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mercredi 01 mai 2024

Sha’rani : Peut-on connaître Dieu ?

Sha'rani : Peut-on connaître Dieu ? Mizane.info

La connaissance de Dieu est-elle à la portée de l’être humain ? De quelle connaissance s’agit-il et quelles en sont les limites ? Pour le shaykh Sha’rani, élève de l’école d’Ibn ‘Arabi, la réponse est négative, comme il l’explique dans un chapitre du livre « Les gemmes et les joyaux dans l’exposition des opinions des grands maîtres » édité chez Albouraq (Al-Yawâqît wa Al-Jawâhir fî bayân ‘Aqâïd al-Akâbir), à lire en exclusivité sur Mizane.info.

Du devoir de croire que l’Ipséité (terme désignant ce qui définit la réalité même d’un être et qui le distingue d’un autre, ndlr) de Dieu le Très-Haut se distingue de l’ensemble des réalités et du fait qu’elle n’est connue de personne en ce monde

De nombreux théologiens affirment que l’Ipséité de Dieu peut être connue des hommes. Car il est prescrit à ceux-ci de s’employer à connaître Son unicité, ce qui suppose de connaître Son Ipséité. C’est l’avis d’al-Jalâl al-Mahallî et d’autres théologiens. D’aucuns lui ont répondu que cela ne peut supposer la connaissance de Son Ipséité, mais que cela suppose en revanche de Le connaître dans un certain aspect, en l’occurrence, dans celui de Ses attributs.

Cette réponse est comparable à celle que fit Moïse à Pharaon lorsque celui-ci lui demanda : «Et qu’est le Seigneur des mondes ? » Il répondit en effet : «Le Seigneur des cieux et de la terre et de ce qu’ils contiennent. » Puis les avis divergent sur la possibilité de connaître cette Ipséité dans l’au-delà. Certains sont d’avis que cela sera possible du fait que les serviteurs pourront Le voir.

D’autres répondent par la négative en objectant que voir n’implique pas de connaître l’Ipséité de l’objet vu. Ibn as-Sabkî et al-Jalâl al-Mahallî n’ont pas exprimé d’avis prévalant sur cette question, comme sur la première.

L’Ipséité du Très-Haut se distingue absolument de toute réalité

Le Sheikh Sirâj ad-Dîn al-Balqânî a dit pour sa part: «La vérité est qu’il n’est pas possible aux raisons discursives de connaître cette Ipséité. » Et le Sheikh Kamâl ad-Dîn Ibn Abî Sharîf précise : «Puis il n’échappera à personne que l’affirmation selon laquelle Elle n’est pas connue maintenant – c’est-à dire en ce bas monde – traduit un fait; tandis que la divergence relative à sa connaissance dans l’au-delà, traduit une interrogation purement théorique sur la possibilité de cette connaissance. » Voilà ce qu’ont pu dire à ma connaissance les théologiens reconnus.

Quant aux soufis réalisés d’entre les gens de dévoilement, je t’exposerai aussi clairement que possible leurs positions sur la question, afin de dissiper les équivoques à tes yeux, s’il plaît à Dieu. Tu sauras ainsi que les gens de la voie sont extrêmement réfractaires à l’idée d’anthropomorphisme, forts de leur grande connaissance de Dieu, et en particulier le Sheikh Muhyî ad-Dîn – Dieu lui fasse miséricorde.

Sache donc que si les serviteurs se sont aventurés à interpréter des versets coraniques mentionnant les attributs de Dieu, et que s’ils ont divergé grandement sur ces questions, c’est uniquement parce qu’ils n’avaient pas conscience du fait que l’Ipséité du Très-Haut se distingue absolument de toute réalité.

S’ils avaient pu prendre conscience de cela, ils ne se seraient pas arrêtés sur les versets et les hadiths abordant ces questions. Aucun d’entre eux n’aurait ressenti le besoin de les interpréter sans craindre de donner une image réductrice de la Personne divine, comme c’est le cas de ceux qui lui associent une direction ou l’envisagent de manière anthropomorphique.

Ibn ‘Arabi : « Lorsqu’une question est en soi une erreur, il ne convient pas d’y répondre »

Pour clarifier ce point, je te suggère mon frère d’observer tous les attributs des créatures et de considérer que Dieu transcende ces attributs sous le rapport de la modalité. Considérant par exemple que les créatures sont ignorantes par essence, tu diras que le Très-Haut quant à Lui n’est pas ignorant, mais qu’au contraire Il est Omniscient.

De la même manière, les créatures sont impuissantes, tandis que Dieu ne l’est pas. Rien ne L’empêche de mettre à exécution Sa volonté : Il est Omnipotent. Les créatures s’inscrivent dans un espace. Le Très-Haut quant à Lui ne s’inscrit pas dans un espace. Les créatures ont un corps. Le Très-Haut quant à Lui n’a pas de corps. Ainsi, Dieu ne peut-Il être comparé à Sa création en aucune manière, ni en Sa Personne, ni en Sa modalité, ni en Son genre, comme nous l’expliquerons à travers les enseignements des gnostiques.

Voilà ce que le Sheikh Muhyî ad-Dîn explique sur ce sujet, au chapitre trois cent vingt-quatre des Futûhât : « Sache qu’il n’appartient à personne de demander à connaître l’Ipséité du Vrai – exalté soit-Il – en quelque terme que ce soit. C’est ce qui arriva à Pharaon. Celui-ci fit l’erreur de poser cette question et Moïse renonça donc à répondre à sa question telle qu’elle était formulée. Car lorsqu’une question est en soi une erreur, il ne convient pas d’y répondre.

En outre, il posa cette question au milieu d’une assemblée de gens du commun. Moïse lui adressa donc les quelques mots que l’on sait. Mais Pharaon pensa qu’il ne faisait que contourner sa question, convaincu que celle-ci avait un objet. Il ne savait pas que le Vrai ne peut faire l’objet d’une question relative à Son Ipséité. Il ne savait pas que la question “quoi”253 ne saurait dûment porter sur Sa personne et que celle-ci n’admet que la question “est-ce que”.

Car il s’agit dans ce dernier cas d’une question relative à l’existence de l’objet de la question : est-elle avérée ou non. Lorsque Pharaon prit conscience de l’ignorance dont il venait de faire preuve, il déclara, pour occuper l’attention de l’auditoire et pour que celui-ci ne s’aperçoive pas de cette ignorance : «Assurément, ce messager qui vous est envoyé est fou. »254 Craignant que les gens ne suivent Moïse, il tenta ainsi de les dissuader de prêter l’oreille à ses paroles. »

L’épiphanie d’Allah

Le Sheikh dit aussi au premier chapitre des Futûhât : « Sache que le Vrai, dans Sa transcendance, ne saurait être cerné par les créatures. Et nul ne saurait Le connaître, si ce n’est selon l’aspect que lui manifeste telle ou telle épiphanie.

Ne vois-tu pas qu’Il s’épiphanisera au Jour du jugement selon des traits qu’ils ne connaîtront pas. Il leur dira : “Je suis votre Seigneur.” Mais ils nieront Sa seigneurie et se défendront de la reconnaître. C’est pourtant au nom de celle-ci qu’ils s’en défendront sans le savoir. Ils diront en effet à cette épiphanie : “Puisse Dieu nous préserver de toi ! Nous attendons notre Seigneur.”

Dieu se manifestera alors à eux selon des traits qu’ils connaissent. C’est seulement à cet instant qu’ils témoigneront de Sa seigneurie et de leur servitude. Parce que ces gens n’auront jusque-là adoré Dieu que sous le rapport de ces traits qu’ils connaissaient.

Et si l’un d’entre eux prétendait L’adorer Lui en tant qu’Essence, cette prétention apparaîtra infondée. En effet, comment pourrait-elle être fondée, alors qu’il ignora Dieu lorsque celui-ci se manifesta à lui sous des traits inconnus.

Ne L’adorent en Personne que les prophètes et leurs héritiers parfaitement accomplis. Le Très-Haut déclara ainsi à Muhammad : « Adore-Le et remets-t’en à Lui. »255, c’est-à-dire à Lui en Personne.

Comprends donc ! »

La science et la connaissance

D’aucuns demanderont : « Que signifie la parole selon laquelle la science voile le Très-Haut, sachant que la science est ce qui permet de dévoiler les choses ? »

La réponse nous est donnée par le Sheikh au deuxième chapitre des Futûhât : « Il ne s’agit en rien de déprécier la science. À Dieu ne plaise que les gens de la voie professent une telle idée. Ce qu’ils veulent dire est que chacun connaît le Vrai par l’intermédiaire de la science. Or, c’est l’intermédiaire qui connaît le Vrai et non toi.

Ne connaît Dieu véritablement que ta science et non toi, si bien que celle-ci constitue en permanence un voile te dissimulant la connaissance de l’Essence du Vrai – exalté soit-Il. À quelque niveau de science que tu puisses t’élever relativement à Dieu, les épiphanies selon lesquelles Il se manifeste à toi ne sauraient s’interrompre à un point où tu pourrais L’appréhender réellement. Parce que les épiphanies se présentent toutes comme un éclair furtif qui ne se reproduit jamais en deux instants consécutifs. C’est pourquoi il est impossible aux créatures de définir le Vrai. Comprends donc ! »

Nous savons donc maintenant que seule la science de l’individu perçoit Dieu. Alors garde-toi de dire – si tu l’entends au sens propre : je connais le Connu. Tu ne connais que la science, car c’est la science qui connaît le Connu, Lequel n’est autre que le Vrai. Or entre la science et le Connu se tient un océan dont nul ne sait la profondeur.

Le secret du lien qui les unit, bien que les réalités soient dissemblables entre elles, est en effet une mer qu’il est difficile de traverser. Je dirais même qu’on ne saurait la décrire ou la dépeindre même allusivement. Seul le dévoilement peut en instruire à travers de nombreux voiles. Seuls les prophètes et leurs héritiers accomplis parmi les saints en ont une vision claire, tant il s’agit de liens subtils. Or si ces liens demeurent si insaisissables, que dire de leur Créateur !

La connaissance des traces divines

D’aucuns diront: « Il est avéré selon nous que toute connaissance que l’on a d’une chose ne s’acquiert que par le biais d’une autre connaissance acquise préalablement, du fait qu’une corrélation existe entre les deux objets de connaissance. Il ne peut en être autrement. Et il est avéré par ailleurs qu’il ne peut y avoir une corrélation de quelque nature entre le Très-Haut et Ses créatures. Comment peut-on donc connaître le Très-Haut? »

La réponse nous est donnée également par le Sheikh au deuxième chapitre des Futûhât : « La connaissance que nous avons de Dieu est la connaissance de Ses traces. Quant à Son Essence, elle ne peut être connue à partir d’une science préalable. Elle ne peut être connue que par voie de dévoilement, ce qui est la prérogative d’une petite élite de gens. Et la modalité de cette science ne peut en aucun cas permettre de La décrire. »

D’aucuns demanderont: «Est-il pertinent d’employer l’analogie concernant la science de Dieu, pour savoir si celle-ci lui est intrinsèque ou extrinsèque ? » Je répondrai qu’on ne peut employer ce mode de déduction, car Dieu est différent de l’ensemble de Ses créatures sous tous les aspects. Il ne convient donc pas de Le comparer à Ses créatures. L’erreur de celui qui cherche à employer ce mode de déduction tient au fait qu’il constate que lorsqu’on ôte à l’homme sa science, sa personne demeure pleine et entière.

Il se dit alors que la science de Dieu Lui est extrinsèque. Et le plus étonnant est qu’il sanctifie Dieu

ensuite, après l’avoir rabaissé à son rang à lui et l’avoir comparé à sa personne.

Dieu transcende les limites rationnelles et sensibles

D’aucuns demanderont: « Quelqu’un peut-il connaître son Seigneur par le biais d’arguments rationnels? » Je répondrai que nul ne le peut. Car il est notoire que l’intellect ne peut connaître la nature profonde de Dieu en tant que faculté discursive et analytique. Et parce que les arguments sur lesquels il se fonde relèvent des sens, des données nécessaires et des expériences. Or le Vrai ne peut être appréhendé par ces voies, selon l’avis unanime des gens de réalisation.

Si un être pensant et raisonnant, quel qu’il soit, observe les œuvres humaines telles que les objets artisanaux et les réalisations diverses de leurs mains, il constatera que chacune de ces choses ignore son artisan et il comprendra que le Très-Haut ne peut être appréhendé par les voies de l’intellect. Le plus que puisse faire l’intellect est de renseigner sur l’existence de Dieu et de comprendre que toute science Lui est subordonnée par nature et qu’elle ne peut aucunement se soustraire à cette condition.

D’aucuns demanderont : « Quelle sagesse réside en le fait de destiner les raisons à demeurer perplexes à Son sujet? »

La réponse nous est donnée par le Sheikh au chapitre cent soixante-dix-sept:

« Si le Très-Haut destina les raisons à demeurer perplexes à Son sujet, c’est pour ne pas être subordonné à ce qu’Il a créé. Parce que les sens et l’imagination aspirent par nature à [perce] -voir leur Existenciateur. »

« Quant aux raisons, elles aspirent également à Le connaître par nature, à travers leurs démarches déductives. Dieu s’adresse ainsi aux sens et à l’imagination par son aspect purement intangible 256 que décrivent les arguments rationnels. Entendant cela, les sens et l’imagination sont confus et déclarent “nous sommes désemparés!”.

Puis il s’adresse aux raisons par Son aspect immanent que révèlent les sens et l’imagination. Appréhendant cela, les raisons sont confuses et déclarent: “nous sommes désemparées!” Nous avons indiqué cela précédemment.

La perplexité comme mode de connaissance

Dieu demeure ainsi trop éminent pour être appréhendé par les raisons autant que par les sens et l’imagination. Et c’est à Lui qu’est la prérogative de conduire à la perplexité par la perfection même. Aussi, ne connaît le Très-Haut que Lui-même et ne Le voit que Lui-même. Les créatures ne Le cernent pas par leur science. Nous avons également indiqué cela précédemment dans le chapitre de l’unicité. »

D’aucuns demanderont: «La correspondance que certains soufis établissent entre le Vrai et Ses créatures est-elle pertinente en certains aspects? »

La réponse nous est donnée par le Sheikh au chapitre trois des Futûhât : «Cette correspondance est impossible sous quelque rapport que ce soit, même si Abû Hâmid al-Ghazâlî s’est aventuré à le dire. Il s’agit là d’une forme d’affectation et d’une perspective bien éloignée des vérités. Car quelle correspondance peut-il y avoir entre le contingent et l’Éternel ? Et comment peut-on comparer Celui qui n’a pas de semblable à des êtres admettant des semblables ? C’est ma foi impossible.

Le Très-Haut nous prescrit simplement de connaître Son existence et Sa divinité, rien d’autre. Quant à Son Ipséité, Il ne nous prescrit pas de la connaître. Si la création dans sa phase primordiale ne possède aucune correspondance avec son Seigneur, comment un être séparé de son Seigneur par d’innombrables voiles pourrait-il entretenir une correspondance avec Lui ? »

Le mystère de la Réalité divine

D’aucuns demanderont: « Partant de ces principes que vous exposez, il est exclu que quiconque puisse garder Dieu Lui-même en conscience 257. Pourtant, le Très-Haut nous prescrit de le faire. Comment résoudre ce paradoxe ? »

La réponse nous est donnée par le Sheikh Muhyî ad-Dîn au chapitre cent vingt-six des Futûhât : « Il ne nous est pas prescrit de garder en conscience l’Essence divine. La conscience doit se porter sur l’analogie selon laquelle le Vrai condescend à Se manifester pour se mettre à la portée des intellects. Cela permet de rester focalisé sur Lui.

Mais au degré des gnostiques, lequel révèle que rien ne Lui est semblable, les analogies, les comparaisons et illusions s’annihilent en définitive. Alors, la prescription de ce Dieu transcendant au-delà des semblables ne trouve plus de conditionnement et de détermination possible à leurs yeux. Je dirais même que l’ordre n’a plus d’objet.

À ce stade – je veux dire quand les analogies s’annihilent – ils comprennent que le Très-Haut ne leur était pas connu lorsqu’ils entretenaient telle ou telle conviction à Son égard ; et ils comprennent que la connaissance qu’ils en ont leur vient uniquement de rapports intelligibles que trament en leur esprit les traces [de Dieu] présentes en les Essences immuables.

S’il en est ainsi, il ne reste plus de comment, plus de où, plus de modalité, plus de rapport, plus d’accident, plus de substance, plus de quantité.

Seul subsiste un Agent 258 ignoré dont on observe les traces, mais dont on ne connaît ni la condition ni la réalité essentielle ; et dont on ne peut, néanmoins, ignorer l’existence.

Qui le serviteur pourrait-il garder en conscience, alors qu’il n’est de sujet à personnifier; de sujet à figurer; de sujet à situer dans le temps; de sujet à définir par des attributs et des modalités; de sujet à conditionner par des états; de sujet que distingueraient des situations; ou de sujet que manifesteraient des rapports.

Comment pourrait-on garder en conscience un être excluant toutes ces définitions, alors que la condition même de toute science est que le jugement de l’imagination soit légitimé.

Toute donnée nouvelle ne peut être en effet mise en lien qu’avec une donnée entretenant avec elle un rapport d’analogie. C’est en l’occurrence ce que tu sais du Vrai. Tu restes ainsi circonscrit dans ta propre prison ; et tu ne cesses de trébucher sur le pan de tes propres convictions. »

Le Sheikh ajoute : « C’est pourquoi les interprétations relatives aux attributs du Très-Haut divergent. Les uns Le définissent d’une façon et les autres d’une autre façon. Mais aucun ne L’embrasse de sa science. »

« L’homme parfaitement accompli est ainsi celui qui demeure animé d’une immense perplexité et d’une nostalgie259 continue. Il n’atteint pas son but, car il vise ce qui ne peut être atteint 260 ; et il emprunte le chemin de Celui dont on ne sait le chemin. »

Le Sheikh s’étendit longuement sur ce point, puis déclara : «Ainsi, nul ne connaîtra jamais le Vrai – exalté soit-Il – comme Il se connaît Lui-même. Puissiez-vous trouver le salut! »

Sha’rani

Notes :

253. C’est-à-dire : «qu’est-Il? »

254. Coran 26: 27.

255. Coran 11: 123.

256. Tajrîd

257. Ou d’observer sa Présence : murâqaba.

258. Ou Agissant; ou Acteur.

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