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dimanche 28 avril 2024

Le Prophète et le pèlerinage de l’adieu 6/6

Dernier épisode de notre série consacrée à la vie du Prophète de l’islam. Aujourd’hui, focus sur le pèlerinage de l’adieu. Retrouvez l’ensemble de la sira du Prophète dans le livre d’Etienne Dinet et de Sliman Ben Ibrahim aux éditions Albouraq.

L’année suivante, le Prophète voulut conduire en personne de pèlerinage à la Mecque. Depuis l’Hégire, il n’avait accompli que la ‘umrâ (visite pieuse), alors que la Mecque n’était pas encore Musulmane. Or le Hadj al-Akbar (grand pèlerinage) qui impose, outre la visite au Temple Sacré d’Allah, la visite à la montagne de ‘Arafa ou de la reconnaissance (ainsi nommée par ce nos premiers parents Adam et Eve s’y retrouvèrent après leur expulsion du paradis), est l’une des cinq prescriptions fondamentales de l’Islam. Muhammaddésirait aussi revoir une dernière fois sa patrie, ayant le pressentiment de sa fin prochaine, car il se sentait sourdement miné par les restes du poison demeuré dans ses veines. Il annonça solennellement son projet.

L’idée de voir l’Apôtre d’Allah et d’accomplir le pèlerinage avec lui souleva d’enthousiasme toute l’Arabie et le nombre de pèlerins l’accompagnant depuis Al-Madina ou l’ayant rejoint en route s’éleva à cent mille environ. À Dhu-l-Hulayfa, les fidèles, à l’exemple du Prophète se constituèrent dans l’état de ihrâm, décrit au chapitre d’al Hudaybiyya115 et revêtirent le vêtement appelé également ihrâm et composé de deux étoffes sans coutures et exemptes de couleurs pouvant déteindre sur la peau.

L’une de ces étoffes ceint les reins et l’autre, la poitrine. La tête, les bras et les jambes demeurent nus. À la suite du Prophèteles pèlerins proclamèrent en chœur la talbiya : « Me voici tout à toi, ô Allah ! Tu n’as point d’Associé ! À Toi appartiennent la louange, la grâce et la Puissance ! » La route fut marquée par deux incidents de médiocre importance, que nous signalerons cependant parce qu’ils indiquent l’obligation, pour le pèlerin, de maîtriser tout mouvement d’impatience ou de colère.

Le chameau de Safiyya, une des épouses de Prophète, était lent d’allure, lourdement chargé et il s’attardait derrière la caravane, malgré les efforts de son conducteur. Le chameau de Aïcha, étant rapide d’allure et légèrement chargé, Muhammad, après avoir cherché à persuader celle qui le montait, ordonna de changer l’un contre l’autre les chargements des deux animaux. Mais cela déplut à Aïcha qui, furieuse, s’écria : « Tu prétends être un Prophète ? Alors pourquoi n’agis-tu pas avec justice ? »

Elle avait à peine prononcé ces paroles qu’Abû Bakr, son père, la soufflera et, comme Muhammadl’en blâmait : « N’as-tu pas entendu ses paroles ? » lui répondit-il. « Si, mais il faut l’excuser, l’essence de la femme est d’être jalouse et, lorsque la jalousie la domine, elle est incapable de distinguer dans quel sens se dirige le courant d’un oued ! » À l’arrivée au campement d’al-‘Araj, le chameau qui portait les provisions du Prophèteet celles d’Abû Bakr manquait. Ce dernier s’en prit au chamelier : « Comment ? Tu n’avais qu’un chameau à conduire et tu l’as égaré ? »

Sous l’empire d’une violente colère, il lui donna des coups de fouet. « Admirez, dit ironiquement le Prophètela conduite de cet homme en état de ihrâm. Allons, calme-toi, ô Abû Bakr et sois assuré que ton serviteur n’avait qu’un désir, celui de ne pas égarer ton chameau. » Le chemin suivi fut le même que celui de la ‘umra.

Le Prophèteentra à la Mecque en plein jour et fit agenouiller sa chamelle devant la porte de l’Enceinte Sacrée, appelée la Porte du Salut, puis, à la vue de la Kâ‘ba, il s’écria : « Ô Allah, augmente la gloire de ce Temple et le nombre de ses visiteurs ! » Après trois ablutions, il baisa la Pierre Noire, tandis que ses yeux s’emplissaient de larmes et il accomplit ensuite le tawâf et le saï, de la même façon que pendant la visite pieuse. Le huitième jour du mois de Dhu-l-Hijja, il se rendit dans la vallée de Mina, où il se fit dresser une tente de laine. Il y récita les prières de l’après-midi, du coucher du soleil et de la tombée de la nuit.

Le lendemain, après la prière du fajr, il remonta sur sa chamelle al-Qaswâ, pour gagner le Jabal Arafat (‘Arafa). Et l’innombrable foule s’étant amassée sur les flancs rocheux de la montagne ainsi que dans la plaine et les ravins environnants, le Prophèteprêcha du haut de sa monture qu’il avait conduite et arrêtée au sommet. Immédiatement au-dessous de lui se tenait Rabî‘a ibn Umayya, chargé de répéter ses paroles avec sa voix retentissante, durant la pause faite, après chaque phrase, dans cette intention.

Après avoir glorifié Allah par le takbîr, le Prophèterecommanda aux fidèles de toujours traiter leurs épouses avec la plus grande douceur, en considérant que les droits de celles-ci étaient égaux à leurs devoirs. Il interdit formellement de retirer un intérêt quelconque de l’argent prêté et de se venger des meurtres commis au temps de l’ignorance. Il fixa la durée de l’année à douze mois lunaires et déclara que le an-nass’116 qui ajoute un mois tous les trois ans pour rétablir l’équilibre et ramener les mêmes dates aux mêmes saisons, était une impiété qui devait disparaître.

Puis, il termina en s’écriant : « Ô croyants, entre vous, votre sang et vos biens doivent être choses sacrées ! De même que ce jour est sacré et ce territoire est sacré ! Ô croyants, retenez bien mes paroles car j’ignore si jamais je me retrouverai avec vous en ces lieux, après ce jour. Et surtout, n’oubliez jamais que tout Musulman doit, pour tout autre Musulman, être un véritable frère, car tous les Musulmans du monde ne forment qu’un seul peuple de frères !… Ô Allah ! Ai-je accompli ma mission ? » –« Oui, certes, ô Allah ! » répondirent, dans une clameur unanime, les cent mille bouches de pèlerins, avec l’accent de la plus ardente reconnaissance. « Ô Allah ! Entends leur témoignage ! » s’écria-t-il.

À un autre endroit, voisin de la cime de ‘Arafa et connu sous le nom de as-Sakharate, reconnaissable aux larges dalles qui le pavent, une soudaine révélation descendit sur le Prophète Et, sous le poids de l’Inspiration Divine qui pénétrait le cœur de son cavalier, la chamelle al-Qaswâ faillit avoir les membres brisés et tomba sur les genoux. Voici les paroles d’Allah le Très-Haut : « …Aujourd’hui Je vous ai parfait votre religion, Je vous ai accordé Ma grâce tout entière et J’ai agréé pour vous l’Islam comme religion… » 117

Cette révélation, venant conclure le sermon du Prophètequi avait si profondément remué les croyants, souleva dans l’assemblée le plus pur des enthousiasmes. Pourtant, Abû Bakr, loin de s’associer à l’allégresse générale, fut saisi d’une intense mélancolie et ne put retenir les larmes qui gonflaient ses paupières. Il songeait que la grâce du Tout-Puissant, étant accomplie, ne pouvait plus que décroître.

Et, sachant la mission de Muhammadterminée, il redoutait de le voir bientôt disparaître de ce monde. Les ombres bleues du soir s’étaient répandues sur la vallée et sur les flancs de ‘Arafa. Seul au sommet et dominant l’immense foule des pèlerins, le Prophète, monté sur sa haute chamelle, demeurait encore illuminé par les rayons d’or du couchant. Son regard, extasié par la foi, resplendissait d’un éclat surhumain.

Mais son visage, émacié déjà par la maladie, avait pris l’aspect immatériel d’une vision prête à s’évanouir… L’ombre montante l’éteignit et l’enveloppa d’un voile… À leur tour, les compagnons du Prophètequi, tout à l’heure, manifestaient leur joie à l’annonce que la religion venait d’être parfaite par Allah, se sentirent envahis par les funèbres appréhensions qu’Abû Bakr avait ressenties… Et, de proche en proche, leur émoi gagna toute l’assemblée des croyants dont les cent mille poitrines furent étreintes par la plus poignante des angoisses. Le Prophètedonna le signal du départ.

Mais, pour éviter le désordre que la précipitation eût provoqué dans une aussi nombreuse réunion, il tira à lui la bride de sa rapide chamelle, retournant son cou jusqu’à lui amener les naseaux en contact avec les flancs, tandis que lui-même glissait sur le garrot. Il ne cessa de recommander à tous : « Du calme dans la marche, ô les gens ! »

Arrivé à Muzdalifa, il récita la prière de l’ichâ et, le lendemain, après celle de l’aube, monté sur sa chamelle conduite par Bilal et abrité du soleil par un manteau que Ussâma, en croupe derrière lui, élevait au-dessus de sa tête, il se rendit dans la vallée de Mina, afin de lancer sept pierres contre chacun des trois piliers en maçonnerie appelés Djemarates.

Et cela en souvenir des pierres qu’Ibrahîm lança contre le démon qui, à trois reprises, avait tenté de l’arrêter à cet endroit. Ensuite ? En reconnaissance des soixante-trois années d’existence que lui avait accordées le Créateur, il affranchit soixante-trois esclaves et immola de sa main soixante-trois chameau dont il chargea ‘Ali de partager la chair et les peaux entre les pèlerins.

Il se fit raser la tête par Mâmar ibn ‘Abd Allah, en commençant par la tempe droite et terminant par la tempe gauche. Enfin, après avoir de nouveau accompli le tawâf autour de la Kâ‘ba et bu une dernière fois l’eau de Zam-zam dans un vase que lui tendit le siggaï, son oncle Abbas, il reprit le chemin d’Al Madina. Tel fut ce pèlerinage surnommé « pèlerinage des Adieux », qui émut profondément tous les croyants, en apprenant que la mission de Muhammadétait terminée.

Ce pèlerinage sert de modèle à tous les pèlerinages qui, depuis treize siècles, amènent annuellement en ces Lieux Sacrés, cent cinquante à deux cent mille pèlerins, accourus de tous les points du globe. Tout pèlerinage, quelle que soit la religion à laquelle il appartient, excite, par la foi qui illumine tous les visages. Une indicible émotion à laquelle le plus sceptique des spectateurs peut difficilement se soustraire. Mais lors de la plupart d’entre eux, d’inadmissibles pratiques viennent bientôt annihiler ce sentiment de sympathie pour le transformer en aversion.

Sans doute à la Mecque comme dans tous les centres religieux sans exception, les pèlerins sont l’objet d’une âpre exploitation, mais là du moins les exploiteurs ont une excuse, ils vivent au milieu du plus inhospitalier des déserts et ne possèdent aucun autre moyen de subsistance. Et ce qui différencie essentiellement de tous les autres le pèlerinage des Musulmans c’est l’absence de ces innombrables chapelles dont les voûtes étroites emprisonnent les âmes, les entraves dans leurs élans vers le Créateur et les retiennent sur terre, à la merci des clergés.

C’est l’absence de tous ces fétiches : statuettes ou icônes miraculeuses entourées de leur cortège d’ex-voto. C’est l’absence de cette multitude de Saints dont le culte prend la place de celui du « Père Éternel », généralement négligé dans ces occasions. C’est enfin l’absence de moines de toutes robes qui se jalousent et se disputent pèlerins et stations religieuses, pour la plus grande gloire de leur secte ou de leur ordre.

À la Mecque, la prière est récitée dans l’immense cour quadrangulaire qui entoure la Kâ‘ba. La voûte éthérée du ciel y remplace la voûte maçonnée des chapelles et elles s’y purifient de toutes ses brumes pour ouvrir, plus vertigineuses que partout ailleurs, ses profondeurs bleues aux âmes avides d’idéal. À la Mecque, nul n’est adoré si ce n’est Allah l’Unique et les pèlerins n’y recherche le souvenir d’Ibrahîmet de Muhammadque pour fortifier, d’après l’exemple du Prophètela ferveur de leur foi. Jamais, ils ne prient ces Prophètes à la façon dont les Chrétiens prient leurs saints. Au contraire, ils prient Allah pour eux.

Les portes de l’enceinte de la Kâ‘ba sont ouvertes jour et nuit. Aussitôt arrivé à la Mecque, le pèlerin s’empresse à l’apparition du Temple voilé de noir auquel il ne cessait de songer durant les rudes épreuves de la route au milieu des sables soulevés ou des vagues déchaînés par la tempête, il est saisi d’une émotion telle qu’il voudrait que son âme lui fût ravie, en ces instants d’extase surhumaine.

C’est avec des sanglots, la poitrine convulsivement agitée par le remords, le visage bouleversé par la honte, qu’il s’approche de la Pierre Noire pour la baiser en s’écriant : « Ô Allah ! Pardonne-moi mes pêchés ! Soulage ma poitrine de leur fardeau et purifie mon cœur ! Ô toi le plus Clément des Miséricordieux ! » Lorsque l’heure de la prière est criée par les muezzins, l’énorme cour quadrangulaire est envahie par une véritable mer de croyants, dont les flots pressés ne laissent entre leur rang que l’espace nécessaire à la prosternation. À l’un des takbîrs de l’imâm répété en un immense soupir qui s’échappe simultanément de toutes les poitrines, un mouvement de houle passe sur tous les fidèles et fait courber toutes les têtes, telles des vagues qui déferlent.

Puis, à un autre takbîr, il semble que le sol se soit subitement effondré sous les pieds : d’un même élan, tous les fronts se sont précipités contre la terre où tous les corps demeurent écrasés sous le triple poids de la Contrition, de la Reconnaissance et de l’Adoration et convergent comme autant de rayons vers le Temple qui paraît exhaussé de la hauteur des pèlerins prosternés.

Le voile de soie noire ondule au-dessus d’eux sous le souffle d’une brise mystérieuse, que certains attribuent aux battements d’ailes des Anges… Non moins grandiose, l’assemblée de ‘Arafa. Dans une vallée sauvage se dresse la conique montagne de ‘Arafa dont les flancs, dénués de toute végétation, sont hérissés d’énormes blocs de rochers. Nulle trace de vie sur les pentes ou dans les environs. Partout, l’image de la désolation et le silence de la mort.

Mais, chaque année, le neuvième jour du mois de Dhu-l-Hijja, ce paysage funèbre présente la plus impressionnante évocation du jour futur de la Résurrection. La terre, le sable et les rochers disparaissent sous un véritable manteau d’êtres humains, enveloppés de leurs blancs ihrâm et que l’on pourrait prendre pour des morts ressuscités se dégageant de leur suaire, après avoir soulevé les rochers qui étaient leurs pierres tombales.

Et, ainsi qu’il en sera en ce jour suprême, toutes les races de la terre se trouvent représentées dans la foule innombrable qui se presse en ce lieu, ordinairement désert : Arabe, aux yeux d’aigle, au teint de bronze rouge ; Ottomans au masque énergique et volontaire ; Hindous aux traits sculpturaux, au teint olivâtre ; Berbères blonds et roses aux prunelles bleues ; Somalis et Soudanais, dont l’épiderme noir brille sous le soleil, avec les reflets lunaires ; Persans raffinés ; hardis Turcomans ; Chinois jaunes aux yeux bridés, Javanais aux pommettes saillantes etc.

Nulle part au monde ne se rencontre, à la même heure, une pareille diversité de visages et de langages. Après la prière de l’asr (de l’après-midi), le khatib ou prédicateur, monté sur une chamelle somptueusement harnachée, apparaît au sommet de ‘Arafa et prononce un sermon, coupé par de fréquentes talbiya : « Labbayka Allahoma ! Labbayka ! » (Me voici tout à toi ô Allah ! Me voici tout à toi !)

À chaque talbiya, les pèlerins agitent au-dessus de leur tête les extrémités de leurs blanches draperies et la montagne tout entière semble palpiter sous les battements de myriades d’ailes prêtes à s’envoler tandis que, de tous les points de la vallée, une longue clameur s’élance vers les cieux et se répercute dans les échos sonores du désert. « Labbayka Allahoma ! Labbayka ! » s’écrient deux cent mille pèlerins, d’une même voix abandonnant leurs idiomes particuliers, pour s’unir dans un même langage, celui des Arabes, choisi par le Tout Puissant pour la révélation de Son Livre.

Par la langue aussi bien que par le cœur, en cette heure sublime, tous ces hommes sont cordialement des frères, ils ont oublié toutes leurs distinctions de race, de rang ou de caste, toutes leurs dissensions politiques ou religieuses… À Arafa, l’Islam retrouve sa parfaite unité et son enthousiasme débordant de la première heure. Quel réconfort, pour panser les blessures reçues par certains de ses membres ! Le Prophètea dit : « Les Musulmans sont comme un seul corps, la douleur d’un de ses membres provoque, dans le corps tout entier, la fièvre et l’insomnie. »

À ‘Arafa, l’Islam n’a rien à redouter de l’espionnage de ses ennemis. Il peut réparer ses pertes et préparer son avenir. Malgré ses désastres, il est plus vivant qu’il ne le fut jamais ! Telle est l’impression que chacun des assistants rapportera, dans son pays, de cet inoubliable jour, en même temps que le titre si envié de hadj, c’est-à-dire de pèlerin aux Saints lieux.

Etienne Dinet et Slimane Ben Ibrahim

Notes :

115 Page 247.

116 Terme coranique qui signifie retardement.

117 Sourate 5, verset 3.

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