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mardi 19 mars 2024

Hayy Ben Yaqzan, un voyage intellectuel et initiatique au cœur de l’Homme

Hayy Ben Yaqzan

Largement méconnu des contemporains, le roman philosophique de Ibn Tufayl, intitulé « Hayy Ben Yaqzan », jadis traduit sous le titre du « Philosophe autodidacte » a pourtant exercé une influence thématique considérable sur la pensée européenne. Mouhib Jaroui nous retrace les grandes lignes de ce récit initiatique à redécouvrir, et les enseignements majeurs qu’il faut en retenir.

Hayy Ben Yaqzan

Rares sont les ouvrages de philosophie arabe et musulmane qui sont accessibles au grand public. « Hayy Ben Yaqzan » en fait partie.

Son auteur est Ibn Tufayl, philosophe et médecin Andalou (1105-1185), ami proche et soutien d’Ibn Rushd. Pourtant c’est aussi l’un des philosophes musulmans les moins étudiés.

Il est connu par son histoire fictive « Hayy Ben Yaqzân » qui se déroule dans les îles de l’Inde. D’après l’une des versions, c’est l’histoire d’un nouveau-né, Hayy Ben Yaqzân, soigneusement enfermé dans un coffre par sa mère, contrainte dans l’affliction de l’abandonner dans le rivage de la mer, et entraîne par le flot vers une île non peuplée par les humains.

Selon une deuxième version, sur cette île, « l’homme peut naître sans père ni mère », par « génération spontanée ». Peu importe, le bébé atterrit dans l’île, il est accueilli par une gazelle alertée par ses pleurs.

Elle l’allaite jusqu’à ses deux ans, le comble d’affection et le protège contre les dangers. L’enfant, très observateur, se socialise avec les animaux, adopte leur langage. A l’adolescence, la gazelle vieillit et faiblit.

Malgré l’entretien bienveillant et reconnaissant de son enfant adoptif, elle finit par rendre l’âme.

C’est alors l’expérience du deuil, d’une « émotion violente » et d’une incompréhension chez l’enfant prodige qui prend place : « Il l’appelait avec le cri auquel elle avait coutume de répondre lorsqu’elle le lui entendait pousser », mais en vain, il ne constate en elle « ni mouvement, ni changement ».

Cette expérience du deuil inaugure chez Hayy Ben Yaqzân la phase de la « connaissance sensible ».

La montée générale vers la connaissance théorique

Hayy se livre alors à toute une série d’expériences sur le corps sans vie de l’animal pour étudier la nature du mal qui l’a emporté, en formulant quelques hypothèses pour son enquête.

L’ouvrage nous propose alors une description d’une extrême précision : il ausculte les organes externes de la gazelle inanimée et de cette observation en infère des « conclusions » comparées à d’autres cadavres d’animaux.

Après plusieurs précautions prises, il réalise une autopsie en lui ouvrant la poitrine.

Au terme d’un examen relativement complet, « il comprit que sa mère, celle qui avait eu pour lui de l’attachement et qui l’avait allaité, n’était pas ce corps inerte, mais cette chose disparue. C’est d’elle qu’émanaient tous ces actes (…) Son affection se détourna alors du corps pour se porter sur le maître et le moteur du corps, et il n’eut plus d’amour que pour lui seul », c’est-à-dire, cet esprit qui gouverne le corps. Il finit par l’enterrer en imitant des corbeaux.

Cette étape du cheminement de Hayy Ben Yaqzan correspond à ce que nous nommons la deuxième induction d’Ibn Tufayl, c’est-à-dire ce départ du monde sensible et ses contingences vers Dieu, « l’Etre nécessaire ». Au terme de ce cheminement complexe, le personnage approfondit son expérience spirituelle et ascétique à travers une série d’exercices exigeants.

Au terme de ses vingt et un an, Hayy Ben Yaqzân acquit la connaissance des êtres vivants et de la technique, après sa découverte du feu et la confection d’outils.

Cette connaissance technique lui permet d’approfondir ses enquêtes en analysant la multiplicité des animaux, des plantes jusqu’aux minéraux, et ce qu’ils partageaient en commun.

Au terme de ces connaissances taxinomiques, Hayy Ben Yaqzân finit par dégager des catégories communes, comme la substance, l’attribut, la matière, la forme, l’étendue.

Mais cette forme de connaissance inductive (remontant des effets vers les causes) demeurait selon Ibn Tufayl une induction insuffisante et superficielle.

Il s’agissait là d’une première induction, c’est-à-dire une montée en généralité à partir des faits, mais limitée encore au monde sensible et à ses contingences.

La deuxième induction : du monde sensible à l’idée de Dieu

A vingt-huit ans, de façon « sommaire et vague », Hayy s’interroge alors sur la nécessité d’une « cause efficiente » génératrice de qualités et de mouvements.

« L’idée d’un Auteur de l’univers » le préoccupe. « Mais comme il ne s’était jamais séparé du monde sensible, c’est parmi les objets sensibles qu’il se mit à chercher cet Agent, ne sachant pas s’il en existait un seul ou plusieurs ».

Son attention se porta donc sur le monde céleste des astres, où il pensait y trouver la réponse à ses questions.

Mais il se rend compte, par « l’excellence de son intelligence native » que ce monde céleste est également fini.

A l’âge de trente-cinq ans, par une succession d’arguments, et de raisonnements par l’absurde, Hayy Ben Yaqzân déduit que ce monde a nécessairement un producteur, mais « un Auteur qui ne soit pas un corps » et qui ne puisse « être atteint par aucun des sens ».

Désormais, le cœur de Hayy Ben Yaqzân est suspendu à cet Auteur du monde, « à ce point qu’il ne pouvait laisser tomber sa vue sur quoi que ce fût sans y apercevoir sur-le-champ des marques d’industrie, sans reporter aussitôt sa pensée sur l’ouvrier, négligeant l’ouvrage (…), dégageant entièrement son cœur du monde sensible pour l’attacher au monde intelligible ».

Hayy Ben Yaqzan

Cette étape du cheminement de Hayy Ben Yaqzan correspond à ce que nous nommons la deuxième induction d’Ibn Tufayl, c’est-à-dire ce départ du monde sensible et ses contingences vers Dieu, « l’Etre nécessaire ».

Au terme de ce cheminement complexe, le personnage approfondit son expérience spirituelle et ascétique à travers une série d’exercices exigeants.

Avec comme leitmotiv, l’exigence suivante : comment ressembler ou s’assimiler à cet Être dans ses attributs, jusqu’à la limite ultime de « l’évanouissement de la conscience de soi » et « l’absorption dans l’intuition pure de l’être véritable ».

Ibn Tufayl nous dit que cet état est « difficile à décrire ». « Vouloir qu’on exprime cet état, c’est vouloir l’impossible », « déterminer par des mots un objet de nature inexprimable est chose périlleuse ». Les philosophes d’aujourd’hui diraient que « ce dont on ne peut parler, il faut le taire ».

La vie en société ou l’échec de Hayy Ben Yaqzân

Ce n’est qu’à l’âge de cinquante ans que Hayy Ben Yaqzan entra en contact avec les humains, une expérience qui s’avérera pour lui décevante. Dans une île voisine de celle où il grandit, Hayy découvrit l’existence d’une religion transmise par un prophète.

Sur cette île vivaient deux hommes de droiture, Açâl et Salâmân, qui divergeaient sur la façon dont il fallait vivre cette religion. Pour Açâl, la retraite spirituelle et la méditation s’imposaient, tandis que pour Salâmân, la vie en société, loin des idées ténébreuses, était nécessaire.

Ce désaccord poussa Açâl à s’exiler dans l’île non peuplée dont il avait entendu parler, en quête de retraite spirituelle.

Un jour, Hayy Ben Yaqzan rencontre Açâl alors qu’il « ne reconnaissait en lui la forme d’aucun des animaux qu’il avait déjà vus ». Açal se met à lui apprendre le langage et lui demande de se présenter. Hayy Ben Yaqzan lui raconte son histoire, le cheminement de son parcours intellectuel et l’état de l’union auquel il est parvenu avec l’Un.

Dans un processus naturel (fitra), et sans la médiation d’aucun livre ni de maître à penser, Hayy finit par découvrir successivement les lois scientifiques, la raison d’être de ces lois, et le sens profond du monde dans lequel il a été projeté et c’est au terme d’une profonde expérience spirituelle qu’il y parvient.

De son côté, Açal prend conscience de cette « concordance de la raison et de la tradition » et se met au service de Hayy.

Informé sur la religion régnante sur l’île des Hommes, Hayy Ben Yaqzan « n’y vit rien qui fût en opposition avec ce qu’il avait contemplé dans sa station sublime » et accepta de suivre ses obligations religieuses comme la prière, l’aumône légale, le jeûne, le pèlerinage.

Avant Ibn Rushd, nous avons déjà là en germe une première tentative de conciliation entre philosophie et religion. Les deux hommes décident finalement de se rendre sur l’île peuplée pour enseigner à ses habitants le sens ésotérique de la religion et leur « révéler les secrets de la sagesse ».

Toutefois, malgré l’insistance de Hayy Ben Yaqzân, ses habitants refusèrent ses enseignements et se détournèrent de lui. Devant ce constat qu’ils étaient face à « une catégorie d’homme moutonnière et impuissante ».

Hayy Ben Yaqzân retourne à son île avec Açâl, où « ils adorèrent Dieu jusqu’à leur mort ».

Réflexions sur l’histoire de Hayy Ben Yaqzân

Tout d’abord, on peut à l’instar de ‘Abduh Ashamâlî (Etudes en histoire de la philosophie arabo-islamique et ses hommes, p 640) interpréter ce roman comme l’histoire de la philosophie musulmane classique : Ibn Tufayl y aborde directement des aspects de la pensée naturaliste d’Ibn Sina, Al Farabi, Al-Ghazâlî et Ibn Bâja.

De même l’œuvre étudie la métaphysique en prouvant l’existence de Dieu à partir du monde sensible ainsi que l’existence de l’âme, et des thèmes propres au soufisme.

C’est aussi toute une philosophie de la Fitra (prédisposition naturelle, nature primordiale de l’Homme) qui est proposée dans cette œuvre.

Hayy, mû par son innocence, sa nature bonne, et par la volonté de faire revivre sa mère, s’interroge sur l’univers tout entier, de l’anatomie des corps au monde céleste en passant par les plantes, et en déduira par lui-même, la nécessité de Dieu et de son unicité.

Dans un processus naturel (fitra), et sans la médiation d’aucun livre ni de maître à penser, Hayy finit par découvrir successivement les lois scientifiques, la raison d’être de ces lois, et le sens profond du monde dans lequel il a été projeté et c’est au terme d’une profonde expérience spirituelle qu’il y parvient.

Nous avons également dans cette œuvre des éléments sur le processus de socialisation et la vie en société, comme l’apprentissage du langage et le rôle du mimétisme.

Il est à mentionner surtout la véritable théorie de la connaissance d’Ibn Tufayl qui touche à différents domaines, comme la physiologie végétale et la médecine expérimentale d’une extrême précision qui annonce (s’il nous était permis la comparaison) celle de Claude Bernard.

Nous y avons repéré deux niveaux d’induction propre à la science moderne, cités plus haut. Ce que nous appelons la double induction d’Ibn Tufayl.

A partir de l’observation des caractéristiques des animaux et des plantes, Hayy pense la dialectique entre l’individualité des choses, c’est-à-dire leur « multiplicité », « cette dissémination infinie », et « l’unité », ce « tout unique », « l’essence ».

Comme lui-même l’écrira au cours de sa première induction, « ainsi considéré, le règne animal tout entier lui apparaissait un ».

La postérité incontestable d’une oeuvre 

Hayy Ben Yaqzan
Vieille édition de Robin Crusoé, inspiré du roman d’Ibn Tufayl.

Mais cette dialectique est également présente dans son cheminement lors de la deuxième induction, et au cours de sa phase d’« Union mystique », où il s’interroge sur l’unité et la multiplicité de « l’essence du véritable ».

A ce niveau de la connaissance, Ibn Tufayl insiste sur la difficulté d’exprimer en des mots cette dialectique de l’un et du multiple dès lors qu’il s’agit de l’essence de Dieu : « Il devient ici très difficile de s’exprimer ».

On ne peut enfin faire l’économie des influences exercées par Ibn Tufayl sur la pensée européenne. Hayy Ben Yaqzân a été traduit en hébreu par Moïse de Narbonne dès 1349.

Puis traduit en latin dès 1671 par Edward Pococke sous le titre du « Philosophe autodidacte ».

S’en suivront une traduction en anglais (1674), néerlandais (1672), allemand (1726), espagnol (1900), français (1900), et en persan.

En 1719 est publié le roman « Robinson Crusoé » de Daniel Defoe, inspiré de l’histoire de Hayy Ben Yaqzan. Citons également l’influence d’Ibn Tufayl sur la pensée théologique de Spinoza, et plus tard, sur la pensée de Rousseau.

Mouhib Jaroui

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