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vendredi 26 avril 2024

« L’islam libéral » n’est pas la réponse à l’extrémisme

Zaheer Kazmi, de la Faculté d’histoire de l’Université d’Oxford est co-auteur avec Faisal Devji, du livre « Islam After Liberalism ». Dans un article d’analyse du libéralisme musulman en contexte anglo-saxon, Zaheer Kazmi expose quelques-unes des contradictions de « l’islam libéral ». A lire sur Mizane.info*.

Il est courant d’affirmer que le problème du terrorisme et de l’extrémisme islamiste serait résolu si seulement l’islam se réformait et devenait plus libéral. Mais est-ce vrai ou même possible ?

Des leaders religieux aux anciens extrémistes et aux gouvernements occidentaux, un consensus s’est dégagé depuis le 11 septembre qui met l’accent sur la compatibilité entre l’islam et les valeurs libérales de civilité, de liberté et de tolérance, par opposition aux groupes terroristes tels que l’État islamique (EI).

Pourtant, à bien des égards, le militantisme islamiste et le libéralisme islamique – bien qu’apparemment opposés – sont les deux faces d’une même pièce réformiste. Ils sont tous deux engagés dans des projets idéologiques pour un renouveau islamique à une époque encore marquée par l’influence occidentale. Et ils sont également la proie des problèmes rencontrés par tout les mouvements qui ont fondé leur légitimité sur des revendications basées sur une authenticité unique et intemporelle.

Les libéraux musulmans ont tendance à prescrire des réponses modernes aux questions postmodernes. Leur focalisation sur la revivification de formes d’autorité religieuse prétendument plus représentatives les mettent en difficulté avec la manière dont l’islam s’est de plus en plus atomisé dans un monde fragmenté.

Leurs prédécesseurs intellectuels sont les mouvements modernistes du XIXe siècle tels que An-Nahda, dans le monde arabe ou le mouvement Aligarh en Inde britannique, des courants tous fondés sur la synthèse de l’islam avec la notion occidentale de  progrès. Après le 11 septembre, les appels lancés par les gouvernements occidentaux et la société civile aux musulmans pour qu’ils combattent l’extrémisme en leur sein ont réactivé ces agendas.

Les dilemmes des libéraux de l’islam

Quatre problèmes en particulier ravagent les tentatives de réforme libérale islamique – et aucun n’a quoi que ce soit à voir avec la duplicité ou le complot comme le prétendent les islamophobes.

L’idée fausse que les musulmans ne prétendent être libéraux que pour des raisons stratégiques a beaucoup contribué à détourner l’attention des vrais dilemmes auxquels sont confrontés les libéraux musulmans. De fait, les stratégies du libéralisme islamique sont généralement transparentes, mais cela les rend-elles plus cohérentes et efficaces que les formes de renouveau islamiste contre lesquelles elles s’opposent ?

Le premier de ces problèmes est que l’Islam libéral est basé sur un récit presque imaginaire de l’histoire islamique.

Comme d’autres projets de réforme qui glorifient le passé, les libéraux musulmans rationalisent l’histoire pour servir les objectifs idéologiques du présent. Paradoxalement, ils nivellent le pluralisme actuel de l’histoire islamique pour faire place à une lecture « correcte » ou « vraie » se prêtant mieux aux conceptions occidentales contemporaines de la tolérance et de la liberté. Cela crée un mariage de convenance entre l’histoire et l’idéologie dans lequel les tendances anti-libérales de l’histoire islamique sont supprimées.

Par exemple, les libéraux musulmans présentent souvent « l’âge d’or » abbasside du califat (8ème-10ème siècle) ou la Convivienca multiconfessionnelle de l’Espagne médiévale andalouse comme des exemples d’une tolérance islamique intemporelle et authentique. En réalité, durant cet âge d’or, le monde musulman était une mosaïque d’empires tribaux et concurrents qui réprimaient violemment la dissidence interne et étaient souvent en guerre les uns avec les autres ; en Espagne musulmane, certaines minorités non musulmanes ont reçu une protection comparable mais pas un statut égal aux autres, tandis que les minorités musulmanes étaient rarement tolérées. Ce que je veux dire, ce n’est pas qu’il n’y avait pas de tolérance – en fait, il y en avait – mais qu’il n’y avait pas que de la tolérance. Et cette tolérance n’est pas uniquement le résultat des principes islamiques.

Lorsque nous reconnaissons à la fois le bien et le mal qu’ont produit les empires musulmans, l’édifice du libéralisme musulman a tendance à s’effondrer, démontrant sa fragilité en tant qu’antidote proposé face à l’extrémisme. Ce n’est pas que l’islam ne puisse pas changer et se développer comme l’ont fait d’autres religions et cultures, mais se focaliser sur de telles visions idéalisées de l’histoire ne permettra pas d’atteindre cet objectif.

Voir l’islam dans les lunettes de l’Occident

Le deuxième problème est que, malgré leurs prétentions à porter une lecture authentique de la foi, les musulmans libéraux ne peuvent pas éviter de voir l’islam à travers un regard occidental.

Forgé à l’ère de l’empire au XIXe siècle, l’un des paradoxes du libéralisme a été d’avoir propagé des concepts universels au service d’intérêts particuliers. Dans le monde musulman du XIXe siècle, ces intérêts étaient largement définis par les préoccupations impériales de la Grande-Bretagne. Aujourd’hui, les valeurs libérales sont définies plus largement comme issues d’un héritage occidental partagé qui remonte jusqu’à l’Antiquité. Le libéralisme économique classique a même été récemment prescrit comme une panacée à la fois au sous-développement civilisationnel du monde musulman et à ses problèmes d’extrémisme par le chercheur et conseiller politique américain Vali Nasr et le journaliste turc Mustafa Akyol.

Pour Nasr et Akyol, le libéralisme musulman est une coïncidence heureuse se trouvant à mi-chemin entre les valeurs de l’islam et celles de l’Occident. Mais ces libéraux musulmans saisissent les connexions entre l’Islam et l’Occident à travers une idéologie moderne qui ne provient pas du monde musulman. La relation de l’Islam libéral avec l’Occident est à ce titre plus parasitaire que basée sur une affinité élective. Dans ces conditions, plus les libéraux musulmans recherchent la synthèse, plus leur foi se réduit en apparence.

Ce n’est évidemment pas la même chose que de dire qu’il n’y a jamais eu de liberté ou de tolérance dans le monde musulman ou que l’islam interdit le libre marché. Mais ceci explique en partie pourquoi les tentatives de refaire des concepts islamiques tels que celui d’ijma’ (consensus) ou shura (consultation) des notions équivalentes aux valeurs démocratiques libérales sont si maladroites. Un califat libéral est un oxymore. Dans les faits, le discours de la « Réforme » si souvent associé aux appels à une nouvelle pensée symbolise l’assimilation presque totale par les musulmans de la manière occidentale de penser leur foi.

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« Erasme », apôtre de la tolérance, par Hans Holbein le jeune.

Le troisième problème de l’islam libéral est sa préoccupation à définir un « vrai » islam qui exclut ou même qualifie d’hérétiques ou de non-musulmans ceux qui n’adhèrent pas à cette vision consensuelle.

La réponse la plus populaire à l’extrémisme islamiste a peut-être été de réaffirmer l’idée que la majorité des musulmans sont modérés. Le problème ici n’est pas que la plupart des musulmans ne sont pas modérés (ils le sont) mais que les projets encourageant la modération musulmane peuvent être utilisés contre les minorités, y compris au sein de l’islam, car ils impliquent un processus « d’orientation » des autres.

Cela a été évident dans la promotion par le gouvernement britannique de l’islam « modéré » à travers son programme politique de prévention pendant plus d’une décennie et dans sa promotion de la notion de britannicité ces dernières années – des stratégies qui ont sans doute à la fois divisé les musulmans et les ont éloignés de la société au sens large, en particulier les plus conservateurs d’entre eux.

Marginaliser la dissidence

Ce mode d ‘« altération » au nom de la modération confond également extrémisme et hérésie. Des arguments similaires sur le cas de tout ceux qui peuvent se retrouver en dehors des limites de l’islam « traditionnel » peuvent ainsi être appliqués à la fois aux terroristes de l’EI et à ceux qui se trouvent en marge de l’islam en raison de leur désaccord avec les formes établies de l’autorité religieuse ou simplement parce qu’ils font partie du mauvais groupe religieux (sect).

Cette approche relie également la volonté de marginaliser la dissidence à la nécessité de soutenir des formes de leadership plus autoritaires, à l’image du soutien des gouvernements occidentaux à des centres islamiques traditionnels faisant autorité tels qu’Al Azhar en Égypte – une institution soutenue par des gouvernements autoritaires.

philosophie
L’université islamique d’Al Azhar au Caire.

Ces deux aspects s’incarnent à merveille dans la renaissance contemporaine du concept islamique de la « voie médiane » – associée à la légitimité majoritaire, et donc modérée, des quatre grandes écoles de droit sunnite – et aussi évidente dans la montée en puissance de l’auto-proclamation mondiale de muftis et d’organisations musulmanes « représentatives » au niveau national.

De telles distinctions théologiques sont à leur manière des entreprises importantes et légitimes, notamment parce qu’elles démontrent le pluralisme inhérent à la religion. Mais en dehors de l’exigence que les pratiques des croyants soient plus tolérantes, personne ne s’attend vraiment à ce que les principes d’un mouvement religieux soient libéraux. Autrement, plus rien ne distinguerait la religion d’un ordre libéral séculier.

C’est peut-être pour cette raison qu’en essayant de répondre aux attentes des standards occidentaux en matière de tolérance, les libéraux musulmans se retrouvent face à des questions de droit difficile à concilier entre elles. Plus ils essaient de justifier leur modération par la charia, plus leurs propres stratégies fondées sur la tolérance se compliquent. Il ne peut pas y avoir de concordance entre de telles revendications qui reposent d’une part sur des arguments théologiques, et d’autre part sur les préceptes d’un État séculier.

Les libéraux, en manque d’inspiration

Enfin, le problème le plus grave de l’islam libéral est peut-être qu’il est largement dépourvu de tout contenu transcendant ou mystique.

À l’instar des mouvements militants revivalistes auxquels ils s’opposent, la charia reste le pivot des projets réformistes dans leur volonté d’ériger un idéal juridique et institutionnel conforme à l’ordre social ou politique, ou du moins qui ne le contredisent pas. La préoccupation de l’islam libéral, largement technocratique, est principalement axée sur la légitimation de l’État par la loi. Par conséquent, ses objectifs sont plus attachés à la réglementation qu’à la spiritualité.

Le libéralisme moderne a toujours eu, au sein du monde occidental, ses propres critiques qui voyaient dans les idéaux fondés sur la rationalité jugée infaillible et impartiale des Lumières et sur le progrès, un moyen de contrôle déshumanisant plutôt qu’émancipateur. De Kierkegaard à Bergson, des spirites du XIXe siècle au mouvement Dada, en passant par les surréalistes, ces critiques étaient plus explicitement concernés par le réenchantement de l’Occident – ou par le souci d’apporter une réponse plus théosophique à la mort de Dieu que la « volonté de puissance » nietzschéenne.

Alors que la mondialisation et les valeurs occidentales ont affecté d’une manière ou d’une autre de nombreuses traditions, l’une des raisons de l’incapacité apparente du monde musulman à forger ses propres mouvements réformistes sans être engloutie par le libéralisme occidental s’explique peut-être par la préoccupation des penseurs musulmans modernes à se définir contre l’Occident ou par rapport à lui – particulièrement depuis le XIXe siècle.

Mais le défi le plus sérieux pour les libéraux musulmans est qu’ils doivent proposer une alternative spirituelle claire à la fois au militantisme islamiste et à la laïcité occidentale. Et la question vitale est de savoir si cela est, en fait, possible, étant donné la posture rationaliste de l’Islam libéral et qui le place en retrait des expressions plus affectives et esthétiques de la foi. Ce recul est symptomatique de la manière dont la résurgence de l’islam libéral face à l’extrémisme est allée de pair avec la reconstruction de l’orthodoxie islamique – et la formation d’une alliance difficile entre les intérêts des États occidentaux et des autorités religieuses traditionnelles sur le déclin.

Davantage soucieux de défendre l’idée d’un maintien de l’ordre plutôt que de créer un espace d’épanouissement des formes religieuses, l’islam libéral ne représente guère plus que le fantôme d’une renaissance. L’éventail des possibilités entre l’Islam libéral et militant est vaste mais a été fermé par leurs récits concurrents.

De toute évidence, les libéraux musulmans ne prônent pas le terrorisme comme certains des militants auxquels ils s’opposent. Ils représentent quelque chose de différent – même si ce qu’ils représentent n’est pas toujours tout à fait clair. Mais les tensions intellectuelles inhérentes à leurs projets de réforme ne leur permettent pas de contrer l’extrémisme. Cela peut expliquer, en partie du moins, pourquoi la violence islamiste continue de prospérer et indique aussi pourquoi l’islam libéral peut souvent sembler si illusoire et provoquer, par inadvertance, un double malaise spirituel et intellectuel auquel sa dénonciation de l’extrémisme était pourtant censée répondre.

Zaheer Kazmi

*NB : Dans un souci de lisibilité et pour éviter des longueurs inutiles, nous n’avons pas reproduit les passages brefs mentionnant des auteurs ou des éléments britanniques inconnus dans le contexte français. Le titre original de l’article est « Liberal Islam is not the answer to Islamic State ». 

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