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vendredi 19 avril 2024

Comment l’imprimerie a sauvé les œuvres classiques islamiques

L’ouvrage « Redécouvrir les classiques islamiques » d’Ahmed El Shamsy restitue la manière dont une poignée d’éditeurs et d’intellectuels réformistes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle ont exploité les techniques d’impression pour sauver un riche corpus de textes islamiques classiques au bord de la disparition. Un article de Muhammed Nafih Wafy publié par la revue Qantara et traduit par Mizane.info.

Lorsque l’armée mongole de Hulagu a rasé Bagdad en 1258, se livrant à une suite de pillages et de meurtres, l’un des précieux trésors qu’ils mirent à sac furent les livres de la Maison de la Sagesse (Bayt al Hikma) connue aussi sous le nom de Grande Bibliothèque de Bagdad, sans doute le plus grand répertoire de livres du Moyen Âge.

L’invasion mongole déclencha la chute de « l’âge d’or » de l’islam et précipita la riche tradition intellectuelle arabo-islamique sur une trajectoire descendante.

Pourtant, plusieurs grandes sommités de la tradition musulmane survécurent à l’invasion mongole, et malgré la destruction de la bibliothèque de Bagdad, un énorme volume de manuscrits arabes a subsisté, conservé dans d’autres bibliothèques à travers le monde abbasside.

Perte massive de manuscrits

Mais du 14e au 19e siècle, d’autres facteurs ont contribué à une perte massive de ces manuscrits, y compris des titres que nous considérons encore aujourd’hui comme des classiques dans le canon de la pensée islamique.

Le manque de techniques de conservation, le retard dans l’introduction de la technologie d’impression et une chasse massive des classiques islamiques par les orientalistes qui les trafiquaient et les vendaient pour de grosses sommes à des collectionneurs privés et à des bibliothèques en Occident ont également accéléré la disparition de nombreux classiques prémodernes.

Sans les efforts minutieux d’un petit groupe d’intellectuels au XIXe et au début du XXe siècle pour traquer les manuscrits restants et les republier en grand nombre, le monde islamique aurait perdu une grande partie de ses précieuses œuvres classiques.

Cette initiative a été accélérée par l’introduction de l’imprimerie dans le monde arabe, qui a aidé les réformateurs dans leur entreprise historique.

L’ouvrage d’Ahmed El Shamsy raconte les histoires fascinantes de ces réformistes et leurs contributions remarquables à la résurgence de l’érudition arabo-islamique classique.

Ces intellectuels – qui comprenaient certains des réformateurs les plus importants de l’époque tels que Muhammad Abduh, Tahir al-Jaza’iri et Muḥammad al-Shawkānī, entre autres – ont œuvré sans relâche pour faire imprimer ces œuvres oubliées de la littérature islamique et les ont exploités dans leurs propres programmes de réforme religieuse.

Redécouvrir les classiques

Dès les premiers chapitres, El Shamsy examine comment le monde islamique a ignoré son riche héritage à une époque où les bibliothèques européennes avaient développé un appétit insatiable pour les manuscrits islamiques et où les orientalistes étaient engagés dans la reconstruction du savoir islamique.

Il décrit ensuite le travail acharné et le dévouement des réformistes pour redécouvrir les manuscrits oubliés et les imprimer à partir de la fin du XIXe siècle.

C’est ainsi que les œuvres classiques qui avaient été mises de côté et ignorées tout au long de la période « post-classique » commencèrent à émerger en grand nombre dans les discours académiques et savants, déclenchant un renouveau et une réforme de la connaissance islamique dans toute la région.

Les manuscrits auxquels les réformateurs ont contribué à offrir une seconde vie comprenaient certaines des œuvres pionnières du canon arabo-islamique telles que la grammaire d’al-Sibawayhi (VIIIe.s), un traité juridique de Shafi’i (IXe.s), une étude théologique d’al-Ashari (Xe.s), un manuel soufi d’al Makki (Xe.s) et la sociologie de l’histoire d’Ibn Khaldun (XIVe.s), pour n’en citer que quelques-uns.

La plupart de ces œuvres étaient difficiles à trouver au XIXe siècle, à une période où le discours scientifique islamique se délectait de « commentaires techniques denses sur des œuvres antérieures », généralement écrites des siècles après les compositions des œuvres originales.

Cette tendance à l’orthodoxie textuelle, qui régna en maître dans le monde islamique après le XVIe siècle, restreignit le discours savant à une poignée de textes vulgarisés, et inaugura l’émergence d’une ère scolastique et épistémologique de nature ésotérique.

Les savants de cette époque ont choisi de se limiter à ces commentaires, ainsi qu’à leurs gloses et notes de bas de page, tandis que les œuvres originales tombaient en poussière ou étaient appropriées par les bibliothèques occidentales.

Les grands ouvrages écrits par les fondateurs des différentes écoles de droit islamique, de théologie, de philosophie, de linguistique, de soufisme et d’historiographie furent donc voués à l’oubli.

Et ce phénomène fut aggravé par une tendance ésotérique croissante qui a promu l’illumination spirituelle comme la forme supérieure d’acquisition de la connaissance.

L’ignorance du monde islamique de son propre héritage classique s’est accompagnée d’un système inadapté de préservation, de conservation et de protection des manuscrits.

La renaissance du patrimoine musulman

Les réformistes ont donc dû surmonter des obstacles redoutables, qui impliquaient de mobiliser un éventail de ressources philologiques, organisationnelles et financières ainsi que du temps et un engagement considérable.

Ils devaient localiser et obtenir des manuscrits, reconstituer des œuvres complètes à partir de fragments épars, déchiffrer des textes malgré les erreurs et les dégradations et comprendre leur signification sans recourir à un matériel référencé adéquat.

El Shamsy nous livre un compte rendu fascinant de la façon dont ils ont surmonté ces défis en contribuant à construire des institutions et à adopter des systèmes modernes d’édition, de publication et de catalogage.

Ces efforts minutieux ont ouvert la tradition postclassique à une large littérature d’ouvrages imprimés, principalement classiques, que nous considérons aujourd’hui comme le canon essentiel des textes islamiques, ce qui a produit une grande transformation de la tradition intellectuelle arabo-islamique contemporaine.

L’une des anecdotes intéressantes racontée par El Shamsy est celle d’Ahmed Bey al-Husayni, un avocat égyptien qui s’est lancé dans une recherche laborieuse pour restituer les œuvres fondamentales largement oubliées de l’école de droit shafi’ite.

Le résultat a été la republication de 24 volumes intitulés « Murshid al-anam li-birr umm al-imam », un commentaire exhaustif sur le magnum opus de l’Imam al-Shafi, « al-Umm ».

Ahmed Bey al-Husayni a également organisé et financé la publication de l’œuvre originale elle-même de Shafi’i, « al-Umm », un livre de 17 volumes parus entre 1903 et 1908.

Au cours des deux siècles précédant sa résurrection, « al-Umm » avait été complètement marginalisé et ignoré, comme beaucoup d’autres œuvres classiques.

Même les juristes shafi’ites ne voyaient pas la nécessité de lire cette œuvre pour être considérés comme des experts dans leur domaine.

El Shamsy rappelle que la renaissance de la littérature classique faisait partie d’une constellation plus large de changements socioculturels qui furent appelés la Nahda (Renaissance).

Il défend également l’idée que la renaissance dans le monde islamique ne consistait pas à rejeter en bloc la tradition intellectuelle arabo-islamique en faveur d’une modernité importée, mais que les réformateurs s’étaient inspirés de la tradition classique pour saper la tradition postclassique, dont ils critiquaient la rigidité.

Muhammed Nafih Wafy

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