahi cette contrée, et qui, par leur grand nombre et par leur force, avaient subjugué les populations, enlevé une grande partie de leur territoire et partagé avec elles la jouis­sance des pays dont elles conservaient encore la possession [11].

Ajou­tons à cela que, vers le milieu de ce VIIIe siècle, une peste terrible vint fondre sur les peuples de l’Orient et de l’Occident [12] ; elle mal­traita cruellement les nations, emporta urne grande partie de cette génération, entraîna et détruisit les plus beaux résultats de la civili­sation.

Elle se montra lorsque les empires étaient dans une époque de décadence et approchaient du terme de leur existence ; elle brisa leurs forces, amortit leur vigueur, affaiblit leur puissance, au point qu’ils étaient menacés d’une destruction complète.

La culture des terres s’arrêta, faute d’hommes ; les villes furent dépeuplées, les édifices tombèrent en ruine, les chemins s’effacèrent, les monuments dispa­rurent ; les maisons, les villages, restèrent sans habitants ; les nations et les tribus perdirent leurs forces, et tout le pays cultivé changea d’aspect.

Je dois supposer que les contrées de l’Orient ont été atteintes des mêmes maux qui frappèrent l’Occident ; ce fléau a dû y exercer ses ra­vages en proportion de l’étendue des pays et du nombre de la popu­lation.

Il me semble que la voix de la nature, ayant alors ordonné au monde de s’abaisser et de s’humilier, le monde s’était empressé d’obéir : Dieu est l’héritier de la terre et de ce qu’elle porte.

Lorsque l’univers éprouve un bouleversement complet, on dirait qu’il va changer de nature, afin de subir une nouvelle création et de s’organiser de nouveau.

Donc il faut aujourd’hui un historien qui puisse constater l’état du monde, des pays et des peuples, indiquer les changements qui se sont opérés dans les usages et les croyances, et prendre le chemin que Masoudi avait suivi en traitant des affaires de son temps.

Ainsi que cet auteur, un tel historien servirait d’exemple et de guide aux annalistes futurs. »

Ibn Khaldoun

Notes :

[1] Pour ﻰﺣ , lisez ﻰﺘﺣ .

[2] La bonne leçon est ﺪﻣﺗﻋﺍ .

[3] Littéral. des récits gras et maigres, c’est‑à‑dire, qui valent beaucoup ou peu.

[4] L’auteur a écrit ﺎﻣﻴﺳ sans faire précé­der ce mot par la particule négative ﻻ. La plupart des Maghrébins commettent la même faute.

[5] Selon la Bible, six cent trois mille cinq cent cinquante. (Nombres. I, 46.)

[6] Il faut lire ﺀﻰﺴﻮ  et  ﺭﻌﺷﻳ dans le texte arabe.

[7] A la place de ﻥﻋ ﻁﻠﻐﻠﺍﻮ , les manuscrits portent ﻥﻋ ﺔﻟﻔﻐﻠﺍﻮ  , qui est la bonne leçon.

[8] Pour ﺎﻣﺍ , lisez ﺎﻣﺎﻣﺍ  .

[9] Abou Obeïd el‑Bekri, célèbre géo­graphe et natif d’Espagne, mourut en 1094 de J. C. (Voy. pour plus de détails les Recherches sur l’Histoire de l’Espagne par M. Dozy, 1e édit. et l’introduction pla­cée en tête de ma traduction de l’ouvrage d’El‑Bekri intitulé Description de l’Afrique septentrionale.)

[10] Le IXe siècle de l’hégire commença en septembre 1397 de J. C.

[11] La bonne leçon est ﻥﻣ ﻰﻗﺑ ﺎﻣﻳﻔ .

[12] Il s’agit de la grande peste noire qui désola l’Asie, l’Afrique et l’Europe en 1348 de J.‑C. Au nombre de ses victimes furent le père et la mère de notre auteur.

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