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Sha’rani : la Ka‘ba et le cœur de l’homme

A l’approche du pèlerinage (hajj), Mizane.info publie une série de textes extraits de l’ouvrage « Les secrets des cinq piliers de l’islam » (éditions I) de l’imam Sha’rani, traduit par Abd al-Wadoud Gouraud, avec l’aimable autorisation de son éditeur. Première partie : le symbolisme de la Ka’ba.

Sache, mon frère, que le pèlerinage (al-hajj) est l’un des plus magnifiques piliers de l’islam. Dans le présent chapitre, nous décrirons ses rites constitutifs dans leurs modalités extérieures, tout en indiquant les secrets intérieurs pour chaque rite et chaque étape qui jalonnent le pèlerinage. Cette approche mettra d’autant plus en évidence le rapport symbolique entre les règles exotériques et les significations ésotériques, ainsi que leur raison d’être et leur sagesse respective. La première chose à comprendre est que Dieu a honoré l’Antique Demeure (al-bayt al-‘atîq), située à La Mecque, en la plaçant au creux d’une vallée, comme le dit le Coran. Dieu la décrit en effet comme étant « au creux de La Mecque »,[1] « dans une vallée stérile ».[2] Le terme batn en arabe (traduit ici par « creux ») désigne ce qui est caché et n’apparaît pas ; de même, le terme wâd (traduit ici par « vallée ») indique la terre située en contrebas. L’Antique Demeure, c’est-à-dire la Ka‘ba, est entourée de contrées de chaque côté : à l’Est, à l’Ouest, au Sud et au Nord. Elle possède quatre angles orientés chacun dans une direction : l’angle yéménite vers le Yémen au Sud, l’angle du Shâm vers l’actuelle Syrie au Nord, l’angle irakien vers l’Est, et le quatrième angle vers l’Ouest. Par en haut, l’Antique Demeure est orientée directement dans la direction de la « Demeure fréquentée » (al-bayt al-ma‘mûr),[3] qui est la Ka‘ba céleste.

Le cœur caché à l’intérieur de l’homme ressemble justement à La Mecque située au creux d’une vallée, c’est-à-dire dans un lieu caché, en contrebas. Par sa droite, le cœur pointe dans la direction des anges de la Droite, c’est-à-dire le Paradis, du côté des grâces et bénédictions intérieures et mystérieuses. Par sa gauche, il pointe dans la direction des anges sévères de la Gauche, qui sont les gardiens des damnés détenus dans la Poignée divine gauche, c’est-à-dire l’Enfer. Un troisième côté du cœur fait face au bas-monde, à l’image de l’angle irakien orienté vers l’Est. « La subversion est là-bas »,[4] dit un jour le Prophète en montrant du doigt la direction de l’Est. La porte de la Ka‘ba est située dans la direction de l’Irak. De façon analogue, les membres du corps représentent la porte du cœur qui donne sur ce bas-monde.

Au point de vue macrocosmique, tous les phénomènes extérieurs apparaissent du côté du bas-monde, lorsqu’ils naissent et se lèvent, à l’instar du soleil se levant à l’Est, en venant à l’existence. Quant au quatrième angle ou côté du cœur, il est tourné vers les Décrets divins qui préexistent de toute éternité comme des événements inscrits dans la Table gardée du Destin (al-lawh al-mahfûzh)[5]. De façon analogue, les choses qui traversent le cœur de ce côté lui sont cachées et invisibles, comme l’Ouest où se couchent tous les astres et où disparaissent tous les mouvements pour s’occulter progressivement dans la pénombre de la nuit. La partie supérieure du cœur, enfin, comme la Ka‘ba, indique la direction du Trône divin ; c’est sur le cœur que se pose le Regard de Dieu.

Le territoire sacré circonscrivant la Ka‘ba, où il est interdit de couper les arbres et de chasser, est un symbole de la personne humaine : sa vie, son honneur et tout son être sont sacrés, en raison même de la présence du cœur en lui, réceptacle de la foi. De façon analogue, le territoire de La Mecque est sacré et magnifié en raison même de la Maison de Dieu qu’il abrite. Quant aux étendues célestes et aux horizons entourant de toutes parts le Temple sacré, ils symbolisent le monde du Royaume céleste et angélique qui entoure le cœur. Les montagnes (jibâl) situées tout autour de La Mecque représentent les prédispositions (jibillât) et instincts naturels avec lesquels Dieu a formé l’être humain.

Dans les profondeurs du puits de Zamzam est stockée une eau qu’on puise à l’aide d’un seau. La seule manière d’accéder à cette eau est de demander à boire puis d’utiliser des cordes (asbâb) pour descendre et remonter le seau. De même, on accède à la connaissance des sciences sacrées uniquement en recourant aux moyens (asbâb) associés à la recherche de la connaissance. Le goût parfois altéré de l’eau de Zamzam rappelle qu’il est difficile pour l’âme d’apprendre la science sacrée. Il est dit aussi que « l’eau de Zamzam permet d’exaucer les vœux de celui qui en boit ».[6] Les fruits de la science sacrée, eux aussi, dépendent de l’intention de l’étudiant. Enfin, l’eau de Zamzam est préservée par les personnes chargées d’abreuver les pèlerins, tout comme la science sacrée, qui est conservée dans la mémoire de l’étudiant.

De même, la Pierre noire enchâssée dans la Ka‘ba symbolise le tréfonds du cœur, où se manifestent les émotions sous l’empire de la Toute-Puissance divine. Les lieux et les étapes du grand pèlerinage sont également autant de symboles des demeures intérieures et des stations spirituelles par lesquelles passent les âmes, les esprits, les intelligences, les cœurs, les pensées furtives, les volitions, les sensibilités, les aspirations.

Enfin, si la Ka‘ba est la demeure de Dieu sur terre, le cœur, lui, est Sa demeure réelle. Car la Ka‘ba ne peut Le contenir, alors que le cœur de Son serviteur croyant, lui, le peut, comme Dieu Lui-même l’affirme dans un hadith saint.[7]

Abd al-Wahhab Sha’rani

[1] Coran, 48 : 24.

[2] Coran,14 : 37.

[3] La « Demeure fréquentée » ou la « Maison éternellement visitée », selon les traductions, est Ka‘ba des anges. Elle est située dans le septième ciel (le premier des cieux situé sous la sphère des étoiles immobiles). Selon certaines traditions, après avoir hésité à reconnaître Adam comme lieutenant et craignant que leur réaction ait courroucé leur Seigneur, les anges cherchèrent refuge « sous le Trône divin » en signe d’humiliation et de soumission. Alors, Allâh aurait fait descendre la Miséricorde sur eux et placé sous le Trône une maison à quatre colonnes d’émeraude couverte de rubis afin que les anges ne tournent plus autour du Trône mais autour de cette Maison divine – la « Maison éternellement visitée » (al-Bayt al-ma‘mûr) du Coran (52 : 4) – car cela leur serait plus facile qu’autour du Trône lui-même. La Ka‘ba serait ainsi le Temple sur Terre à la ressemblance de cette Maison céleste.

[4] Rapporté par Abu Dawud et Tirmidhi, d’après Abu Sa‘id.

[5] Al-Lawh al-mahfûz, la Table ou la Tablette gardée, est appelée ainsi car elle est « préservée » de toute altération. Il s’agit de la Table « inviolée et inviolable » sur laquelle le Roseau ou la Plume (qalam), symbole de l’Intellect premier, inscrit de manière indélébile les lettres de tout ce qui sera à jamais, qu’il s’agisse de la destinée des hommes aussi bien que les sciences ou le moindre atome et tout savoir possible car, comme l’affirme le Coran, « Il n’est pas une épreuve qui s’abatte sur la terre ou qui vous atteigne dans vos personnes qui ne soit consignée dans un livre avant même que Nous la manifestions » (57 : 22). Créée après le Calame, sa largeur est dite équivaloir à la distance séparant le Ciel de la Terre (ce qui signifie qu’elle englobe la totalité de la manifestation universelle qui ne saurait exister sans elle – chacune des lettres tracées sur celle-ci sont en effet les potentialités des êtres à venir).

[6] Rapporté par Ibn Majah.

[7] « Ni Mes cieux ni Ma terre ne peuvent Me contenir. Seul le cœur de Mon serviteur croyant peut Me contenir. »

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