Le procès fait à la modernité par les traditionnalistes évacue trop rapidement le fil des événements et leur propre responsabilité dans ce processus de déchéance, au risque de la contradiction ou pire, de la reconduction du même processus fatal.
La modernité n’est pas un accident de l’histoire mais une possibilité de l’être humain qui s’est actualisée. En ce sens, c’est une expérience précieuse qu’il nous faut comprendre en profondeur si l’on veut la dépasser. La modernité dit beaucoup de l’homme, y compris de l’homme contemporain qui se croit pleinement ancré dans la tradition. Ce travail d’introspection profonde doit être fait par des aristocrates de l’esprit, des êtres intimement voués à la vérité et disposés à en payer le prix.
Les naufragés de la modernité ne consentiront pas à ce sacrifice car la culpabilité les ronge et aveugle leur vision. Les hérauts de la tradition, pour leur part, nous assomment les oreilles par leur concert funèbre, leur son de trompette annonciateur du Jugement dernier, et leur mine sombre d’inquisiteur qui abolirait l’histoire d’un seul regard.
Excommunier la modernité sans recueillir ses confessions, prononcer sa condamnation sans sonder ses alibis, préparer la potence pour hâter sa mise à mort sans avoir pris le temps de creuser sa généalogie, toutes ces mises en scène qui sont autant de mises en abyme nous condamne assurément à la revivre prochainement car, je le répète, la modernité est une possibilité de l’Homme. Et il est un moment où le possible devient le probable et le probable, fausse nécessité.

Dans cette possibilité siège toutes les contradictions propres à la tradition que certains qualifieront sans doute de tradition dévoyée. Si la tradition est une nécessité et la modernité une contingence, comment justifier cette absurdité d’une contingence qui aurait triomphé d’une nécessité au point de s’y substituer complètement, si besoin en revêtant au passage les oripeaux du vaincu, ce qu’on a parfois appelé la sécularisation religieuse de la modernité ?
En aucun cas la nécessité ne saurait se laisser dicter sa conduite par un quelconque accident. Cette contingence, fût-elle aussi pesante que toutes les montagnes terrestres, ne pourrait jamais s’élever au-dessus de la face divine en l’Homme. Il a dû se passer autre chose pour que la qualité se laisse ainsi détrôner par la quantité.
La perte du sens intime de la tradition, l’altération de sa compréhension, la perdition de son esprit et l’insouciance quant aux modalités de son actualisation ont finalement laissé place à l’écume formelle et répétitive d’un mimétisme du passé dénué d’âme, d’une ombre pourchassant vainement la réalité, et de toute cette somme de défaites intérieures dissimulées sous la sophistication des concepts.
L’agitation et la dépression inéluctable entraînée par cette faillite cinglante ne pouvait advenir que de l’intérieur de l’âme collective d’une époque victime de son ivresse, en proie à l’adrénaline sécrétée par sa mise en péril permanente, cultivée par un sinistre goût du danger et de la transgression, jusqu’à cet éloignement fatal du rivage au cœur de la nuit, en ce point de non-retour où le ciel sombre et la mer sombre se confondent et engendrent les ténèbres.

La nuit du nihilisme occidental a surgi d’un temps où toutes les contradictions de la tradition vieillissante, agonisante, ont fini par s’accumuler et engendrer cette abomination, Bête de la terre, incestueuse procréation destinée à se dévorer elle-même jusqu’à la fin des Temps. La modernité n’est donc pas née de la défaite de la tradition car la contingence ne peut vaincre la nécessité qui en est la condition de possibilité même. Au mieux, la modernité pouvait côtoyer la tradition et coexister avec elle comme la mauvaise conscience poursuit le pécheur jusque dans ses mauvais rêves.
La modernité a été enfantée par la défection interne de la tradition, la corruption de sa signification essentielle par ses propres tenants. Elle naquit de l’oubli de cette vérité éternelle : la suprématie en toute chose et sur toute chose de l’Esprit divin. Au moment où le feu sacré de la tradition occidentale fut transféré dans des institutions, des dogmes et des usages dont l’absurdité témoignait en elle-même de l’incapacité des derniers tenants de l’ancien monde à annoncer les temps suivants, le germe de la corruption se développa dans le corps antique, ontique de l’âme européenne.
La révolte de l’esprit contre la corruption morale de l’église, la mystification obscure de ses dogmes et la condamnation de la nature humaine présageaient le pire : la dissolution du supra-phusis dans la phusis et l’occultation du divin dans l’humain. La porte était ouverte et grande ouverte pour un humanisme sans Dieu. La nature servit d’abord de tremplin à la révolte des Lumières contre la religion catholique mais bientôt on ne sut plus comment retrouver le sentier perdu de l’origine, et la nature devint simple fiction pour justifier l’avènement de l’Histoire.
La perte de l’origine, la perte du sens de la nature, tant de pertes menèrent plus tard à la consécration de la Fin de l’histoire, ce messianisme séculier et inversé qui signifiait en réalité la fin du sens de l’histoire ou plus exactement la perte de ce sens. La mondialisation née de l’impérialisme européen et de la révolution technologique a répandu cette odyssée funèbre aux quatre coins du monde.

C’est à cette étape que nous nous trouvons à présent, au carrefour d’une époque dont le cri glaçant, strident, résonne encore dans la nuit interminable de l’esprit. Cette époque veut conjurer sa mort qu’elle appelait jadis pourtant de ses vœux, dans l’ignorance d’un vouloir stérile plantant les graines futures de la désolation. La récolte est arrivée, le poison est à maturation, la faim terrasse les âmes, mais la terre empoisonnée, hélas, ne peut plus rien donner. Dans l’antre meurtri de la conscience occidentale naquirent alors de sombres espoirs.
Un déluge est désormais attendu, une purification s’impose, une arche est à bâtir. La conversion d’un regard. Le souffle frais d’un nouveau monde se lève imperceptiblement. Le sang de l’aurore pointe à l’horizon. Il ne sera donné qu’à peu de personnes d’assister à ce spectacle. Les Hommes au sommeil léger, ceux qui savent se lever tôt et accueillir le soleil, les Hommes de l’éveil, jouiront de ce privilège. Et le soleil se lève toujours à l’est.
Fouad Bahri