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dimanche 28 avril 2024

Penser l’Anthropocène à la lumière du Coran 2/3

Penser l’Anthropocène à la lumière du Coran 1/3 Mizane.info

Sur Mizane.info, 2e partie de la réflexion de l’imam, écrivain et expert en environnement Ahmadou Makhtar Kanté consacrée à la notion d’anthropocène (responsabilité de l’Homme dans la destruction du vivant) abordée à la lumière du Coran. Ahmadou Makhtar Kanté est l’auteur du livre « Islam, science et société » publié chez l’Harmattan.

Le verset du Coran qui nous préoccupe (30/41) nous fait aussi savoir que potentiellement, chaque action humaine qui occasionne du désordre appelle une sorte d’effet boomerang : les conséquences de toute action de désordre se retournent contre les fautifs.

Les humains peuvent semer tous les désordres qu’ils veulent et peuvent mais il existe une loi immuable (sunnatullah) qui leur fera récolter les fruits amers de ce qu’ils ont semé « C’est ainsi qu’Il (Dieu) leur fait goûter une partie de ce qu’ils ont fait ». C’est donc une loi divine immuable (sunnatullah) qui fait qu’à toute action humaine correspond une sanction.

Quand il s’agit d’une bonne œuvre (‘amalun sâlih), la réponse est positive avec en retour, des bienfaits (hasanât) démultipliés mais quand c’est une mauvaise action qui est commise, le fautif reçoit en retour une sanction négative atténuée d’« une partie de ce qu’ils ont fait ».

Quant à l’expression « liyuzîqahum » du verset qui nous préoccupe, souvent traduite par « afin qu’Il leur fasse goûter… », il importe de faire attention, ici, à la fonction de la particule « lâm ». En effet, « afin que » exprime une intention, un but. Or, traduire « liyuzîqahum » par « afin qu’Il (Dieu) leur fasse goûter… » porte à croire que les humains commettent des méfaits afin que, ou pour que, Dieu leur fasse subir une partie des conséquences de leurs méfaits !

Pour sortir d’un tel dilemme, il convient de considérer que le « lâm » exprime ici une conséquence inéluctable et non une intention qui serait celle de Dieu. Nous comprenons alors l’expression coranique qui nous préoccupe comme suit : suite aux méfaits librement commis, et dont les effets se traduisent dans le désordre sur terre et en mer, Dieu fait subir aux humains fautifs, la (Sa) loi (sunnatullah) qui sanctionne les actes de transgression.

Mais il ressort de l’expression « une partie de ce qu’ils ont fait » une information capitale : la miséricorde et la clémence de Dieu ont un effet d’atténuation sur la sanction qui aurait dû arriver aux humains fautifs suite aux méfaits commis.

C’est dire que dans le cas contraire, où la loi du retour des méfaits s’appliquerait totalement et intégralement, ce serait une catastrophe pour les humains en termes de souffrances et de malheurs de toutes sortes, d’où la traduction que nous proposons : « C’est ainsi qu’Il leur fait goûter… » à la place de « afin qu’Il leur fasse goûter… ».

Les liens entre le mal agir des humains, la sanction immuable y afférente et l’atténuation compatissante ressortent d’autres versets du Coran. C’est ainsi qu’on peut déduire du verset 45 de la sourate 36 que c’est par une décision de « report » de Dieu que les humains survivent à leurs propres turpitudes et du verset 30 de la sourate 42, que c’est par Son Pardon qu’ils ne subissent pas une totale sanction de leurs méfaits.

Le verset se termine sur l’expression « peut-être reviendront-ils ? » en raison de la présence de la particule « la ‘alla » qui peut exprimer une simple possibilité, c’est pourquoi elle est souvent traduite par l’adverbe « peut-être… » comme c’est justifié ici, même si elle n’a pas toujours cette signification dans le Coran.

C’est donc Dieu qui veut qu’à travers l’atténuation compatissante de la sanction de leur mal agir, les humains saisissent cette chance pour revenir mais revenir à quoi ? Là aussi, à la fin du verset, rien n’est dit mais on comprend bien le sens de « rebrousser chemin » de la part des fautifs qui ont subi cette punition en retour de leurs propres méfaits.

Une recension rapide de l’explication de ce retour donne chez deux anciens exégètes comme Tabari « qu’ils reviennent à la vérité (al haqq), au repentir (at-tawba), et qu’ils renoncent aux transgressions (ma âsî), et Ibn Kathîr « qu’ils renoncent aux transgressions (ma ‘âsî), et chez deux contemporains comme ibn ‘âchûr « qu’ils renoncent aux méfaits qu’ils ont commis » et Sa ‘dî « qu’ils renoncent aux méfaits qui les ont conduits au « Fasâd » et qu’ils changent leur état pour le meilleur et redressent leur situation ».

Les exégètes nous aident donc à voir que ce retour porte sur ce qui est appelé dans la tradition Abrahamique dont se réclament juifs, chrétiens et musulmans, le repentir. Dans ce cadre, il est fondé de considérer que l’Humanité est actuellement, au moins depuis la « révolution » industrielle, dans une situation de « péché écologique et climatique » qui devrait appeler au repentir que justifie la communauté de destin de toutes les générations d’humains d’hier à aujourd’hui. (Coran 8 : 25).

Notre souci pour les générations futures ne consistera pas à nous repentir à leur place mais à leur transférer, en toute responsabilité, la Terre dans le moins mauvais état possible. Pour aller encore plus loin dans cette esquisse d’Ecothéologie musulmane du repentir, il faut préciser que les oulémas mentionnent les critères d’un repentir sincère comme suit : s’abstenir sans délai du méfait commis ; regretter le mal qui a été fait ; s’engager à ne pas récidiver ; corriger sans délai les fautes commises.

Appliqué à la crise écologique et climatique, notre repentir consisterait à : prendre les dispositions afin de freiner les activités qui impactent négativement la Terre ; accentuer la sensibilisation sur les catastrophes en cours et à venir, si rien qui soit à la hauteur de la crise écologique et climatique n’est fait ; s’engager à ne pas poursuivre les activités en cause dans ladite crise et corriger sans délai les méfaits écologiques et climatiques (remise en état).

A cela, on peut ajouter une rège du Droit islamique d’une pertinence notoire pour notre sujet que nous traduisons comme suit : « éviter de semer le désordre prime sur la satisfaction d’un intérêt ». Il y a dans cette règle, une invitation à l’anticipation, à la prudence et à la précaution voire à quelque chose qui se rapproche des « études d’impact environnemental ».

C’est dire que du point de vue du Droit islamique, toute activité humaine devrait prendre en compte la mesure dans laquelle elle met en péril le « mîzân », c’est-à-dire, les équilibres, les seuils et limites écologiques et climatiques qui garantissent l’Humaine Habitabilité de la Terre ».

Ce n’est pas pour le simple loisir de le faire que nous avons utilisé cette expression à la place de « Développement durable » qui a fait le tour du monde suite au fameux rapport Brundtland de 1987 intitulé « Notre avenir à tous » d’où est sortie l’expression « Sustainable Development » traduit en français par « Développement durable ».

Quelques années avant, le premier rapport du Club de Rome « The Limits to Growth » (Les limites à la croissance) publié en 1972 avait alerté sur l’insoutenabilité du modèle de croissance dominant qui était en train d’épuiser les ressources finies de la planète.

Il existe dans le Coran une notion de « Balance-équilibre » qui se décline à travers le terme de « mawzûn de la racine « w-z-n » dans ce verset : « Et la terre, Nous l’avons étalée, y avons érigée des montagnes et y avons fait pousser toute chose harmonieusement équilibrée ».

L’expression coranique « « min kulli chay-in mawzûn » n’est pas facile à traduire car le mot « mawzûn » a mis dans l’embarras les anciens exégètes du Coran comme les contemporains. La traduction « harmonieusement proportionnée » nous a paru la moins problématique même si elle vaut ce qu’elle vaut.

A ce sujet, nous sommes tentés de proposer cette traduction : « …Et y avons fait pousser toute chose en équilibre ». Au demeurant, comme nous l’avons dit plus haut, nous sommes encore en face d’une difficulté féconde au sens où elle ouvre la possibilité à la science d’apporter son grain de sel comme une des clés de compréhension du Coran notamment sur ce genre de versets relatifs à la « nature », ici, le monde végétal.

Où puiser des données sur le monde végétal en dehors de la recherche scientifique à travers toutes les disciplines y afférentes ? Une exégèse et une traduction qui se veulent à la hauteur du Coran devraient se nourrir des données scientifiques pour une meilleure compréhension de ce verset qui comporte la notion de Balance au sens d’équilibre.

On trouve cette notion énigmatique de « Balance-équilibre » dans d’autres endroits : (Coran 42 : 17) ; (Coran 55 : 7-9) ; (Coran 57 : 25). Dans tous ces versets, le terme « mizân » renvoie au sens de « Balance-équilibre » mais répétons le, appliquée au monde végétal, seule la science peut aider à une meilleure compréhension de ce monde végétal, lequel fonctionne selon des équilibres qui peuvent être bouleversés par les activités humaines.

Dans la même veine, on trouve les termes « Taqdîr » (Coran 6 : 96) ; (Coran 25 : 2), « qadar » (Coran 54 : 49) ; (Coran 77 : 22-23) ; (Coran 13 : 17) ; (Coran 15 : 21) « miqdâr » (Coran 13 : 8) qui renvoient à mesure, réglage, mise en ordre, proportion, quantité déterminée, durée déterminée, etc.

Les exégètes restent en général évasifs ou peinent à leur donner un sens précis. Tous ces termes coraniques, appliqués à la « nature » peuvent être mieux compris avec l’apport crucial de la science qui a établi des seuils écologiques qui régulent le fonctionnement de la Biosphère. Et au-delà de la terre, cette notion coranique de « Taqdîr » ne peut être ignorée dans le débat sur les constantes de l’univers assorties du Principe anthropique aussi bien dans sa version forte que faible.

La notion de « Taskhîr » (assujettissement) n’est pas mentionnée dans le Coran mais dérive du verbe « sakhkhara » qu’on trouve à maints endroits du Livre : (Coran 16 : 12) ; (Coran 31 : 20) ; (Coran 45 : 13).

Ces versets nous invitent à une conception autre du rapport des humains à la « nature » en ce qu’ils nous disent qu’il n’y a rien à dominer ou à posséder. Il s’agit plutôt de chercher à comprendre la « nature » et à respecter sa nature et son fonctionnement pour être en harmonie avec elle. On peut alors dire, à la lumière de ces versets du « Taskhîr », que Dieu a fait en sorte qu’en la Terre soit réunies les conditions de ce que nous appelons son Humaine Habitabilité.

Tout sur la Terre et ce qui l’entoure rend service aux humains. Nous appelons cela « Principe Coranique de l’Humaine Habitabilité de la Terre ».

Parions que si Descartes et Bacon avaient étudié le Coran et notamment tout ce qui se rapporte au « Taskhîr », ils n’auraient pas proposé des méthodes qui auront une grande influence sur la modernité occidentale à savoir, inviter les humains à se donner les moyens d’être comme maîtres et possesseurs de la nature.

De surcroit, le Coran enseigne la Seigneurie de Dieu (rubûbiya) de sorte à freiner toute velléité de la part des humains de se prendre pour les maîtres et possesseurs de la « nature » : la sourate de l’ouverture (fâtiha) commence par « Louange à Dieu, Maitre des mondes » (Coran 1 : 2).

Le Coran ne saurait alors être la source d’une quelconque posture de domination, de possession et d’abus, de prétexte fallacieux ou de lecture au premier degré des versets du « Taskhîr ». Une autre compréhension beaucoup plus proche du Coran et de ce que la crise écologique et climatique nous apprend que les humains sont des gérants-comptables d’eux-mêmes et de la « nature » comme en atteste le commandement de Dieu à Noé (paix sur lui) de mettre dans ce que la Bible a appelé arche, des couples d’espèces non humaines bien entendu. (Coran 11 : 40).

Ce faisant, Noé (paix sur lui) n’est pas seulement un refondateur de l’humanité mais aussi le sauveur d’espèces non humaines qui vont constituer la pépinière du nouvel environnement naturel dans lequel les sauvés du déluge vont vivre.

L’interdit du « Fasâd », qui ressort de l’interrogation prémonitoire que les Anges expriment quand ils sont mis au courant du statut de Calife que Dieu a octroyé à Adam, met un bémol à toute tentative de justification par le Coran d’un progrès qui a pour condition la mise à sac de la Terre.

Viennent s’ajouter à cette limitation de l’activité humaine, l’interdit de tout excès (isrâf) notamment de consommation (Coran 6 : 141) ; (Coran 7 : 31) et de toute forme de gaspillage (tabzîr) – (Coran 17 : 26-27).

De ce qui précède, il ressort que le Coran fournit des éléments de compréhension tels qu’il devient inévitable de mettre en cause ce qui est vraiment à la base de la crise écologique et climatique en cours, à savoir l’idolâtrie de la valeur instrumentale ou de la jouissance qui marginalise et étouffe toute autre valeur de la Terre comme la valeur de signe (âya) de la grandeur et de la sagesse du Créateur, et d’émerveillement, de beauté, et de ce qui fait que les conditions y soient réunies aux fins de son Humaine Habitabilité.

C’est pourquoi nous proposons de considérer qu’une vraie et authentique civilisation est celle qui promeut un état d’esprit et une régulation de l’activité humaine garantissant une Habitabilité durable de la Terre pour les humains et les autres formes de vie. Le contraire serait à ranger dans la barbarie même si c’est une « civilisation » qui se distingue ou s’est distinguée en termes de performances technoscientifiques et de permissivité.

Si nous revenons au verset 41 de la sourate 30, c’est pour rappeler encore que le Coran ne donne pas le détail des dommages que l’activité humaine a causés sur terre et en mer. Pour nous qui ne sommes pas adeptes du concordisme naïf, c’est à travers la science que nous allons de mieux en mieux et de plus en plus comprendre l’impact de nos activités partout sur la planète.

En effet, il y a une différence entre d’une part, dire facilement et rapidement que le Coran a mentionné avant la science telle ou telle chose (posture des concordistes) et d’autre part, considérer que les avancées de la science nous donnent des clés de lecture pertinentes ne serait-ce que pour ce que nous appelons des « versets à connotation scientifique ».

Au moment où nous écrivons ces lignes, les scientifiques en savent suffisamment sur la crise écologique et climatique en termes de limites dépassées pour que se profile à l’horizon une mobilisation conséquente dans le but de réguler le « progrès meurtrier » en cours si l’on reprend le titre éponyme du livre que Drewermann publié en 1994 pour lancer l’alerte.

Ahmadou Makhtar Kanté

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