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samedi 20 avril 2024

Nadia El Bouga : « La sexualité doit garder une dimension spirituelle »

Suite du dossier de Mizane.info consacré à la question de la violence sexuelle.  Quel rapport les jeunes entretiennent-ils avec la sexualité ? Comment protéger les mineurs des violences sexuelles ? Quelle éducation à la sexualité les parents peuvent-ils proposer à leurs enfants ? Pour le savoir, la rédaction de Mizane.info s’est entretenue avec Nadia El Bouga, sexologue clinicienne, qui a répondu à nos questions. Focus.

Mizane.info : Quel rapport notre société entretient-elle avec la question de la sexualité des jeunes ?

Nadia El Bouga : Il semble y avoir une espèce de consensus général relayé par une constatation sociologique sur l’âge du premier rapport sexuel. Quand nous parlons de premier rapport sexuel, nous parlons de rapport avec pénétration vaginale. Les questions sur l’âge du consentement sexuel tournent autour de cette question de l’âge qui est restée floue et a été laissée en suspens depuis des siècles. Il faut dire aussi que le calendrier de l’initiation sexuelle a connu en France un profond bouleversement. On est passé d’un âge de 20 ans pour le premier rapport sexuel dans les années 60, à 18 ans dans les années 70. En 2006, deux sociologues (Bajos et Bozon), ont effectué une grande enquête, une sorte de cartographie de la sexualité des Français, qui avait établi un âge moyen de 17 ans pour le premier rapport sexuel. On reste en dessous de la majorité légale mais au-dessus de la majorité dite sexuelle.

La loi française autorise déjà le mariage avec un âge légal fixé entre 15 et 18 ans, sous conditions d’autorisation parentale notamment…

Oui, mais avec émancipation du jeune de 15 ans fixée par jugement. Le juge doit décider de cette émancipation sur la base d’éléments concrets. Cela ne se décide pas comme cela. En tant que sage-femme, j’ai accompagné des jeunes filles de moins de 18 ans à donner naissance à leur bébé. Même dans ces conditions, elles ne sont pas émancipées de fait, il faut l’autorisation de leurs parents. C’est encore un autre débat qui pose question car nous vivons dans une société qui établit qu’on ne peut pas louer un appartement en son nom avant 18 ans alors que dans le même temps, on fixe un âge de la majorité sexuelle à 15 ans en estimant que les jeunes sont suffisamment responsables de leurs actes sexuels.

Comment comprenez-vous cette distinction entre âge de la majorité sociale et âge de la majorité sexuelle ? Est-ce une incohérence sur notre rapport aux jeunes, et sur la considération de leur maturité ? Ou est-ce une influence de la culture de la consommation sexuelle dopée par le capitalisme qui aurait pris le pas sur d’autres considérations éthiques, juridiques ou autres ?

Nous sommes dans une espèce d’entre-deux. Nous sommes passés d’une sexualité complètement bridée, où le simple mot de sexualité était tabou, où l’on ne parlait pas de génitalité, de corps et de ce qui touche à l’affectif et  aux émotions, à une volonté de se libérer complètement de ces carcans mais à outrance. On évalue encore mal les limites qu’on  peut fixer. Prenons le contexte des cultures arabo-musulmanes. A proprement parler, il n’y a pas dans ce contexte d’adolescence ! On  passe de l’état d’enfance à l’état d’adulte. Or, on sait qu’il y a des étapes dans le développement psychologique et psychosexuel d’un être humain. Partant de là, nous devons prendre en compte les éléments que nous fournissent les sciences dures ou humaines. On ne peut pas ne pas le faire et considérer que cela n’est pas une réalité. Dans ces étapes de développement psychologique, certaines personnes sont plus avancées ou plus mûres que d’autres. Mais lorsqu’on légifère, on légifère pour tous. Tout cela questionne également le rapport à la sexualité des adultes et le fait que la sexualité soit devenue un produit de consommation.

Nadia El Bouga.

Il y a deux éléments à prendre en compte dans la question sexologique. Le sentiment de sécurité et la question de notre identité sexuelle ou de genre. La sexualité n’est pas seulement une histoire de corps et de jouissance, elle est principalement un échange émotionnel et affectif.

Enfermer la sexualité comme de nos jours dans une injonction à la performance, dans un corps-machine recherchant des sensations pour des sensations, sans y mettre une quête de sens, n’est pas souhaitable. L’humanité connait une perte de quête de sens et cela se traduit aussi dans la sexualité.

A mon sens , la sexualité doit garder une dimension spirituelle. Pas religieuse mais spirituelle, pour sortir de ce corps enfermé dans une conception machinale et productive de jouissance, une conception qui mène à la pornographie. Lorsqu’il y a perte de spiritualité, on tombe forcément dans cette mécanique-là du plaisir pour le plaisir et à ce moment-là il n’y a plus de limites. A partir du moment où le seul critère est le plaisir, où fixez-vous vos limites dans des rapports sexuels, y compris comme on l’a vu avec la question des mineurs ? Même dans la communauté musulmane, cette sexualité reliée à une spiritualité est inexistante !

Il est intéressant d’associer les mots sexualité et spiritualité dans la même phrase. Une sexualité en lien avec une spiritualité est-elle une sexualité qui sait respecter des limites ?

Oui. En remettant la spiritualité au centre de la sexualité, une éthique s’y installe. L’éthique est intrinsèque à la spiritualité. Il s’agit de redonner du sens à l’être, celui que nous sommes nous-mêmes, celui qui nous fait face. En remettant du sens à cette sexualité, il devient impossible de parler de sexualité entre adulte et jeunes, cela ne peut plus faire partie des options de ce que l’on considère comme une sexualité équilibrée car on requestionne la notion de consentement éclairé.

La levée de tous les interdits et de ce qui est socialement tolérable, sur le plan sexuel, a-t-elle mené la transgression à repousser ses limites ?

La transgression a toujours existé. Mais elle a été banalisée au point où la perte de sens a été profonde y compris dans le rapport à la sexualité des adultes, comme on le voit avec les affaires visant des mineurs. Il y a quelques décennies, lorsqu’on revoit et écoute des émissions télé qui abordaient ces sujets, et la manière dont on y parlait du corps des enfants, il y a de quoi tomber de sa chaise ! Cela ne passerait plus aujourd’hui. Il y a eu entre temps une reconsidération de ce qu’était un enfant, de la manière dont il se développe psychologiquement et sur le plan psycho-sexuel.

Les normes en matière de mœurs sexuels ont évolué avec le temps long et ont été incorporées aux cultures. Nous n’avons pas le même rapport culturel, moral et social à l’autre, à l’adulte et à la jeunesse. Est-ce que ce que vous désignez comme dimension spirituelle de la sexualité ne relève pas plutôt d’un facteur culturel ? Peut-être que certaines choses qui nous apparaissent « normales » seront condamnées dans 50 ou 100 ans, tout comme le rapport aux enfants dans les années 70 est condamné aujourd’hui !

La spiritualité est un prélude à la culture. Ma définition de la spiritualité ne sera pas forcément celle que l’on retrouve dans la communauté musulmane, ou même la vôtre. Mais il évident que la sexualité ou la spiritualité sont également liées au social et au sociétal. La sexualité n’est pas innée, c’est une construction sociale. Peut-être en effet que ma conception de la sexualité va évoluer dans 10 ou 20 ans parce que je prendrais en considération d’autres éléments.

La problématique qui doit attirer notre attention est l’hyper-sexualisation de la société. Lorsqu’à un rayon lingerie, vous trouvez des strings destinés à des fillettes de 10 ans, cela soulève de vraies questions sur la manière dont on établit un lien entre ce qui relève de la sexualité d’un adulte et l’enfant. C’est tout le problème du phénomène Lolita.

On voit aussi cette hyper-sexualisation dans les audiences records des émissions de télé réalité qui sont hyper-sexualisées et qui sont regardées par des mineurs, lorsqu’il n’y a pas de contrôle parental. Tout cela nous questionne aussi sur les messages que ces programmes véhiculent quant aux stéréotypes de genre.

Pour protéger les mineurs de ces dérives, faut-il revoir notre approche de l’éducation ?

C’est mon cheval de bataille depuis des années. Il faut une éducation sexuelle complète pour protéger nos enfants. Lorsqu’on dresse un panorama de ce qui se fait en Europe, c’est assez catastrophique ! En Italie, il était question d’aborder des cours d’éducation sexuelle et émotionnelle dans les écoles. Cela a été rejeté par la société civile. Des campagnes publiques ont même été organisées disant qu’on allait pervertir les enfants. Même chose en Espagne et en France. Dès que vous parlez de sexualité, il y a des warnings qui s’allument dans la tête des parents car les parents eux-mêmes ne sont pas éduqués aux sexualités. Cela est très problématique car dès que vous parlez d’éducation sexuelle, les parents comprennent : génitalité, dépravation, incitation des enfants aux rapports sexuels, déviance, etc. L’éducation à la sexualité et à l’affectivité, ce n’est pas cela du tout ! C’est même le contraire.

Une étude britannique avait montré que plus l’éducation sexuelle était abordée tôt, plus l’âge du premier rapport sexuel était tardif. Croire que ne pas en parler et laisser les enfants en paix est préférable est illusoire. Un enfant de toute façon découvre son développement psycho-sexuel. Il suffit qu’il y ait une carence affective et une désinformation pour que l’enfant soit exposé à des prédateurs et prédatrices. Il serait salutaire par exemple d’installer des codes de conduite avec les enfants, s’ils se retrouvent seuls ou rentrent seuls de l’école, pour éviter les manipulations de prédateurs qui se font passer pour des proches de leurs parents. Ces codes peuvent leur sauver la vie.

Est-ce que cette attitude des parents avec leurs enfants, sur l’éducation sexuelle, ne s’explique pas simplement par le fait de ne pas savoir comment s’y prendre, de quoi leur parler et comment leur en parler ?

C’est un phénomène générationnel. La génération des parents d’adultes qui ont aujourd’hui la quarantaine ne parlaient pas de ces « choses » là. Ils n’en avaient pas entendu parler avant d’avoir été devant le fait accompli de  la relation sexuelle avec le conjoint ou la conjointe. On connait les dégâts que cela a pu produire. La génération suivante a commencé à s’ouvrir à ce sujet en parlant du corps. Parler aux filles de leurs premières règles, aux garçons de leurs premières éjaculations. Dans les familles musulmanes, on abordait ces questions, d’une certaine manière, du fait des règles rituelles, des ablutions, de la prière et du jeûne. Ces questions ont ouvert une brèche sur le sujet dans une génération qui a commencé à se réapproprier la pratique religieuse avec davantage de  de précision. Vient ensuite la génération actuelle où il n’est même pas pensable de ne pas en parler. Je suis aujourd’hui sollicité dans des écoles confessionnelles musulmanes. Mais on a joué au pompier pyromane. On nous appelle quand un « évènement » est arrivé ! Nous ne sommes pas sollicités en prévention. Cette problématique existe dans l’ensemble de la société, elle n’est pas musulmano-musulmane. Même dans des collèges ou lycées non confessionnels, on fait appel à des éducateurs lorsqu’un « évènement » (tournante dans les toilettes, fellations) est advenu, alors que l’éducation sexuelle est inscrite dans la loi.

Ces situations que vous évoquez sont-elles le résultat d’une culture porno et d’un accès technologique facilité à du contenu sexuel ou ont-elles toujours existé plus ou moins dans les mêmes mesures ?

Il y a eu tout de même un sacré changement dans l’accès à des contenus pornographiques. Auparavant, pour accéder à du contenu de cette nature, il fallait avoir un abonnement Canal +, ou y accéder à des horaires tardifs, ou se rendre dans un sexshop ! Aujourd’hui, il suffit d’un clic ! Une étude avait révélé que l’accès à du contenu pornographique commençait dès l’âge de 8/9 ans ! En tapant des mots anodins sur internet, ils peuvent tomber sur du contenu pornographique. Un enfant qui aurait une recherche à faire sur le pamplemousse ou la banane, tombe sur du contenu porno ! Il n’est pas normal que l’accès à certains sites se fassent juste en cliquant sur un bouton « j’ai 18 ans » et avec un contenu porno de plus en plus trash qui vient perturber le développement psycho-sexuel de l’enfant et ses perceptions sensorielles et psychologiques et inscrire de potentiels traumatismes par la suite.

Comment comprendre que la pornographie ne soit pas interdite étant donné qu’elle s’assimile à un traitement dégradant de l’être humain, ce qui est condamné par la loi ?

La plupart des sites pornographiques sont hébergés dans des pays qui disposent de législations autorisant cela et sont donc de fait difficilement atteignables. C’est une industrie qui brasse plusieurs dizaines de milliards de dollars chaque année. Beaucoup d’Etats ne considèrent pas hélas cette question comme une priorité politique alors que le contexte de la pandémie a augmenté le temps de connexion des enfants à l’internet pour l’accès aux contenus éducatifs et les a mis parfois en contact avec du cyber-harcèlement ou de la pédo-criminalité déguisée.

Quels sont les axes à privilégier pour une éducation sexuelle à la hauteur de nos enjeux ? Quels conseils donneriez-vous ?

Il faut commencer cette éducation dès la naissance. Quand je dis cela aux parents, ils sont estomaqués et ne comprennent pas. La façon de porter son bébé, de lui changer ses couches en public ou pas, la manière dont vous considérez son corps et lui faites considérer son corps font déjà partie de l’éducation à la sexualité et à l’affectivité. La manière aussi dont vous initiez les enfants et leur apprenez les différentes parties du corps, notamment dans les familles qui ont une culture religieuse. Il y a toujours un problème à nommer les parties comme le pénis, la vulve ou les fesses alors que ce sont aussi des parties créées par Dieu !

C’est la conséquence d’une pudeur excessive présente dans les cultures musulmanes et maghrébines…

Ce n’est pas de la pudeur mais de la pudibonderie. On maintient les enfants dans une ignorance dangereuse. La pudeur est perceptible par les enfants dès l’âge de trois ans. Vous voyez des filles qui demandent à leurs parents de garder leur haut à la plage alors que les parents ne comprennent pas cette demande. Leur fille est en train de leur dire quelque chose sur l’identification sexuelle.

On ne peut pas penser que les enfants ne sont pas en interaction sociale avec leur milieu. On ne peut pas les saturer d’injonctions sur leur comportement ou leur attitude physique sans leur avoir enseigner ce qu’est leur corps et sans être à l’écoute de ce qu’ils nous disent. Leur corps leur appartient et ce corps, il faut le nommer.

Même chose sur l’intimité entre frères et sœurs. Il faut leur libérer des espaces pour qu’ils respectent cette intimité (se changer dans une autre pièce en cas de promiscuité). Cela protège l’enfant et l’adolescent, balise leur parcours de vie et construit l’adulte qu’ils deviendront. Le désir n’est pas quelque chose de mauvais. Les parents peuvent y mettre ensuite leur éthique. Si le plaisir s’inscrit dans un certain cadre éthique, vous le transmettez. Le cadre est différent suivant chaque parent, chaque culture. J’insiste sur le fait qu’il s’agit d’une éducation à la sexualité et à l’affectivité. L’affectivité n’est pas une chose innée, elle se crée avec la manière dont je vais entrer en contact avec l’autre. Il faut verbaliser l’amour avec nos enfants et faire qu’il y ait une congruence entre ce que nous disons et la manière de manifester cet amour. Lorsqu’on se dit un être spirituel, la congruence se doit d’être profonde entre ce que nous disons et ce que nous sommes intérieurement.

L’éthique est-elle une protection efficace pour prévenir les violences sexuelles ?

C’est faux. Si la seule éthique protégeait de la violence ou des dérives en matière de sexualité, cela se saurait. C’est plutôt la reliance entre le corps et l’esprit qui peut protéger. Cette reliance là est imprégnée d’éthique. On voit bien que des personnes munies d’une certaine autorité morale, toute religion confondue, des personnes qui ont baignée dans une éducation plus ou moins stricte n’ont pas été protégées de certaines perversions ou de conduite dites immorales selon leur propre code de conduite éthique. Un exemple : quand on dit aux jeunes filles, tu dois préserver ta virginité et ta chasteté jusqu’au mariage, je ne crois pas que ce soit l’injonction morale qui fonctionne mais plutôt la crainte des parents. Il n’y a pas un sens éthique dans cette recommandation mais une approche répressive réduite au licite/illicite. Vous ne protégez pas l’enfant ou l’adolescent car cette parole n’est pas incarnée ou incorporée, elle ne renvoie pas à un support concret. C’est la même chose lorsque vous parler  du divin à des enfants et de sa création, sans leur inculquer un rapport sensitif à cette idée, sans les mettre en contact avec cette création, en les sortant par exemple en forêt et en les mettant en contact avec la nature vivante, eh bien cela demeure abstrait. On peut comparer cette éducation à un discours religieux qui serait purement répressif et ne parlerait que d’Enfer ou de châtiment. C’est la même chose en sexualité, il faut accompagner les enfants à aimer leur corps, leur être et à accepter leurs sensations, tout en y mettant de l’éthique et du sens. La question sexuelle apparait dans toutes les sphères de la société. On le voit en politique, on le voit dans le sport. Pour améliorer l’humain sur cette question, une éducation sexuelle est fondamentale.

Propos recueillis par la rédaction.

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