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Le football, ombre et lumière : chronique d’un enchantement ambigu

Le football, ombre et lumière : chronique d’un enchantement ambigu

Mahdi Amri nous décrypte quelques éléments clé du football moderne à travers cette chronique compte-rendu du livre Le football, ombre et lumière.

Il existe des livres qui ne prétendent pas expliquer le monde mais le laisser apparaître, par touches successives, fragments sensibles et visions discontinues. Le football, ombre et lumière de Eduardo Galeano appartient à cette lignée rare d’ouvrages qui avancent à pas feutrés, attentifs aux murmures plus qu’aux proclamations. Le football, sous sa plume, cesse d’être un simple sport ou un divertissement spectaculaire : il devient langage, mémoire collective, scène universelle où les sociétés projettent leurs désirs, leurs frustrations, leurs rêves de justice et leurs abdications silencieuses.

Galeano écrit le football comme on raconte l’histoire des peuples : par éclats, par blessures, par instants de lumière aussitôt menacés par l’oubli. Chaque match devient un récit condensé, chaque joueur une figure tantôt héroïque, tantôt dérisoire, chaque stade une arène où s’agrègent les passions humaines les plus archaïques. Mais cette célébration n’est jamais innocente. Dès les premières pages s’installe une tension centrale : celle entre le jeu et son exploitation, entre la joie enfantine et la machine économique qui l’absorbe.

Le football, dispositif émotif

Né dans la poussière des rues et des terrains vagues, le football est progressivement happé par les logiques de rendement, de performance et de rentabilité. La fête se transforme en industrie, le spontané en programme, l’imprévisible en statistique. Pourtant, quelque chose résiste encore : un dribble inutile, une passe imprévue, un but improbable rappellent que le jeu conserve une part d’indiscipline irréductible. C’est cette survivance fragile que Galeano traque avec obstination.

L’ombre du football, telle qu’il la met en lumière, ne procède jamais du peuple qui aime le jeu, mais des structures qui l’organisent et le détournent. Le football devient peu à peu un dispositif de gouvernement des émotions : il canalise les colères, détourne les frustrations sociales, transforme la souffrance quotidienne en ferveur provisoire. Les foules hurlent dans les stades ce qu’elles ne peuvent plus formuler ailleurs.

Elles trouvent dans la victoire ou la défaite sportive une compensation symbolique à des injustices bien réelles. Le football fonctionne alors comme une scène cathartique globale, où l’on pleure, insulte, espère, tandis que les mécanismes profonds de domination poursuivent leur œuvre à bas bruit. Galeano observe ce phénomène sans mépris. Il sait que le supporter n’est pas dupe par naïveté, mais souvent par épuisement. L’adhésion n’est pas toujours aliénation ; elle peut être une stratégie de survie psychique.

Produire de la beauté inutile

Le danger surgit lorsque la passion devient exclusive, lorsqu’elle occupe tout l’espace du sensible et du pensable. Le football cesse alors d’être un jeu pour devenir un récit total, écrasant les autres récits possibles. À force de regarder le monde à travers le prisme du ballon, on en oublie que d’autres matchs, plus décisifs encore, se jouent hors caméra : ceux de la dignité, de l’égalité, de la justice sociale. L’ombre s’épaissit lorsque le triomphe sportif sert à masquer la défaite humaine, lorsque la victoire symbolique anesthésie la conscience critique. Pourtant, même dans cette instrumentalisation massive, Galeano repère des failles : des chants détournés, des refus discrets, des gestes qui débordent le scénario prévu. Autant de signes que le football n’est jamais totalement confisqué.

La lumière du football réside, chez Galeano, dans sa capacité à produire de la beauté sans utilité immédiate. Dans un monde obsédé par l’efficacité, le football offre encore des gestes gratuits, inutiles, mais profondément humains. Cette gratuité est subversive : elle affirme que l’existence ne se réduit pas à l’optimisation, que le sens peut naître d’un risque pris sans garantie de succès. Le football devient alors une forme d’art populaire, accessible sans initiation savante.

Le corps du joueur écrit dans l’espace une poésie éphémère, irréversible, vouée à disparaître aussitôt vécue. Cette fragilité même fonde sa valeur. Galeano célèbre ces joueurs qui jouent encore pour jouer, ces équipes qui préfèrent perdre sans renier leur style plutôt que gagner en se trahissant. À travers eux, le football rappelle une leçon essentielle : la manière compte autant que le résultat. Cette éthique du jeu heurte frontalement les logiques contemporaines de la réussite à tout prix.

Les ambivalences du football

Elle esquisse une autre manière d’habiter le monde : coopérer plutôt que dominer, créer plutôt que répéter, accepter l’échec comme composante de l’expérience humaine. Le football devient ainsi une école morale informelle, où les valeurs se transmettent sans discours, par le geste et l’émotion. Certes, cette lumière est sans cesse menacée, récupérée, marchandisée. Mais elle ne s’éteint jamais complètement, car elle se régénère dans les marges : les matchs improvisés, les compétitions anonymes, les souvenirs racontés longtemps après que les stades se sont vidés.

Au terme de cette lecture, Le football, ombre et lumière apparaît comme bien plus qu’un livre sur le sport : c’est une méditation sur la modernité elle-même. Le ballon qui circule devient la métaphore d’un monde en mouvement perpétuel, poursuivi avec acharnement mais jamais possédé. Le football révèle notre rapport ambigu au progrès, à la technologie, à la performance : nous exigeons la maîtrise, mais nous continuons de désirer l’imprévisible ; nous réclamons des résultats, mais vibrons pour l’accident, l’erreur sublime, la surprise.

Galeano ne condamne ni n’idéalise : il maintient ensemble les contraires. Il montre comment le football peut être simultanément instrument de domination symbolique et refuge poétique, machine à illusions et réservoir de sens. Tout dépend du regard que nous portons sur lui, de la place que nous lui accordons dans notre vie collective. Devenu horizon unique, il appauvrit ; demeuré un jeu parmi d’autres récits possibles, il enrichit. En refermant le livre, une question demeure : sommes-nous encore capables de jouer sans nous soumettre, d’aimer sans nous aveugler, de célébrer sans oublier ? Peut-être est-ce là la véritable portée de l’œuvre de Galeano : rappeler que le football, comme la vie, oscille sans cesse entre ombre et lumière, et que notre responsabilité n’est pas de trancher entre les deux, mais de maintenir vivante cette tension — condition même de toute humanité.

Dr. Mahdi AMRI
Professeur et Expert en Intelligence Artificielle et Communication
Institut Supérieur de l’Information et de la Communication (ISIC), Rabat – Maroc

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