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« Légalisons l’opium du peuple » : la religion vue par les décoloniaux

Le dernier numéro de la revue « Nous » comporte un dossier consacré à la religion intitulé « Légalisons l’opium du peuple ». Un point de vue décolonial analysé par Fouad Bahri.

« La révolution n’est pas une mécanique organisée mais s’apparente plutôt à un saut dans le vide, un acte de foi, un geste mystique autant que politique. Elle est littéralement… un miracle. Et ce miracle fonde le sol des prochaines foulées, nimbées de l’énergie métaphysique qui alimente les grands mouvements de l’Histoire. »

Ces très belles lignes sont de Louisa Yousfi qui signe l’éditorial de ce numéro de « Nous », une revue décoloniale qui consacre son dossier intitulé « Légalisons l’opium du peuple » à la religion.

De nombreuses plumes ont contribué à ce dernier opus d’une revue, il faut bien le dire, aussi qualitative sur le fond que sur la forme, lointaine réminiscence de ce que le Monde diplo proposait avec ses hors-séries « Manière de voir » qui conjuguait à la rigueur de leurs articles, l’esthétique de leur mise en page.  

Parmi ces plumes, citons Yazid Arifi, Khalil Khalsi, Tariq Yaquis, Félix Boggio Ewanjé-Epée, Camille Escudéro et bien d’autres.

La critique de la modernité

Que faut-il donc penser de ce traitement politique décolonial de la question religieuse, du rapport conflictuel que la gauche marxiste a toujours entretenu avec Dieu, et surtout de la position que les décoloniaux s’efforcent de prendre, quelque part à mi-chemin entre les slogans moribonds de l’athéisme d’extrême gauche ou de l’Occident laïque et les aspirations croyantes de celles et ceux qu’eux-mêmes nomment les racisés ?

Avant d’en débattre, il faut rappeler d’où nous parlons. Mizane.info n’est pas un site décolonial et ne se définit pas comme tel. Notre ligne éditoriale se fonde et s’appuie, comme nos lecteurs le savent, sur une vision intellectuelle, éthique, sociale et spirituelle inspirée de l’islam. Une vision à la fois plus ancienne et souvent beaucoup plus large que le cadre dans lequel les débats du décolonialisme s’organisent. De ce point de vue, comparer une méta-vision spirituelle et sociale à des courants politiques issus de la modernité, bien qu’en lutte frontale contre plusieurs de ses aspects, n’aurait pas beaucoup de sens.

Cette différence fondamentale crée, à l’égard des nombreuses questions envisagées, à la fois quelques divergences réelles mais aussi de grandes convergences dans l’analyse, la réflexion et la traduction sociale que ces analyses devraient produire.

Convergences antiracistes et anti-impérialistes

Les convergences sont nombreuses : la critique de la modernité occidentale en est une, bien que cette critique n’offre pas le même contenu. A la centralité radicale de la critique décoloniale forgée autour du concept de race, inventé par l’Occident, fait face une critique islamique de l’anthropocentrisme radical de la modernité, ce que nous appelons l’Homme prométhéen, concept dont nous avons eu l’occasion d’esquisser les contours dans plusieurs de nos écrits.  

La dénonciation du racisme est évidemment un point d’union, à condition de toujours bien préciser de quoi l’on parle et dans quel cadre. Il faut bien le dire, l’un des mérites du courant décolonial est d’avoir montré le vrai visage ethnoculturel de l’Etat Nation, du régime républicain, de ce que certains Français appelaient, jadis, « l’universalisme républicain », universalisme de façade camouflant des discriminations réelles.

Le mythe d’une identité nationale française inclusive, volontiers distinguée d’une Nation allemande davantage ancrée dans le sang, a définitivement vécu. Reste maintenant à savoir comment reconstruire une autre France, qui assume son passé, qui regarde sa réalité sociologique en face et s’efforce de dessiner les contours d’un avenir aussi commun que possible. Entreprise colossale que nous ne développerons pas ici.

La critique de l’impérialisme occidental est un autre point de convergence. La paix, et la justice qui doit la fonder, sont des piliers de la vision politique du message coranique et prophétique. La vie du Prophète en est la preuve incarnée. Revivifier cette politique d’une pax mundi, à l’heure des guerres néo-impériales, s’avère d’une brûlante actualité.

Une grille de lecture intermédiaire

Néanmoins, même sur la question de l’antiracisme, des divergences peuvent apparaitre, par exemple sur l’analyse de l’antisémitisme, de son instrumentalisation durant le génocide palestinien, de la question de « l’homophobie », où les ruptures menacent de surgir, ou encore sur les questions de genre, le féminisme, la critique du patriarcat, autant de thématiques dont les termes ont été unilatéralement dictées par la modernité et dont les prémisses sont assurément contestables.

Ceci étant dit, la compréhension du point de vue décolonial sur la religion et la question de son utilité du point de vue des musulmans et plus largement du point de vue de celles et ceux qui fondent leur vision du monde et leur action sur une base spirituelle, mérite d’être souligné.

C’est ici qu’il nous faut mentionner la singularité et la fonction de pont que peut jouer cette grille de lecture décoloniale entre une frange théorique d’inspiration marxiste, qui hérite du bagage conceptuel du père Marx et les musulmans, qu’ils soient intellectuels ou écrivains, cadres associatifs ou travailleurs, jeunes hommes ou femmes en lutte pour mener à bien leurs aspirations sociales, ou bien encore mères ou pères de famille confrontés à l’épineuse question de l’éducation de leurs enfants dans un contexte mondial des plus hostiles, caractérisé par la disparition des frontières, la perte des repères, la liquidation des principes, la mort programmé… de l’Homme.

Pour un aggiornamento anti-matérialiste de la gauche

On peut d’office l’affirmer, pour les décoloniaux, un aggiornamento de la vision « orthodoxe » du matérialisme et de l’athéisme est à l’ordre du jour, ainsi que l’écrit Félix Boggio Ewanjé-Epée dans son article dont le titre annonce d’emblée la couleur « Une gauche décoloniale doit être post-séculariste et post-matérialiste :

« Le matérialisme et le sécularisme sont deux valeurs cardinales à gauche, y compris au sein de la gauche radicale. Nous voulons développer ici l’argument selon lequel la fidélité à ces deux principes peut avoir des conséquences embarrassantes (et inattendues) pour une vision du monde ayant à cœur d’œuvrer pour l’émancipation »

Certes, le positionnement ne se situe pas sur le plan métaphysique, il ne défend aucun point de vue philosophique ou religieux sur la question de la Transcendance mais il rouvre néanmoins les frontières de l’invisible et plaide pour une politique des possibles spirituels.

« Toute action politique émancipatrice, ajoute Félix Boggio Ewanjé-Epée, est sans doute une politique de transcendance. Même quand elle ne se revendique d’aucune religion ou spiritualité, elle vient ouvrir des espaces de sens là où règne une compréhension stérile et convenue des intérêts des uns et des autres. Toute politique est donc, souterrainement, un travail de l’invisible, une quête inlassable de ce qui s’ouvre au sein d’une situation contre ce qui la clôt, une imagination active qui dialogue tant avec les fantômes d’un passé opprimé qu’avec l’ange d’un futur toujours à venir. ».

L’ombre de Talal Assad

Dans « Laïcité, religion, islam. Pourquoi lire Talal Assad ? », Mouloud Idir et Jean-Michel Landry revisitent l’analyse d’Assad sur l’impertinence du concept occidental de religion dont le modèle, le christianisme d’Occident, a été imposé, bon gré, mal gré, à toutes les religions. Sans aller jusqu’à rejoindre la position d’Assad quant au rejet strict du terme de religion, qui demeure indispensable dès lors que son contenu est bien défini, la contribution des deux auteurs souligne les enjeux sémantiques et politiques de débats dont les termes charrient souvent beaucoup d’impensés qu’il convient d’amener à la lumière pour mieux les identifier et les désamorcer.

Nos lecteurs regretteront peut-être, dans l’ensemble du dossier, la focalisation ou la réduction des analyses proposées à la critique politique du projet colonial, alors même qu’il est question d’un sujet, la religion, qui aurait mérité précisément d’ouvrir la porte à des comparaisons, ou des confrontations, d’idées et de pratiques entre ce qu’on a appelé l’Occident chrétien puis laïque, et le monde musulman, par exemple. Mais ce regret n’aurait pas non plus beaucoup de sens puisque la spécificité de l’approche décoloniale consiste précisément à replacer la centralité du concept de race et de culture au cœur de ce qui définit l’ensemble des rapports entre Occident et Sud Global. Il faut le comprendre.

En ce qui concerne le mouvement social, la position décoloniale sur la religion pose donc un jalon essentiel, et fait office de topos intermédiaire, oserions-nous dire, entre la pensée et la praxis islamique bien comprise d’une part, et l’héritage de l’extrême gauche marxiste et communiste d’autre part. De ce fait, elle permet de poser les jalons d’une rencontre, nécessairement critique, sur les rapports fondationnels entre théisme et athéisme, mais porteurs d’une convergence sociale riche d’avenir sur l’ensemble des questions d’intérêt général pour lesquelles des alliances théoriques et pratiques restent possibles et donc souhaitables.

Le défi de l’entre-deux

Cette position intermédiaire n’est pas fondamentalement nouvelle sur le terrain. Dans le passé, de nombreuses dynamiques de musulmans engagés dans des combats sociaux, nationaux, ou anti-impérialistes ont vu le jour, sous des formes diverses, associatives ou syndicales, et perdurent encore aujourd’hui à un niveau plus individuel.

Mais sur le plan théorique, la différence du postulat décolonial le situe à une place intermédiaire entre une lecture purement matérialiste de l’histoire incarné par la gauche et une vision spirituelle et sociale du monde porté spécifiquement par une religion, l’islam, qui a bien changé la face du monde mais dont la communauté de croyants actuelle ne trouve que peu de débouchés politique dans lesquels s’engager, sans avoir le sentiment réel et douloureux de trahir leurs convictions.

Cet entre-deux, s’il n’occulte certainement pas la valeur propre et l’importance de la grille de lecture décolonial, reste un défi délicat, pour les décoloniaux eux-mêmes. L’entre-deux n’est jamais une position confortable. Et c’est encore Louisa Yousfi qui l’exprime le mieux dans son éditorial :

« Toute force politique qui persiste à croire que Dieu est une faiblesse du peuple qu’il faudrait éduquer aux valeurs des Lumières se trompe d’époque. La pensée qui cesse d’inventer et ne fait plus que refléter la mécanique du monde laisse aux imaginaires fascistes le monopole du sens. Il ne s’agit pas de tourner le dos à la science ni de rappeler les prêtres — mais de refuser cette réduction du monde à ses mesures, refuser l’appauvrissement métaphysique que l’Occident appelle progrès, et réinventer le champ où nos vies trouvent encore à signifier. »

Comment parler de Dieu aux forces de la gauche radicale sans les faire fuir, et sans avoir à supporter cette vieille condescendance paternaliste encouragée par une lecture prétendument scientifique de l’athéisme ? Comment le faire sans s’aliéner les masses musulmanes, appelées « racisés », dont bon nombre de décoloniaux font eux-mêmes partie ? A cette question stratégique, à ce challenge, lourd de changements symboliques, la revue Nous a sans doute posé l’une des premières pierres, de fondation espérons-le, et non d’achoppement.

Fouad Bahri

La revue Nous est disponible sur ce lien.

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