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lundi 29 avril 2024

Ivan Aguéli : l’universalité en Islam 1/2

Ivan Aguéli : l’universalité en Islam Mizane.info

Mizane.info publie en deux parties un article du célèbre peintre et penseur suédois Ivan Aguéli, qui exerça une influence sur René Guénon. Ivan Aguéli expose avec brio le sens de l’universalité de l’Islam qui intègre dans son message toutes les typologies humaines.

« Nous avons voulu développer, sous la forme d’une transfiguration solaire du paysage exotique, la doctrine du réel selon « l’Identité suprême ». Nous avons vu que, malgré l’unité absolue, il y a, au point de vue humain, particulier ou disjonctif, deux réalités : la collective et la personnelle. La première est acquise (imposée ou adoptée), historique, héréditaire, temporelle et, pour ainsi dire, adamique. L’autre est originelle, innée, extratemporelle et dominicale. Elle peut être plus ou moins obscurcie, entravée, mais elle existe toujours. On ne peut l’abdiquer ; elle ne peut se détruire ; elle est fatale, car elle est la raison d’être de chacun, c’est-à-dire sa destinée, à laquelle tout le travail spirituel et cosmique n’est qu’un retour (1).

La première est la réalité aux yeux des gens ordinaires, c’est-à-dire celle des perceptions des cinq sens et de leurs combinaisons selon les lois de la mathématique et de la logique élémentaire. La seconde réalité est la sensation de l’éternité (2). Dans le monde concret, l’une correspond à la quantité, l’autre à la qualité. On appelle souvent la réalité collective la Volonté universelle, mais j’aime mieux la désigner par le Besoin, réservant le terme Volonté pour indiquer, tant bien que mal, la réalité personnelle.

La Volonté et le Besoin peuvent se comparer à la Science et à l’Être. Ces termes sont familiers, non seulement à la pensée européenne depuis Wronski (selon Warrain : La Synthèse concrète, p. 169), mais aussi à une importante école d’ésotérisme musulman, suivie surtout dans l’Inde. La Science et l’Être, c’est littéralement « El-Ilmu wal-Wujûd », les deux aspects primitifs de la Divinité.

Il n’est guère besoin de rappeler que seule la Volonté existe positivement, et que le Besoin n’a qu’une existence relative ou illusoire. Toutes les religions et les philosophies sont d’accord sur ce point. C’est pourquoi il y a partout des esprits aristocratiques. Aussi tous les Musulmans disent-ils : Et-Tawhîdu wâhidun, ce qui signifie, selon la lettre et commenté à propos : « La doctrine de l’Identité suprême est, au fond, la même partout », ou bien : « La théorie de l’Identité suprême est toujours la même ». Mais je veux insister sur un fait distinctif de l’Islam, sur le point capital de l’idée de Mohammad le Prophète.

La Volonté ne peut atteindre sa plénitude que par le Besoin : d’un côté par le besoin du Ciel, et de l’autre côté par l’effort pour répondre aux justes besoins de la réalité collective. Celle-ci est donc indispensable à titre d’effort salutaire, comme moyen de développement de toutes les facultés latentes de la Volonté. L’inertie négative de l’une est aussi indispensable que l’énergie positive de l’autre. L’une a aussi grand besoin de recevoir que l’autre a besoin de donner. Elles sont aussi besogneuses l’une que l’autre. En les rares cas où elles agissent comme elles doivent normalement agir, elles ne trouvent pas l’occasion de chercher laquelle est plus riche que sa sœur.

Dans l’ordre de la psychologie romantique, humaniste, la réalité personnelle correspond un peu à l’élément don-quichottesque, la réalité collective à Sancho Pança. L’immortel chef-d’œuvre de Cervantès doit être considéré comme un aveu d’impuissance du Christianisme (du moins sous les formes que nous en connaissons actuellement). Est-ce que cette religion a jamais été catholique (c’est-à-dire ésotérique, orientale) et romaine (exotérique, occidentale) en même temps ? Elle n’a jamais pu être l’un qu’au détriment de l’autre. Quant aux Chrétiens qui ne relèvent pas de Rome, sont-ils réellement des Chrétiens ? Je l’ignore. Quand une religion déclare sérieusement que son rituel et sa dogmatique n’ont aucun sens caché ou intérieur, elle fait profession publique de superstition et ne mérite que le transport au musée des antiquités.

L’Europe a fait plusieurs tentatives pour fondre Don Quichotte et Sancho Pança en un seul personnage. Elles ont toutes failli, car celles qui ont réussi sont sorties du Christianisme en fondant la libre-pensée. Je ne mentionne que deux de ces tentatives faillies, deux extrêmes, la satanique et la grotesque : le Jésuite et Tartarin de Tarascon. Je ne vois qu’un seul Occidental capable de résoudre le problème : Rabelais. Mais lui qui était un initié, savait probablement que la solution existait depuis des siècles, par les Malâmatiyah.

Pour illustrer notre analyse, nous confronterons le Malâmati avec Tartarin. Le premier montre Sancho Pança et cache Don Quichotte dans son for intérieur comme une sorte d’arrière-pensée qui le hante toujours, mais qu’il ne prononce jamais. Le héros de Daudet, au contraire, expose son Don-Quichotte dans le Tartarin des expéditions lointaines, tandis que son Sancho Pança, le Tartarin en flanelle, est dissimulé pour tout le monde, sauf la servante.

Les réalités personnelle et collective, la Volonté et le Besoin, l’extérieur et l’intérieur, l’unité et la pluralité, Un et Tout, fusionnent dans une troisième réalité que l’Islam est la seule religion à connaître, reconnaître et professer. Cette réalité est la réalité mohammadienne ou prophétique. Notre Prophète était non seulement nabî ou inspiré éloquent, mais aussi rasûl ou envoyé légiférant. Il touchait à l’aristocratie (intellectuelle) par En-nubûwah, ou l’éloquence inspirée. Il empêcha la décadence complète du peuple, et des faibles par Er-risâlah, ou la loi divine. La fusion de l’élite et du commun, l’aristo-démocratie islamique peut s’effectuer sans violence et sans promiscuité grâce à l’institution particulièrement islamique d’un type d’humanité conventionnel, que je veux appeler, faute de mieux, l’homme moyen ou la normalité humaine.

Quelques philosophes anglo-saxons parlent de « the average man » ou l’homme de la médiocrité, mais je ne suis pas assez au courant de leurs théories pour oser me prononcer. Ce type est toujours fictif jamais réel. Il sert d’isolant neutre et impersonnel qui facilite certains rapports, prévus et réglés d’avance, et rend impossibles des contacts irréguliers et des rapports trop personnels entre des gens qui veulent s’ignorer socialement. N’étant personne et étant tout le monde, sans aucune réalité concrète, toujours la règle, jamais l’exception, il n’est qu’un étalon de mesure universel sur tous les droits et devoirs sociaux, moraux et religieux possibles.

Ce formalisme, ce juste équilibre entre les intérêts (matériels, spiritualo-matériels et religioso-rituels), ce casier complet de toutes les circonstances extérieures de la vie sociale et religieuse est le meilleur agent de propagande islamique. Grâce à lui, l’état social de la tribu arabo-sémitique, qui est un idéal de justice, de coopération et de solidarité intégrale, peut s’étendre sur tout l’Univers.

La perfection de quelques sociétés réellement primitives a été constatée par plusieurs sociologues, ethnographes et poètes. Mais les vertus du « sauvage » ne dépassent jamais les bornes étroites de la tribu. C’est pourquoi il n’est un idéal qu’en poésie. Son antithèse, le civilisé actuel, ne vaut guère mieux que lui, au point de vue de l’intégralité humaine. Chez l’un, la qualité est développée au détriment de la quantité. Chez l’autre, nous avons la quantité, qui est quelque chose, c’est vrai, mais la qualité est loin d’être louable. Le formalisme, l’institution de l’homme moyen permet à l’homme primitif d’atteindre l’universalité sans perdre aucun de ces précieux caractères qui s’attachent à l’Adamisme premier et quasi-paradisiaque.

C’est justement « l’homme moyen » qui est l’objet de la Shariyah ou loi sacrée de l’Islam. Elle est très simple quand il n’y a pas grande différence extérieure entre l’élite et le commun. Alors, la lettre primitive suffit. Mais, avec le progrès social, la complication de la vie et le changement des conditions extérieures, l’application directe de la lettre aurait contredit l’esprit de la loi. L’homme moyen eut des variétés, les textes eurent des commentaires, et la science des légistes progressa avec la vie. Cependant, la différence entre le texte et les commentaires n’est qu’apparente. L’évolution est naturelle et logique, quoi qu’en disent les orientalistes de caserne ou de sacristie.

Certaines prescriptions sharaïques [ndt : en lien avec la Sharî’ah ; Loi divine] peuvent paraître absurdes aux yeux des Européens. Elles ont cependant leur raison d’être. Une religion universelle doit compter avec tous les degrés intellectuels et moraux. La simplicité, les faiblesses et les particularités d’autrui ont, jusqu’à une certaine mesure, droit à des ménagements. Mais la culture intellectuelle a ses droits et ses exigences aussi. L’homme moyen établit autour de chacun une sorte de neutralité qui garantit toutes les individualités, tout en les obligeant de travailler pour l’humanité tout entière.

L’histoire ne connaît pas d’autre forme pratique de l’intégralisme humain. L’expérience témoigne d’une façon irréfutable en faveur de l’universalité islamique. Grâce aux formules arabes, il y a un moyen d’entente parfaite entre toutes les races possibles qui se trouvent entre le Pacifique et l’Atlantique. Il n’est guère possible de trouver de distances ethniques plus grandes que celles qui existent, par exemple, entre le Soudanais et le Persan, le Turc et l’Arabe, le Chinois et l’Albanais, l’Indo-aryen et le Berbère. Aucune religion ou civilisation n’en fait autant.

On peut donc dire que l’Islam est le meilleur agent de communication spirituelle qui existe. L’Europe ne peut établir que l’international matériel. C’est quelque chose, mais ce n’est pas tout. Encore n’est-ce pas le Christianisme qui opère cette œuvre, mais le positivisme occidental, pour ne pas dire la libre-pensée.

C’est pourquoi nous considérons la chaîne prophétique comme terminée, scellée, avec Mohammad le Prophète des Arabes et des non-Arabes, car il en est l’apogée. L’esprit prophétique est la doctrine de « l’Identité suprême », du Un-Tout en métaphysique, de l’Homme universel en psychologie, et de l’Humanité intégrale en organisation sociale. Il débuta avec Adam et se compléta par Mohammad. 

Le mot Islam est un infinitif du verbe causatif Aslama : donner, livrer, remettre. Il y a une ellipse : « Lillahi » (à Dieu) est sous-entendu. « El-islamu lillahi » signifie donc : se remettre à Dieu, c’est-à-dire suivre docilement et consciemment sa destinée. Or, comme l’homme est un microcosme, composé de tous les éléments de l’Univers, il s’ensuit que sa destinée est d’être universel. Il ne suit pas sa destinée quand l’inertie domine ses facultés supérieures. L’Islam, comme religion, est la voie de l’unité et de la totalité.

Son dogme fondamental s’appelle Et-Tawhîd, c’est-à-dire l’unité ou l’action d’unir. En tant que religion universelle, il comporte des degrés, mais chacun de ces degrés est véritablement l’Islam, c’est-à-dire que n’importe quel aspect de l’Islam révèle les mêmes principes. Ses formules sont excessivement simples, mais le nombre de ses formes est incalculable. Plus ces formes sont nombreuses, plus la loi est parfaite. On est Musulman quand on suit sa destinée, c’est-à-dire sa raison d’être. Comme chacun porte sa destinée en lui-même, il est évident que toutes les discussions sur le déterminisme ou le libre-arbitre sont une inanité.

L’Islam, fût-il exotérique, est par-delà cette question. C’est pourquoi les grands docteurs n’ont jamais voulu se prononcer là-dessus. On ne peut expliquer à l’homme ordinaire comment Dieu fait tout, comment Il est partout, et comment chacun Le porte en soi-même. Tout cela est clair à l’homme « qui connaît son âme » (man yaraf nafsaho), c’est-à-dire son moi, lui-même, et qui sait que tout est vain hormis « la sensation de l’éternité ».

La parole « ex cathedra » du « mufti » doit être claire, compréhensible à tout le monde, même à un illettré. Il n’a pas le droit de se prononcer sur autre chose que sur un lieu commun de la vie pratique. Il ne le fait jamais d’ailleurs, d’autant plus qu’il peut éluder des questions qui ne relèvent pas de sa compétence. C’est la limitation nette, connue de tous, entre les questions soufies et sharaïques qui permet à l’Islam d’être à la fois ésotérique et exotérique sans jamais se contredire. C’est pourquoi il n’y a jamais de conflits sérieux entre la science et la foi chez les Musulmans qui comprennent leur religion.

Maintenant, la formule d’ « Et-Tawhîd » ou du monothéisme est le lieu commun sharaïque. La portée que vous donnez à cette formule est votre affaire personnelle, car elle relève de votre soufisme. Toutes les déductions que vous pouvez faire de cette formule sont plus ou moins bonnes, à condition toutefois qu’elles n’abolissent point le sens littéral ; car alors vous détruiriez l’unité islamique, c’est-à-dire son universalité, sa faculté de s’adapter et de convenir à toutes les mentalités, circonstances et époques.

Le formalisme est de rigueur ; il n’est pas une superstition, mais un langage universel. Comme l’universalité est le principe, la raison d’être de l’Islam, et comme, d’un autre côté, le langage est le moyen de communication entre les êtres doués de raison, il s’ensuit que les formules exotériques sont aussi importantes dans l’organisme religieux que les artères dans le corps animal. Je me suis permis cette dissertation surtout pour montrer que « l’intelligence » (inter+legereEl-Aqlu), je veux dire l’intelligence universelle, réside dans le cœur, le centre de la circulation du sang.

La sentimentalité n’a rien à voir dans cette localisation, car sa place à elle est dans les muqueuses des intestins, quand toutefois elle est à la place qu’elle doit occuper dans l’économie physiologique.

L’intelligence et le discernement sont les deux aspects principaux de la raison humaine. L’une conçoit l’unité, l’autre conçoit la pluralité. La raison saine, possédant ces deux facultés développées jusqu’à leurs dernières limites, peut donc concevoir l’Être Un-Tout ; mais cet Être n’est pas l’Absolu, qui est en dehors de toute opération intellectuelle. On est arrivé aux confins, non seulement de la science, mais encore du « scibile » [mot italien : savoir humain], quand on sait que l’on ne peut pas aller plus loin. L’aveu de l’impossibilité de savoir est la connaissance de l’Infini (El-ajzu an el-idrâki idrakun).

Elle en est la seule, c’est vrai, mais on toucherait à la divulgation des secrets en affirmant qu’elle n’est pas un paradoxe ou une façon de parler, mais une science réelle, fertile et, après tout, suffisante. Tout ce qui n’est qu’éxotérique aboutit fatalement au scepticisme. Or, le scepticisme est le point de départ des élus. Par-delà les limites du « scibile », il y a cependant un progrès scientifique, mais alors les connaissances deviennent toutes négatives. Elles n’en sont que plus fertiles, car elles exposent notre « pauvreté » (El-faqru) c’est-à-dire nos besoins du Ciel.

Conscients de nos besoins, nous saurons formuler nos demandes. Je dis demandes et non prières, car on doit éviter tout ce qui ressemble de près ou de loin à un clergé. Il importe de savoir demander, car, en ce cas le Ciel est comme la nature, qui répond toujours par la vérité quand on l’interroge bien, mais seulement alors. Une expérience chimique ou physique produit une révélation. Mal faite, elle conduit à l’erreur. Le Ciel accorde toujours un bien quand on demande comme il faut demander. Il mèe à un néant, ou même au mal, quand on demande mal. C’est là un effet de la mutualité divine ou de la loi sur la catadioptrie universelle (3).

Les moralistes de la sentimentalité Chrétiens, Bouddhistes ou autres, ont glorifié l’humilité. Soit, mais il ne signifie rien d’être humble ou non, puisque nous sommes tous néants. Ils ont fait de l’humilité une vertu, un but, alors qu’elle n’est qu’un moyen, un exercice et un entraînement. Elle n’est qu’une petite station sur la route, ou l’on s’arrête selon les besoins du voyage. La vanité est une bêtise. L’humilité mal à propos peut l’être également.

Ivan Aguéli

Notes :

*Article publié initialement dans la revue La Gnose.

(1) Voir Yi-king, interprété par Philastre : 1er vol., p. 138 ; le 6e Koua ; Song, parag. 150.

Le mot « destinée » désigne la véritable raison d’être des choses ; manquer à l’exacte raison d’être des choses constitue ce qu’on appelle « contrarier la destinée » ; aussi la soumission à la destinée est-elle considérée comme un retour. Contrarier, c’est ne pas se conformer avec soumission. (Le Commentaire traditionnel de Tsheng).

« La destinée, ou mandat céleste, c’est la vraie et droite raison d’être de chaque chose. » (Le Commentaire intitulé : Sens primitif).

J’ajoute que les Musulmans s’appellent en chinois « Hwei-hwei », ceux qui retournent, obéissants, à leur destinée. La tradition musulmane dit qu’Allah appelle à Lui toutes les choses, afin qu’elles viennent, bon gré mal gré. Rien ne peut manquer à cet appel. C’est pourquoi tout est musulman d’une façon générale. Les êtres humains qui viennent à Lui de bon gré, s’appellent musulmans dans un sens plus restreint. Les hommes qui ne viennent à Lui, c’est-à-dire qui ne suivent leur destinée que par force, malgré eux, sont les infidèles.

(2) Voir La Gnose, 2e année, n° 2, p. 65.

(3) La vie est organisée selon la loi du talion, selon un hadîth.

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