Qui a commis le péché originel qui a déterminé notre condition humaine ? Adam ou Caïn ? La réponse de Faouzia Zebdi-Ghorab dans un texte à lire sur Mizane.info.
Et si tout ce que vous pensiez savoir sur le péché originel était faux ? Et si ce péché originel n’avait, en réalité, jamais eu lieu au Paradis ? Et si la véritable fracture de l’humanité ne se jouait pas entre un fruit défendu et une expulsion divine ? On accuse Adam d’avoir chuté. Et on oublie que Caïn a tué. Entre la désobéissance d’un homme en quête de sens, et la main levée d’un homme contre son propre sang… Laquelle de ces fautes dit le plus de nous, et de ce que nous sommes devenus ?
Depuis toujours, on désigne Adam et Ève comme les instigateurs de notre chute. L’interdiction transgressée, l’arbre maudit, le serpent rusé : autant d’images figées, gravées dans l’imaginaire collectif. Leur faute serait celle de tous. Leur geste, l’origine de notre exil. Comme si le simple fait de naître sur cette Terre était déjà une condamnation.
Mais à y regarder de plus près, cette version sent la facilité. Elle absout les crimes des hommes pour mieux diaboliser la première erreur.
Elle oublie que ce n’est pas Adam qui a versé le premier sang. Ce n’est pas lui qui, le cœur plein d’envie, s’est dressé contre son propre frère. Ce fut Caïn — l’auteur du premier crime de l’histoire humaine— point de bascule entre liberté et violence.
Deux fautes, deux mondes : quel vrai péché originel a marqué l’humanité ?
Alors, qu’est-ce qui est le pire ? La désobéissance d’Adam, qui ouvre le drame de la liberté ? Ou le meurtre de Caïn, qui inaugure l’histoire de la cruauté humaine ?
Qu’est-ce qui est le pire selon vous ? le crime de Caïn sur Terre ou le pécher d’Adam au paradis ?
Qu’est-ce qui est le pire : La désobéissance originelle qui nous a fait chuter de notre Éden, ou le premier meurtre fratricide qui, après tout, n’engage que son auteur ?
Le péché originel : pourquoi Adam en porte-t-il tout le poids ?
Sans hésitation, et en vertu de ce que l’on a lu ou entendu, Adam et Ève sont décidément la source de tous nos malheurs. On aurait franchement préféré qu’ils obéissent sagement à Dieu, au lieu de suivre, comme tant d’autres, les insufflations de Satan le maudit.
D’où vient la sévérité et la radicalité d’un tel jugement ? De notre lecture des événements concernant les instants fondateurs de notre existence, situés paradoxalement en amont même de notre propre naissance.

Nous dîmes alors : « Ô Adam ! Installe-toi avec ton épouse dans le Paradis. Mangez de ses fruits à satiété et où il vous plaira, mais ne vous approchez sous aucun prétexte de l’arbre que voici, sinon vous vous mettriez du côté des injustes ! » Or, Satan les fit trébucher et leur fit perdre les délices dont ils jouissaient. Nous leur dîmes alors : « Quittez ces lieux et installez-vous sur la Terre où vous serez ennemis les uns les autres. Ce sera pour vous un lieu de séjour provisoire et de jouissance éphémère ! »
La seule lecture de ces versets suffit-elle à conclure à leur culpabilité première ? Il semblerait que oui. Or, au Paradis, il s’agit d’une infraction, et sur Terre, pour Caïn, il est question d’un homicide. Ces deux fautes sont-elles réellement comparables ? Évidemment non. Le meurtre de Caïn, après tout, nous a appris à enterrer les morts. Le sang d’Abel n’a pas seulement coulé : il a inscrit une mémoire qui nous poursuit encore.
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Certes, le geste de Caïn est d’une gravité indiscutable, mais ses conséquences nous affectent moins directement que la désobéissance d’Adam, qui a entraîné sa chute vertigineuse, et la nôtre dans son sillage. D’un côté de la balance, la faute céleste, première et unique en son genre. De l’autre, la faute terrestre, matrice de toutes les violences, et ceci jusqu’à la fin des temps. Mais encore faut-il mener cette logique à son terme : car malgré tout, le crime terrestre n’a été rendu possible que par le crime céleste.
Avant le péché originel : ce que Dieu savait déjà d’Adam
Alors imaginons une seconde que ce dernier n’ait jamais eu lieu. Adam et Ève auraient-ils vécu éternellement, entourés de leurs enfants ? Certainement pas. Tout cela n’est que spéculation, car on n’en saurait strictement rien. De la même manière, imaginons que le crime de Caïn n’ait pas existé. Nous vivrions alors dans une humanité pacifiée, miroir terrestre du Paradis céleste.
Mais aucune de ces constructions imaginaires ne résiste à l’épreuve du réel, car nous n’avons fait que reprendre la posture des anges, lorsque Dieu leur annonce son dessein d’établir un vicaire sur Terre.
Puis vint le jour où ton Seigneur dit aux anges : « Je vais installer un représentant (khalîfa) sur la Terre. » Et les anges de rétorquer : « Vas-Tu y placer quelqu’un qui y sèmera le désordre et versera le sang, alors que nous chantons Ta gloire et Te louons ? » Il répondit : « Ce sais ce que vous ne savez pas »
Il sait et nous ne savons pas
Dieu répond donc aux anges, et de la même manière à nous, si jamais nous étions tentés de contester la sagesse de Sa création : JE SAIS CE QUE VOUS NE SAVEZ PAS.
Ce n’est pas la réaction d’un Dieu capricieux affirmant « je fais ce que je veux ». Ce n’est pas non plus celle d’un Dieu inattentif, pris de court par les actes futurs d’Adam.
Dieu ne se met pas en colère, contrairement à l’image qu’on s’en fait parfois, influencée par les scénarios des films et autres récits folkloriques.
Il sait, et nous ne savons pas. Voilà la frontière. Et nous ne saurons pas tant que nous n’aurons pas mobilisé nos facultés pour discerner ce que recèle ce premier écart. Avant même de créer Adam au Paradis, Dieu savait ce qu’Adam ferait, lui et sa compagne. Et cette prescience n’est nullement incompatible avec Sa volonté.
Observons la chronologie du récit :
Et Il apprit à Adam tous les noms, puis les présenta aux anges en leur disant : « Faites-Moi connaître les noms de tous ces êtres, pour prouver que vous êtes plus méritants qu’Adam ! »
Il sait, et nous devons apprendre à choisir
Dieu crée Adam, et lui enseigne tous les noms avant même de créer sa compagne. Mais à quoi cela pouvait-il servir à un homme solitaire, au Paradis, où l’expression orale semble superflue, puisque Dieu exauce les souhaits sans qu’ils soient formulés ?
C’est là que réside la vraie différence : l’homme est doté par Dieu d’une capacité que les anges ignorent. Il peut parler, donc penser. Et donc choisir. Ce que les anges ne font pas, puisqu’ils sont conçus pour n’agir que selon le bien, sans option contraire.
Ils sont dotés de la capacité de parler, et donc de penser. Or parler, ce n’est pas seulement désigner ou demander : c’est aussi affirmer, contester, juger. Le langage ne sert pas seulement à communiquer, il sert à poser des repères, à dire ce qui est juste ou injuste, vrai ou faux. C’est en ce sens que parler engage. Et qu’il fonde, en creux, la possibilité du choix moral.
Du paradis au libre arbitre : genèse morale du péché originel
Comment Adam pouvait-il exercer cette qualité morale ? Il lui fallait d’abord un semblable. Imaginez un instant que vous soyez seul sur une île déserte. Vous ne pouvez ni trahir ni secourir.Vous ne pouvez ni mentir ni pardonner. Il n’y a personne à blesser, ni personne à aimer. Le bien et le mal sont en suspens, faute de destinataire. Pourquoi un homme seul s’interdirait-il de voler, s’il n’y a rien à dérober ? Pourquoi dirait-il la vérité, s’il n’a personne à qui parler ? L’éthique n’existe pas sans la rencontre, sans la possibilité du tort infligé ou du don offert.
Nous dîmes alors : « Ô Adam ! Installe-toi avec ton épouse dans le Paradis. Mangez de ses fruits à satiété et où il vous plaira, mais ne vous approchez sous aucun prétexte de l’arbre que voici, sinon vous vous mettriez du côté des injustes ! »
« Ne mangez pas de CET ARBRE », recommande Dieu à ses deux créatures. Pourquoi cette imprécision ? Cette désignation semble volontairement vague, presque dérisoire, comme si l’interdit n’était qu’un prétexte.
Il s’agissait d’un test, diront certains. Mais dans ce cas, quel en serait le sens ? Tester leur soumission ? Mais que vaut une obéissance sans véritable alternative ? D’autres diront : Dieu voulait asseoir son autorité. Ce serait là un comportement de despote, soucieux de contrôler plutôt que d’éduquer.
Alors que cache cette interdiction ? Comment savoir si quelqu’un est honnête, s’il ne peut jamais mentir ? Comment savoir s’il est fidèle, s’il n’a pas d’autre objet d’attachement ? Comment Adam aurait-il pu apprendre à choisir le bien, s’il n’avait pas la possibilité concrète du mal ?
Désobéir pour comprendre : c’est le prix de la liberté
C’est parce que l’homme peut dire je ne veux pas, je désobéis, je regrette, qu’il peut être tenu pour responsable. Le langage précède le tribunal intérieur. Adam a désobéi. Et c’est à partir de là que s’installent les principes de la morale et les fondements d’un ordre humain : l’homme est libre, et c’est bien cela qui a scellé son drame au Paradis. En totale contradiction avec l’idée reçue que se soumettre à Dieu serait une forme de servilité.
L’homme est libre, pour son plus grand malheur. C’est pourquoi le croyant lucide ne cesse de réitérer à Dieu son désir de se soumettre à des choix qui surpassent les siens. Imaginons un instant qu’Adam ait obéi. L’interdit divin n’aurait eu aucun sens. Et le récit n’aurait plus aucun lien avec notre réalité.
La Terre est le lieu de résidence de l’homme mortel, et sa préparation ne pouvait se faire qu’en un espace où le sacré tutoie le libre arbitre. C’est seulement maintenant qu’on comprend la colère divine contre Caïn. Une colère qui, en revanche, ne s’exprime jamais contre Adam. Dieu ne le maudit pas, comme ce fut le cas pour Caïn.
Adam, pardonné. Caïn, maudit : deux chutes, deux jugements
Nous leur dîmes alors : « Quittez ces lieux et installez-vous sur la Terre où vous serez ennemis les uns les autres. Ce sera pour vous un lieu de séjour provisoire et de jouissance éphémère ! »
Cependant, Dieu révéla à Adam une prière qu’il se mit à réciter pour exprimer son repentir. Et c’est ainsi que sa faute fut effacée, car Dieu est Plein de clémence et de mansuétude.
Dieu lui offre une prière de repentance, au terme de laquelle la désobéissance d’Adam est pardonnée. Pas de croix à porter. Pas de malédiction. Pas de rédemption sacrificielle.
Du paradis au libre arbitre : genèse morale du péché originel
Alors, qu’est-ce qui est le pire ? Tout cela devrait suffire à tempérer nos jugements, même si aucune conclusion définitive ne peut être tirée. Logiquement, on se serait attendu à ce que Dieu maudisse Adam et le précipite du Paradis vers la Terre, comme une punition céleste. Une sorte d’enfer anticipé. Mais d’où viennent toutes ces images toutes faites, ces narrations enjolivées ? Je vous laisse y répondre.
Quoi qu’il en soit, qu’est-ce qui nous touche au plus près : la désobéissance d’Adam au Paradis ou le meurtre de Caïn sur Terre ?
Il semble que le péché d’Adam nous concerne moins que celui de Caïn. Pourtant, nous continuons de porter la croix d’Adam, au nom de récits éloignés de la vision coranique. Et nous chantons cette faute céleste comme l’origine de notre misère.
Très sincèrement, quel bénéfice spirituel tirons-nous de ces lamentations ? Alors que tout, dans le Coran, nous pousse vers l’action juste, fondée sur cette liberté dont nous sommes les porteurs.
Et là, il ne s’agit plus d’Adam, mais d’Abel. En termes de modèle, c’est le cas de Caïn qui nous instruit, pour toutes les raisons que j’ai détaillées par ailleurs.
Alors, qu’est-ce qui est le pire ? Celui qui nous a fait tomber du Paradis ou celui qui a planté la haine dans l’histoire ? Le péché d’Adam révèle ce que nous sommes : des êtres capables de choix. Celui de Caïn révèle ce que nous pouvons devenir : des êtres capables de cruauté. Le premier péché fonde notre dignité tragique. Le second, notre déchéance.
Ce n’est pas Adam qu’il faut craindre, mais ce que Caïn a semé
Adam a chuté, certes. Mais il s’est relevé. Il a pleuré, prié, et a été pardonné. Caïn, lui, a nié, a fui, et a été maudit. Le premier a ouvert la voie de l’humanité. Le second a entamé la décomposition de cette même humanité. Adam révèle notre liberté. Caïn, notre danger.
Le péché d’Adam nous a fait hommes. Celui de Caïn nous fait barbares.
Et peut-être que la véritable chute… c’est celle qu’on continue de répéter.
Faouzia Zebdi-Ghorab