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mardi 19 mars 2024

Causalité et libre-arbitre : les avis de Ja’far al Sadiq, ibn Sina, al Ghazali et ibn Rushd 3/4

causalité

Troisième partie de l’étude de Mohammad Hashim Kamali sur la notion de causalité dans la tradition musulmane. L’ancien professeur de droit à l’Université islamique internationale de Malaisie présente la position du courant ash’arite sunnite et du courant imamite chiite sur la causalité divine, avant d’exposer plus en détails les positions de plusieurs figures éminentes de la pensée musulmane telles que ibn Sina, al Ghazali et ibn Rushd.

Pour surmonter les difficultés liées à la tension entre la capacité humaine et le pouvoir divin, Ibrahim al-Nazzam (mort en 835) a eu recours au concept de « koumoum » : à la fois en référence à la nature inhérente des choses et à celle de la création initiale de ces choses par Dieu.

La notion de koumoum signifiant que les propriétés latentes des choses se sont, au fil du temps, manifestées extérieurement (zuhur). Nazzam semble relier chaque activité du monde indirectement à Dieu et directement aux agents naturels secondaires. Cette version modifiée du déterminisme n’a toutefois été soutenue ni par le reste du courant mu’tazilite, ni par ses opposants, les jabrites.

Le déterminisme absolu des jabrites

Le mu’tazilisme était publiquement soutenu par les monarques abbassides al-Ma’mun (mort en 218/833) et ses successeurs immédiats, Al-Mu’tasim (décédé en 227-841) et al-Wathiq (décédés en 232/846). Ces puissants représentants du mu’tazilisme appliquèrent une politique basée sur la violence et l’intimidation, en violation flagrante des enseignements de l’islam, au point de recourir à l’inquisition (mihna), au châtiment et à la maltraitance de nombreux oulémas de l’époque.

Les déterministes ou jabrites s’opposèrent, eux, aux qadarites en niant la doctrine du libre arbitre (ikhtiyar). A Koufa, Jahm ibn Safwan (mort en 131/745) prônait le déterminisme absolu et soutenait que l’Homme ne pouvait jouer aucun rôle dans son action.

Les membres du corps humain sont comme des outils entre les mains de Dieu qui créent les actions d’une manière telle que l’Homme n’a aucun pouvoir, volonté ou choix sur elle. Contrairement aux qadarites qui acceptaient la causalité comme une partie nécessaire de la conduite humaine, les jabrites considéraient qu’aucune cause ne produisait d’effet par elle-même puisque tout était déterminé par Dieu.

La théorie ash’arite de l’acquisition (kasb)

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Le mouvement théologique de l’ash’arisme lancé par Abu al-Hasan al-Ash’ari (mort. 332/943) rejeta pour sa part l’opinion mu’tazilite selon laquelle une personne est la cause de ses propres actes au motif que cela équivaudrait à un dualisme dans lequel l’homme serait co-créateur avec Dieu. Pour al-Ash’ari, le pouvoir de Dieu est illimité et ses décrets irréversibles. Par conséquent, tout bien ou mal est le résultat du décret de Dieu et de son ordonnancement qu’aucun humain ne peut modifier ni échapper.

Néanmoins, al-Ash’ari, tout en rejetant la doctrine de la volonté libre des mutazilites, n’était pas disposé à souscrire aux vues strictement déterministes de leurs opposants. Il a plutôt opté pour une théorie de l’acquisition (kasb) selon laquelle Dieu crée les actes humains ainsi que le pouvoir (qudra) et le choix (ikhtiyar) qui sont exercés à cet égard, mais que l’Homme les acquiert, devenant de ce fait passible de sanction ou de récompense pour ces actes.

Les actions volontaires sont donc créées par Dieu mais acquises par l’agent humain. La création diffère donc de l’acquisition en ce que cette dernière est le résultat du « pouvoir créé » de l’agent, de sorte que la même action est dite créée par l’un et acquise par l’autre. L’homme acquiert ainsi le crédit ou le discrédit de l’acte créé par Dieu, puisqu’il est impossible que Dieu l’acquière dans le temps, dès lors qu’Il en est l’auteur éternellement.

L’ash’arisme est demeuré la principale école de pensée sunnite, en partie à cause des excès du mu’tazilisme et du soutien que lui ont apporté des figures éminentes telles qu’al-Ghazali (505/1111), al-Shahrastani (déc. 548/1153), Fakhr al-Din al-Razi (mort en 606/1209) et beaucoup d’autres.

Un univers relié par Dieu

Les ash’arites ont nié la notion aristotélicienne de causalité et en ont fourni une autre version, qui peut être résumée de cette manière : le monde est constitué d’éléments transitoires, d’atomes et d’accidents, créés et recréés d’une période à la suivante.

Le monde n’est donc pas seulement créé ex-nihilo, mais il est maintenu par un processus de recréation continue à partir de rien, la puissance et la volonté de Dieu étant la seule cause et explication de sa continuité.

Les imamites souscrivent à la position déterministe à l’égard des normes fondamentales de l’univers (awamir takwini) (…) Mais l’Homme dispose d’une liberté en ce qui concerne ses préoccupations personnelles (…) Ce degré de liberté est mis à sa disposition lorsqu’il s’agit de respecter ou de transgresser les lois de Dieu.

Ce que nous considérons normalement comme des causes et des effets sont en réalité des créations issues de rien qui ne persistent pas après leur création. Par conséquent, il n’y a pas de lien entre un moment de création et le suivant et donc pas de lien horizontal entre les choses.

Les ash’asarites atomisent ainsi la matière, l’espace et le temps, à la suite desquels l’univers devient un domaine d’entités séparées et déconnectées. Il n’y a d’harmonie dans la nature que parce qu’elle est créée et gouvernée par Dieu. Puisque tout est attribué à Dieu, aucune cause horizontale ou secondaire n’est reconnue.

L’unité indépassable du monde

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La vision théiste de la causalité avance également l’argument selon lequel l’univers est un tout indissociable avec toutes ses parties connectées les unes aux autres. L’ensemble soutient ses parties et vice versa. D’où la conclusion selon laquelle les causes n’existent pas isolément et aucun phénomène, aussi minime soit-il, ne peut être attribué à des causes contingentes et limitées.

En d’autres termes, les causes ne peuvent produire leurs effets que dans un contexte global et non indépendamment d’autres facteurs pertinents. Un arbre ne peut pousser, par exemple, que lorsque plusieurs facteurs agissent ensemble : le sol et les minéraux, l’eau, la lumière du soleil, la gravité, l’énergie solaire, etc. Par conséquent, un arbre ne peut exister sans l’univers entier et aucune cause ne peut donc être tenue responsable de sa croissance.

Puisque toutes les choses sont contingentes et limitées, mais qu’elles interagissent toutes en harmonie, ce qui aboutit à un ordre parfait, on en conclut qu’elles sont créées et régies par un seul et même Être absolu.

Le déterminisme relatif des imamites

Les chiites imamites occupent une position intermédiaire (al-amr bayn al-amrayn) entre le déterminisme et le libre arbitre. Ils ne souscrivent pas entièrement au déterminisme ash’arite ni au point de vue mu’tazilite qui considèrent l’homme comme le maître de son destin.

Les imamites souscrivent à la position déterministe à l’égard des normes fondamentales de l’univers (awamir takwini), telles que la création de l’Homme et le monde des êtres animés et inanimés, dans lesquels l’humain n’a aucun rôle à jouer puisque tout est déterminé par Dieu.

Mais l’Homme dispose d’une liberté en ce qui concerne ses préoccupations personnelles. Le travail qu’il fait, la personne qu’il choisit d’épouser, ce qu’il mange, le moment où il se repose, etc. Ce degré de liberté est également mis à la disposition de l’homme lorsqu’il s’agit de respecter ou de transgresser les lois de Dieu concernant le halal et le haram.

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L’imam Jafar al-Sadiq aurait déclaré à ce sujet qu ’« il n’y a ni déterminisme, ni capitulation, mais une position intermédiaire entre les deux ».

Ja’far al-Sadiq a expliqué que Dieu a permis à l’humanité d’exercer sa raison et sa volonté libre, mais qu’Il veille entre-temps à leur conduite, de sorte que ses ordres soient respectés et que ses interdits soient évités.

Ce que Dieu veut, aucun autre pouvoir ne peut l’entraver et sa connaissance et son pouvoir embrassent tout. Même les prophètes élus par Dieu n’étaient pas en mesure de s’en remettre totalement à leurs actes et à leurs projets ainsi que le Coran l’évoque à propos du prophète Shuayb qui dit à son peuple : « Je suis incapable de vous garantir le chemin de la délivrance et du succès sans l’aide et les conseils de Dieu. Je place ma confiance en Lui et je me tourne vers Lui ». (Hud, 11: 90)

La position d’Ibn Sina sur la causalité

Pour Ibn Sina (Avicenne, mort en 428 / 1037), chaque événement a une cause et aucun événement n’en est dépourvu. La chaîne de causalité ne peut toutefois pas être retracée indéfiniment. Supposer qu’il existerait une cause sans cause dans cette chaîne remettrait en question le fondement même de la causalité.

Il est également impossible de penser à une régression indéfinie des causes qui ne commencerait nulle part. La chaîne de causalité doit donc commencer dans la première cause sans cause, c’est-à-dire Dieu, qui est un Être nécessaire. « Dieu est la cause efficiente suprême, la condition nécessaire et suffisante pour l’existence du monde qui en est l’effet ».

Ghazali souligne que l’observation ne prouve que la simultanéité, pas la causalité (…) Étant donné que la cause et ses effets existent depuis trop peu de temps pour qu’un lien significatif ait lieu entre eux, on peut seulement dire que l’effet se produit avec la cause (ma’ahu) plutôt que par elle (bihi). Al-Ghazali a affirmé que, selon la coutume de Dieu, une fois qu’un objet a été créé, il continue de le créer encore et encore.

En ce qui concerne la nature du lien de causalité, Ibn Sina a fait observer que même si nous ne pouvons pas réellement identifier le lien de causalité, nous pouvons cependant observer pendant un certain temps des liens réguliers qui nous amènent à tirer des conclusions en faveur de la pertinence de ces liens de causalité.

Ibn Sina a fait valoir que ce lien est logiquement nécessaire plutôt que contingent. Les effets ne résultent pas simplement de leurs causes, pas plus qu’ils ne sont des événements qui suivent parfois d’autres événements. Les effets doivent suivre leurs causes, car ils sont nécessaires, et toute la création est une suite d’événements alternant nécessités et nécessitant.

La position d’al Ghazali

Al-Ghazali (mort en 505/1111) a essentiellement accepté le point de vue d’Avicenne selon lequel l’appartenance à une loi doit être conforme à la nature, en tant que guide adéquat pour déterminer les phénomènes naturels futurs susceptibles de se produire, sans pour autant accepter la logique du récit de Ibn Sina, à savoir la nécessité de la relation causale elle-même.

Al-Ghazali a fait valoir que les relations de cause à effet sont ce qu’elles sont à cause de l’influence de Dieu sur l’organisation du monde. Il a maintenu que le lien entre la cause et son effet n’est pas observable et a donné cet exemple pour illustrer son propos. Lorsque nous voyons que le feu brûle le coton, nous ne voyons que le feu, puis le coton brûlé.

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Illustration d’ibn Sina.

Ce que nous ne pouvons pas réellement voir, c’est le pouvoir qui provoque la combustion du coton. Al-Ghazali a déclaré à ce propos : « Il est possible que la flamme touche le coton mais qu’il n’y ait pas de feu, et il est possible que le coton brûle sans même toucher la flamme ».

En niant la nature causale du feu, al-Ghazali a été influencé par le récit coranique du miracle du prophète Abraham, qui a été incendié par ses ennemis polythéistes sans être brûlé.

La simultanéité, pas la causalité

Il convient toutefois de noter que le même verset coranique peut être utilisé à l’appui de la causalité. « Ils ont dit: Brûlez-le et protégez vos dieux.! Nous avons dit : « O feu ! Sois paix et fraîcheur pour Abraham ! » (Les Prophètes, 21  : 68-69).

Si en effet le feu n’était pas un agent brûlant, alors Dieu n’aurait pas commandé au feu de se refroidir.

Les philosophes peuvent répondre qu’il est de la nature du feu de brûler et du coton d’être brûlé et que, lorsqu’ils entrent en contact, une conflagration est inévitable. Pourtant, Ghazali souligne que l’observation ne prouve que la simultanéité, pas la causalité. Al-Ghazali a ajouté que c’est Dieu qui fait que les choses existent et les recrée continuellement s’il souhaite qu’elles restent.

Étant donné que la cause et ses effets existent depuis trop peu de temps pour qu’un lien significatif ait lieu entre eux, on peut seulement dire que l’effet se produit avec la cause (ma’ahu) plutôt que par elle (bihi). Al-Ghazali a affirmé que, selon la coutume de Dieu, une fois qu’un objet a été créé, il continue de le créer encore et encore.

Ainsi, l’uniformité du monde physique est la manifestation de la coutume de Dieu et non de la causalité.

La position d’Ibn Rushd

Ibn Rushd (Averroès, mort en 595 / 1198) a écrit une réplique en réfutation à l’ouvrage d’al Ghazali, « Tahafut al-Falasifa » (L’incohérence des philosophes) d’al-Ghazali, intitulé « Tahafut al-Tahafut » (L’incohérence de l’incohérence). L’objet de la réfutation d’Ibn Rushd concernait la critique de Ghazali sur le statut logique de la causalité : « Nier l’existence de causes efficaces et observables dans les choses sensibles est un sophisme ».

Ibn Rushd a ajouté que les propriétés causales d’une entité sont un aspect essentiel de notre compréhension de cette entité. Si nous essayons de dépouiller les choses de leurs propriétés causales pour révéler leur « vraie » substance, nous n’aboutirons à rien.

La façon dont nous distinguons les objets est directement influencée par notre compréhension de leurs caractéristiques par rapport aux autres objets. Celui qui doute de la causalité nuit à la quête de la connaissance, car la causalité est intimement liée à notre connaissance du monde.

« La logique, explique ibn Rushd, implique l’existence de causes et d’effets, et la connaissance de ces effets ne peut être rendue parfaite que par la connaissance de leurs causes. La négation de la causalité implique la négation de la connaissance, et la négation de la connaissance implique que rien dans ce monde ne peut vraiment être connu, et que ce qui est censé être connu n’est rien d’autre qu’une opinion, que ni la preuve ni la définition n’existent, et que les attributs essentiels qui composent les définitions sont nulles ».

Ibn Rushd soutient que même si la cause ultime de chaque phénomène est Dieu, il a établi une cause secondaire pour chaque phénomène. Alors même que Dieu est capable de provoquer la satiété sans manger, d’étancher la soif sans boire et de brûler sans contact avec le feu, il ne le fait pas normalement, et quand il le fait, cela devient un miracle, c’est à dire « des actes divins hors de portée de l’intellect humain ».

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