Mahdi Amri nous explique, dans cette chronique, les tenants et les aboutissants du marché mondial du football et de la stratégie toujours plus efficace de contrôle à des fins mercantiles.
J’observe, avec une lucidité mêlée de lassitude, ce spectacle planétaire devenu presque rituel : des millions de regards fixés sur des écrans, des émotions synchronisées à l’échelle mondiale, des existences momentanément suspendues à la trajectoire d’un ballon. Pendant ce temps, le monde réel — celui des inégalités, des fractures sociales, des urgences humaines — se délite hors champ, dans un silence médiatique troublant. Il est alors légitime de s’interroger : comment un système mondial, structuré par des logiques politiques, économiques et médiatiques étroitement imbriquées, est-il parvenu à ériger le football en centre symbolique de l’imaginaire collectif ?
Contrôler l’attention du public
Comment un événement sportif de quelques dizaines de minutes a-t-il acquis une valeur supérieure à celle de l’éducation, de la santé, du travail ou de la dignité humaine ? Cette transformation ne relève ni du hasard ni d’un simple engouement populaire ; elle procède d’une construction lente et méthodique, où le divertissement se convertit en langage dominant, où le jeu devient un puissant opérateur d’adhésion, et où le spectacle finit par coloniser la perception du réel. Dans cette configuration, les médias ne sont plus de simples intermédiaires : ils produisent l’événement, l’intensifient, l’enveloppent d’un récit héroïque, et redessinent, jour après jour, la carte de ce qui mérite notre attention et notre investissement émotionnel.
Ainsi, le football cesse d’être un loisir parmi d’autres pour devenir une cause quasi sacrée, un vecteur identitaire et un théâtre symbolique où s’affrontent le « nous » et le « eux », la victoire et l’humiliation, la fierté et la honte. Les sociétés sont progressivement entraînées à penser que tout peut attendre — les crises, les injustices, les revendications — jusqu’au coup de sifflet final. L’un des aspects les plus révélateurs de ce phénomène réside dans l’intégration massive des femmes à cette économie de la ferveur sportive.
Les ressorts d’une ingénierie
Longtemps exclues des espaces de visibilité et de décision, elles sont désormais pleinement intégrées à la logique de la consommation du spectacle, non pas comme sujet d’émancipation, mais comme public supplémentaire captif. Il ne s’agit pas ici de juger des choix individuels, mais de comprendre comment une même mécanique de fascination opère sur l’ensemble du corps social, en recyclant les aspirations à la reconnaissance et à la participation dans un univers où la domination se fait plus douce, plus diffuse, plus acceptable.
Ce qui se joue n’est donc pas une passion spontanée, mais une ingénierie communicationnelle fine, capable de réorienter les désirs, de hiérarchiser les priorités et de donner l’illusion d’une implication collective dans un « moment historique », tandis que les véritables décisions structurantes continuent de s’élaborer à distance, à l’abri de toute contestation.

Certes, nul ne peut nier la légitimité du divertissement, ni le droit au plaisir et à la fête. Le football peut être un espace de partage, d’émotion et de joie. Mais la dérive commence lorsque ce plaisir se mue en dépendance collective, lorsque des calendriers entiers de vie sociale s’organisent autour des matchs, des compétitions et des tournois, comme si le temps lui-même perdait sa valeur en dehors de la logique de la diffusion sportive. La question centrale s’impose alors, implacable dans sa simplicité : que gagne réellement le citoyen ? Qui profite de cette mobilisation massive d’attention, de temps et d’énergie affective ?
Le bénéfice, encore et toujours le bénéfice !
Les bénéficiaires sont clairement identifiables : ce sont d’abord les grandes firmes économiques qui ont transformé le football en industrie mondiale, convertissant les émotions en profits, les appartenances en marques et les rêves collectifs en stratégies marketing. Ce sont ensuite les joueurs et les sélections, élevés au rang de figures mythifiées, concentrant des richesses considérables et incarnant des modèles de réussite déconnectés des réalités sociales ordinaires. Quant au citoyen, il ne récolte qu’une exaltation fugace : quelques instants d’euphorie, un sentiment d’appartenance provisoire, avant de retomber dans une réalité inchangée, marquée par le chômage, la précarité, l’inflation, l’effritement des services publics et l’érosion progressive de l’espoir.
C’est là que se révèle le paradoxe fondamental : aucun exploit sportif, aussi spectaculaire soit-il, ne peut réparer un hôpital délabré, sauver une école en crise ou restaurer un système de valeurs fragilisé par l’utilitarisme et le vide de sens. Lorsque les médias hypertrophient l’événement footballistique, ils ne le font pas par naïveté, mais parce qu’ils participent pleinement à une économie de l’attention où la valeur se mesure en parts de marché et en taux d’audience. Le citoyen devient alors un consommateur permanent, non seulement du match, mais aussi du discours qui l’accompagne : exaltation émotionnelle, patriotisme simplifié, réduction de l’appartenance à un soutien sportif, alors même que la patrie exige lucidité, responsabilité et engagement durable.
Revenir d’urgence au réel
Les sociétés ne se transforment ni par l’ivresse collective ni par les victoires symboliques, mais par le savoir, le travail et la capacité à penser leur propre complexité. Dans cette perspective, le football, lorsqu’il envahit tout l’espace mental, vide le temps de sa substance et persuade l’individu que son existence peut se suspendre à un résultat. Nous sommes peut-être face à l’une des formes les plus abouties de la diversion contemporaine : non parce que le football serait intrinsèquement nocif, mais parce qu’il est devenu un substitut à la pensée critique, une soupape de décompression des frustrations sociales et un espace où l’énergie collective se dissipe sans produire de transformation.
Lorsque les cris s’éteignent et que les écrans se ferment, tout demeure identique. Et c’est précisément là que réside l’enjeu majeur : comprendre comment un monde peut donner l’illusion de la participation, de la victoire et de l’histoire en marche, alors que les véritables leviers du changement continuent d’opérer ailleurs, loin du regard, loin du débat, loin de la conscience collective.
Dr. Mahdi AMRI
Professeur et expert en intelligence artificielle et communication
Institut Supérieur de l’Information et de la Communication (ISIC), Rabat – Maroc
