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mardi 19 mars 2024

Le mythe et sa fonction dans la pensée traditionnelle

Dans une perspective de restauration du sens originel du concept de mythe, déformé par l’incompréhension de la vision moderne, Rachid Achachi nous livre une analyse des fonctions symboliques bien comprises du mythe. En partenariat avec Ribat al Hikma.

« Quod ubique, quod semper, quod ab omnibus : Tenir pour vérité de foi ce qui a été cru partout, toujours et par tous » Commonitorium, Vincent de Lérins. Le « mythe » fait partie de ces innombrables mots dont le sens a été intégralement galvaudé et corrompu par les modernes. Ces derniers, en s’arrêtant à l’horizontalité du mythe, n’y voient qu’un synonyme de « fable » et de « légende », ou tout au plus pour les moins bornés d’entre eux, une représentation primitive du monde. Cette atrophie dont parle Guénon dans le règne de la quantité les maintient enfermés dans les enclosures mentales du monde sensible :

Les matérialistes, avec tout leur « bon sens » tant vanté et tout le « progrès » dont ils se considèrent fièrement comme les produits les plus achevés et les représentants les plus « avancés », ne sont, au fond, que des êtres en qui certaines facultés se sont atrophiées au point d’être complètement abolies. C’est d’ailleurs à cette condition seulement que le monde sensible peut leur apparaître comme un « système clos » à l’intérieur duquel ils se sentent en parfaite sécurité. René Guénon, Le règne de la quantité.

Quant à la psychanalyse freudienne, bien qu’elle fasse partie des quelques tentatives modernes de désenclavement de l’imaginaire, elle ne le fait que pour mieux l’intégrer dans la systématique intellectualiste en réduisant la symbolisation à un symbolisé sans mystère. Elle est en cela une « herméneutique réductive » pour reprendre l’expression de Gilbert Durand[1].

Nous excluons tout naturellement de cette catégorie les travaux de restauration et de redressement intellectuels initiés à ce propos par des maîtres comme Carl Gustave Jung, Henry Corbin, Mircea Eliade, Gilbert Durand ou encore plus récemment par Annick de Souzenelle pour ne citer qu’eux.

En ne s’inscrivant pas dans une temporalité linéaire ou profane, les mythes demeurent d’une certaine manière « actuels » et « contemporains », à condition toutefois de savoir par une initiation les invoquer. Et c’est en cela la fonction même du rituel que de faire coïncider les deux plans de réalités.

Il nous semble par conséquent indispensable de s’attarder un bref moment sur l’étymologie du mot, en cela qu’elle nous permettra de restaurer ne serais-ce que partiellement le sens primordial du mot tel que les anciens le percevaient. De même, nous verrons dans ce qui suit que ce qui est qualifié de mythologie biblique et coranique par les modernes, traduit, contrairement à ce que croient les modernes, une réalité primordiale tout en étant actuelle. Dans cette perspective, nous partons de l’affirmation que les mythes n’ont pas toujours besoin d’être véridiques (du point de vue matérialiste et moderne) pour être vrais, ce qui n’exclue en aucun cas leur historicité. Car ces derniers, ne sont pas descriptifs du monde sensible mais prescriptifs d’un rapport sacré au monde, en cela qu’ils nous permettent à travers une démarche initiatique d’accéder à des niveaux supérieurs de réalité.

mythe

Etymologie et sens primordial

Mythe ou « muthos / μῦθος » en grec ancien dérive de l’indo-européen « mewd », qui désigne le fait de « penser », ou « croire en quelque chose de supérieur », de même qu’il évoque l’idée de « souvenir » et de « remémoration ». Le verbe « мыслити / mysliti » en vieux-slave et « мыслить / Myslit» en russe a gardé des réminiscences de ce sens originel. Cependant, si l’on se restreint au champ sémantique grec, « muthos / μῦθος» doit être rapporté à la racine « μῦ / Mu » qui signifie « murmurer » et qui en latin donne « Mutus », soit littéralement « muet ». De même, le verbe grec « muein » qui dérive de la même racine « μῦ » désigne par conséquent le fait de « se taire ». Enfin, le verbe « mueô » désigne le fait « d’initier aux mystères et au sacré ». Et il est intéressant à ce stade de l’analyse d’évoquer furtivement, car ne voulant encombrer le lecteur de considérations étymologiques secondaires, le fait que « mythe » et « mystère » se rapportent tous deux à la même racine « μῦ / Mu ». Une parenté étymologique dont on essayera de tirer toutes les conséquences pratiques et théoriques dans ce qui suivra de notre développement.

Suivant ces différentes déclinaisons sémantiques, le concept de « Mythe » renvoi à l’ineffable, à ce qui ne peut être exprimé par des mots, et revêt de fait une dimension hiératique. C’est cet aspect-là du mythe que décrit Annick de Souzenelle[2] dans « la symbolique du corps humain » en ces termes : « Le mythe rend compte d’une réalité supérieure intransmissible à notre mental banal sans un truchement…Le mythe trace dans le monde phénoménal le déploiement du monde des Archés (ἀρχή) … Il s’agit en réalité d’une meta-histoire toujours actuelle ».

Mythe et hiérophanie chez Mircea Eliade

Dans « Aspects du mythe », Mircea Eliade tente d’esquisser une définition la plus large possible du « mythe », avec toute les limites inhérentes à cette démarche, qu’il définit dans un premier temps comme étant le récit d’une histoire sacrée (une hiéro-histoire), située dans le temps primordial, le temps fabuleux des commencements. Des « cosmogonies : création de mondes » et des « anthropogonies : création de l’homme » dont la force explicative réside dans l’invocation du sacré, perçu par les anciens comme étant la réalité suprême et le plan d’existence le plus élevé. Il en résulte que le réel, ou ce que les modernes nomment ainsi, n’est au final que le niveau de réalité le plus inférieur. Du point de vue traditionnel, nous parlerons de « monde de la manifestation عالم الشهادة», qui bien qu’inférieur ontologiquement à la réalité sacrée, celle du « monde invisible عالم الغيب», n’en demeure pas moins une hiérophanie (déf : manifestation du sacré), autrement dit une manifestation du « sacré ».

mythe
Rachid Achachi.

Cependant, en ne s’inscrivant pas dans une temporalité linéaire ou profane, les mythes demeurent d’une certaine manière « actuels » et « contemporains », à condition toutefois de savoir par une initiation les invoquer. Et c’est en cela la fonction même du rituel que de faire coïncider les deux plans de réalités, comme le décrit Eliade : « En récitant les mythes on réintègre ce temps fabuleux et, par conséquent, on devient en quelque sorte contemporain des événements évoqués, on partage la présence des Dieux ou des Héros…En vivant des mythes, on sort du temps profane, chronologique, et on débouche dans un temps qualitativement différent, un temps « sacré » à la fois primordial et indéfiniment récupérable »[3].

Les finalités de l’invocation du sacré sont plurielles : vertus thérapeutiques, élévation spirituelle, désir d’accéder à l’essence première et aux secrets de l’origine des choses. Il serait cependant inadéquat de parler de « monde ou de domaine profane » et de « domaine sacré » comme étant deux réalités distinctes, voir exclusives. Il est à cet effet intéressant de remarquer que malgré des cheminements et des perspectives différentes, Eliade et Guénon convergent d’une certaine manière vers l’idée qu’il n’existerait en réalité qu’un « point de vue » profane, et qu’il ne saurait y avoir à proprement parler de « monde profane », et ce entre autre pour les raisons évoquées précédemment.

Guénon l’affirme explicitement dans « Initiation et réalisation spirituelle » en affirmant qu’un « point de vue profane » représente en soit une dégénérescence liée au déroulement cyclique de l’histoire. Car la « Tradition » est littéralement « Totalitaire » au sens étymologique du terme, puisque toute activité humaine possède de fait un caractère sacré. Tandis que la « modernité » en décrétant le « profane » comme « domaine », et non plus comme un « point de vue », inverse de fait le rapport traditionnel au monde en faisant du sacré un simple « point de vue » qu’il s’agit d’éliminer progressivement.

Dans la même perspective, Eliade donne l’exemple d’une pierre sacrée, qui du point de vue profane, rien ne la distingue d’une simple pierre, car bien qu’étant sacrée, elle ne cesse pas de participer à son milieu cosmique environnant rendant ainsi possible un point de vue « profane ». Eliade poursuit en ces termes : « Pour ceux auxquels une pierre se révèle sacrée, sa réalité immédiate se transmue au contraire en réalité surnaturelle. En d’autres termes, pour ceux qui ont une expérience religieuse, la Nature tout entière est susceptible de se révéler en tant que sacralité cosmique. Le Cosmos dans sa totalité peut devenir une hiérophanie ».[4]

Rachid Achachi

Notes

[1] Gilbert Durand, « L’imagination symbolique », Chapitre II : Les herméneutiques réductives.

[2] Annick De Souzenelle, « Le symbolisme du corps humain », Chapitre II

[3] Mircea Eliade : « Aspects du Mythe »

[4] Mircea Eliade : « Le sacré et le profane ».

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