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vendredi 29 mars 2024

Taha Abderrahmane, critique de Mohammed ‘Abed al-Jabri

Taha Abderrahmane
Mohamed ‘Abed al-Jabri (à gauche) et Taha Abderrahmane. 

Suite de la présentation consacrée à la pensée du philosophe marocain contemporain Taha Abderrahmane par Mouhib Jaroui. Aujourd’hui, l’auteur d’une série d’articles consacrés au rapport entre épistémologie scientifique et philosophie islamique présente la position critique de Taha Abderrahmane concernant l’oeuvre de Mohammed ‘Âbed al-Jâbrî. Il y détaille notamment l’analyse critique de Taha Abderrahmane consacrée à la distinction jabrienne entre les notions d’al-bayân, al-‘irfân et al-burhân (l’indication, l’illumination et la démonstration).

Force est de constater que depuis au moins la deuxième moitié du XXe siècle, le principal sujet qui préoccupe nos philosophes arabes est le rapport à la « tradition » (At-Turâth). Et ce sujet est d’autant plus influent aujourd’hui que le champ théologique se trouve contraint de se positionner en répondant aux différentes thèses sur la tradition, ou plutôt sur ce que Georges Tarabichi appelle dans une série d’articles « Le carnage de la tradition » (Mathbahat at-Turâth)[1].

Par exemple, l’actuel Cheikh Al-Azhar Ahmed Mohammed El-Tayib vient récemment de publier un petit ouvrage intitulé « La tradition et le renouvellement. Discussions et réfutations » 2017, s’attelant à répondre pour l’essentiel à Hassan Hanafî et accessoirement à d’autres philosophes, comme Mohammed ‘Âbed al-Jâbrî. Il cite en bas de page et de façon élogieuse le philosophe Taha Abderrahmane comme alternative à cette pensée qu’il récuse :

« L’esprit de la modernité de T. Abderrahmane (…) est un livre d’une extrême importance dans la critique de la modernité occidentale et des modernistes arabes sur la question de la tradition » (p. 21).

Al Jabri et la critique de la raison arabe

Nous allons ici donner un exemple de critique des modernistes arabes à travers l’œuvre de ‘Âbed al-Jâbrî. Il est en effet quasiment impossible aujourd’hui de travailler sur la notion de tradition sans prendre position par rapport à l’œuvre classique du philosophe marocain Mohammed ‘Âbed al-Jâbrî, notamment ses livres « Nous et la tradition », « Formation de la raison arabe » et « Structure de la raison arabe » qui s’inscrivent dans son vaste projet de « Critique de la raison arabe ».

C’est justement ce que fait T. Abderrahmane dans son livre « Renouvellement de la méthode dans l’appréciation de la tradition », 1994.

 Avant de proposer la position de l’auteur par rapport à la critique de la raison arabe, donnons les grands axes de cette œuvre devenue classique. Al-Jâbrî a pour ambition de dresser une critique épistémologique du savoir traditionnel de la civilisation arabe et musulmane. Et il entend par raison arabe « l’ensemble des principes et des règles dont procède le savoir dans la culture arabe » (Mohammed Âbed al-Jâbrî, Introduction à la critique de la raison arabe, 1994, p. 11-12, existe en français).

Taha Abderrahmane
Illustration d’Ibn Sina (Avicenne).

Il distingue au long de son œuvre ce qui relève du cognitif et ce qui relève de l’idéologique. Il croit repérer trois ordres cognitifs qui rendent possible la production de ce savoir : al-bayân, al-‘irfân, al-burhân qui correspondent respectivement à l’indication, l’illumination et la démonstration.

D’abord, dans l’indication, c’est le Texte qui est à la fois l’objet et le régulateur de l’exercice de la raison, notamment à travers la grammaire, le fiqh, le kalâm, la rhétorique, l’analogie. Le Texte y a une place prépondérante.

Ensuite, dans l’illumination, c’est l’esprit de la théosophie hermétique qui est prédominant, aux yeux d’al-Jâbrî, chez les soufis, les shiites et batinites, etc. On y accède à la Vérité par l’intérieur de l’homme, par ascension spirituelle. Ibn Sînâ y est classé avec mépris dans cette deuxième catégorie non moins dépréciée.

Ibn Sînâ serait le représentant de « la pensée obscurantiste et chimérique en islam » (Nous et la tradition, 1980, p. 201). Enfin, la démonstration rationnelle, prisée par Al-Jâbrî, correspond à la logique aristotélicienne et au syllogisme traduits notamment dans l’œuvre de Ibn Rushd et la philosophie Andalouse.

Ce troisième ordre cognitif constitue une « rupture épistémologique » par rapport à cet orient noyé dans « l’invisible », selon le philosophe. Qu’en pense Taha Abderrahmane ?

La double critique abderrahmanienne d’Al Jabri

Taha Abderrahmane pense quant à lui qu’il y a dans cette critique de la raison arabe des « contradictions » et des « incohérences ». Al-Jâbrî prétend avoir une vision globale de la tradition alors qu’il en propose une vision analytique et parcellaire, d’une part, et il prétend dévoiler les instruments qui rendent possible la production du discours alors qu’il porte des jugements sur le contenu du discours dans la tradition, d’autre part.

Ainsi les instruments de l’ordre cognitif indicationnel ne sont pas inventés par al-Jâbrî mais simplement tirés tels quels des savants spécialisés dans ces outils, ce qui fait de al-Jâbrî un simple critique du discours des anciens et non pas des outils comme il le prétend. Bien plus, la critique du discours traditionnel chez al-Jâbrî est elle-même problématique.

En effet, aux yeux de T. Abderrahmane, même si al-Jabrî a reconnu que les principes moraux sont inséparables de la vérité objective dans la tradition arabo-musulmane, c’est-à-dire que la raison est étroitement liée à la moralité, il a cependant critiqué cette conception de la raison en privilégiant une rationalité de type positiviste à l’instar de D. Hume et G. E. Moore.

D’où les jugements extrêmement négatifs chez al-Jâbrî envers le ‘irfâne (terme générique qui englobe le soufisme) considéré comme intrusif dans la pensée arabe traditionnelle et rétrograde.

T. Abderrahmane n’hésite pas à dire, dans une section intitulée « l’interpénétration des principes spirituels et la science »,  qu’« il ne nous échappe pas que la séparation entre les principes spirituels et la pratique scientifique qui préoccupe al-Jâbrî est tirée du principe politique de laïcité [=« al-‘ilmâniyya »] qui juge par la séparation entre le pouvoir religieux et le pouvoir politique (ou al-ddunyawiyya) ; et il suffit de suivre les phases de son appréciation de la tradition pour voir les traces de ce principe dans ses jugements sur la tradition (…) et il n’a épargné que l’ordre de la démonstration à la manière de ceux qui avaient appelé à la séparation entre la sagesse et la législation, comme Ibn Rushd ; le motif pour lequel al-Jâbrî a disqualifié le ‘irfâne  et affaibli le bayân, en privilégiant le borhân pur est, en dernier ressort, le principe de laïcité » (Renouvellement de la méthode dans l’appréciation de la tradition », 1994, p. 37). Voilà pour la « contradiction ».

Ne pas séparer science et morale : l’impératif catégorique d’Abderrahmane

S’agissant de « l’incohérence », Taha Abderrahmane tranche en disant que puisque les trois ordres établis par al-Jâbrî n’obéissent pas tous à la même méthodologie, leur distinction est inopérante, « en bref, la distinction trilogique : al-borhân, al-bayân, al-‘irfâne est une distinction corrompue » (Renouvellement de la méthode dans l’appréciation de la tradition », 1994 p. 55).

Ceci s’explique notamment selon T. Abderrahmane par le fait que al-Jabrî a fait une mauvaise lecture d’un philosophe des sciences français (Ferdinand Gonseth, Les Mathématiques et la Réalité, 1936), et un contresens dans sa traduction, croyant que plusieurs logiques pouvaient être utilisées selon les objets d’étude, d’où cette distinction « corrompue » des trois ordres cognitifs dans la tradition arabe.

« C’est pourquoi, il ne fallait pas séparer la science de la pratique [au sens moral] (…) toute connaissance rationnelle complète doit être appréhendée à la fois sur le plan abstrait et sur le plan de la moralité comportementale [at-takhalluq assulûkî], fut-elle une connaissance théorique comme le langage, la logique et les mathématiques » (T. Abderrahmane, La pratique religieuse et le renouvellement de la raison, cité par Youssef Ibn ‘Uday, Projet de créativité philosophique arabe. Lecture de l’œuvre de T. Abderrahmane, 2012, p. 44).

C’est dans le deuxième et troisième chapitre du « Renouvellement de la méthode dans l’appréciation de la tradition » que T. Abderrahmane nous propose sa vision d’interpénétration et de complémentarité des champs de la connaissance. Un sujet qui – si Dieu le permet – fera l’objet de publications ultérieures…

Mouhib Jaroui

Notes :

[1] Lire l’article de Fouad Bahri intitulé « L’islam contemporain face au double défi du wahhabisme et du libéral réformisme » pour avoir une idée sur les enjeux des lectures contemporaines de la tradition.

A lire également :

Taha Abderrahmane.

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