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samedi 27 avril 2024

Le complexe français du voile : une question (dé)coloniale ?

Le complexe français du voile : une question (dé)coloniale ? Mizane.info

De quoi les polémiques incessantes sur le voile en France sont-elles le nom ? Faut-il parler à ce propos de pathologie bien française ? La lecture décoloniale est-elle exhaustive sous ce rapport ? Pour tenter de répondre à ces questions, Mizane.info republie, à l’occasion des 20 ans de la loi contre le voile votée le 15 mars 2004, une analyse détaillée d’Arslan Akhtar dans laquelle l’auteur s’oriente vers une analyse de type civilisationnelle.

Encore une fois, l’actualité française est embaumée dans des questionnements existentiels qui touchent, non pas à des contingences économiques – ils sont bien trop spirituels pour s’arrêter à ces arguties matérialistes sur la croissance du PIB ou le chômage –, mais au voile.

Celui-ci menacerait la République dans son essence, et donc il est tout à fait naturel et convenable de lui consacrer plusieurs dizaines de débats dans différents médias et avec, à quelques exceptions près, sans même inviter les principales concernées, à savoir les femmes musulmanes voilées.

Un débat en 2019 avait été lancé par une maman voilée accompagnant son fils pour une sortie scolaire et qui avait été prise pour cible par Julien Odoul, un élu du Rassemblement national arguant que la présence du voile était illégitime dans les murs du conseil régional, se réclamant alors des Lumières et de la laïcité.

Cela dépasse le cadre de cette violence verbale : depuis plus ou moins trois décennies – 1989, 1994 et 2003 –, divers motifs ont été convoqués pour ramener au premier plan du débat national la possibilité de rendre invisible le voile dans l’espace public.

Peut-être que si le voile hante la France c’est qu’il représente quelque chose de plus profond pour l’idéologie française.

Le dévoilement de l’Europe : avant tout, une césure métaphysique

Dans ce qu’il appelle une histoire concise du costume et de la mode, l’historien anglais Laver écrit que cette dernière, au sens moderne, apparaît dans la seconde moitié du quatorzième siècle : chez l’homme du peuple, le pourpoint, une veste inspirée du gipon (elle-même une tunique étanche portée sous l’armure par l’aristocratie militaire), devient de plus en plus raccourci et serré au point que, selon notre auteur, les « moralistes » de l’époque commencent à parler d’indécence morale (quand on est exposés, dans la culture populaire, à « l’homme romantique » médiéval, il est généralement proposé sous cet accoutrement).

Le dévoilement de la femme européenne a surtout été la traduction d’un changement interne radical dans la civilisation européenne, qui a touché tous les domaines en retournant ses codes culturels, scientifiques et moraux contre elle-même, et le voile apparaît comme un lointain ancêtre autant anachronique que toxique pour l’Europe « moderne.

Parallèlement, chez les femmes on observe l’apparition du décolleté – on est dans la même logique de « serrer et montrer » le corps – mais aussi l’abandon du voile, qui alors devient le domaine des nonnes et des veuves (quand certains arguent que leur grand-mère, ou plus loin dans la généalogie, portait un fichu sur la tête, nous ne sommes déjà plus dans une tendance de civilisation.) [1]

Il ne donne pas les raisons profondes de ce changement qui apparaît pendant ce siècle.

Guénon, par exemple, plaquait le début de la fin de l’Occident à cette époque : 1314 marque l’exécution, sur le bûcher, de Jacques de Molay, dernier maître de l’ordre du Temple, les Templiers représentant un lien organique avec les rites initiatiques d’Orient, et c’est à leur fin abrupte « qu’il faut faire remonter la déviation qui devait inévitablement résulter de cette rupture, et qui est allée en s’accentuant graduellement jusqu’à notre époque. » [2]

Plus concrètement, dans l’inventaire des maux, il trouve dans cette époque les origines d’idéologies aussi nocives que le « laïcisme » et le « nationalisme », leur avènement étant la conclusion logique de l’intronisation du pouvoir temporel – l’action gallicane de Philippe Le Bel – dissolvant l’autorité spirituelle. [3]

En plusieurs centaines de pages, Barbara Tuchman, lauréate du prestigieux Prix Pulitzer aux Etats-Unis, a dressé une image encyclopédique du quatorzième siècle, qu’elle appelle « siècle des calamités », avec le grand schisme d’Occident dans la papauté, la peste noire (qui décimera un peu moins de la moitié des Européens) et autres jovialités qui font définitivement de ce siècle une plaque tournante.

Aussi, que la mode apparaisse à ce moment même, et que le voile soit dévalué, dans l’Europe du « siècle des calamités » donc, cela doit amener à nous poser des questions : le voile devient une sorte d’ontologisation armée de l’esthétique, une mobilisation symboliquement chargée de l’habit qui rappelle à l’Europe un mode de civilisation « pré-moderne », pour ne pas oser dire traditionnel ; ce n’est pas tellement une question de droits de la femme ou même d’habits (on est là dans les incarnations plutôt que dans les idées elles-mêmes) qu’une question de civilisation.

Le dévoilement de la femme européenne a surtout été la traduction d’un changement interne radical dans la civilisation européenne, qui a touché tous les domaines en retournant ses codes culturels, scientifiques et moraux contre elle-même, et le voile apparaît comme un lointain ancêtre autant anachronique que toxique pour l’Europe « moderne. »

Colonialisme… ou libéralisme ?

Dans un certains discours populiste on a d’ailleurs tendance à rattacher la question du voile avec celle circonstancielle de la colonisation, et alors on cite la formule de Fanon sur la musulmane qui se dérobe au regard du colon, mais il faut garder à l’esprit qu’il l’observait alors, dans l’Algérie de l’époque, ce qui est le haïk (et non pas ce qui passe souvent pour « hijab » sous nos latitudes, qui bien souvent attire le regard), et, surtout, qu’il a quelque peu évolué dans son rapport au voilement, étant surtout pragmatique si ce n’est stratégique,[4] mais, comme trop souvent, porter des lunettes dé-coloniales peuvent rendre myopes à des enjeux plus larges.

C’est que, selon Bullock (elle-même musulmane), dans son ouvrage sur le voile[5], celui-ci devient « oppressif » dans l’Europe du dix-huitième siècle dit des Lumières (hormis de rares exceptions telles Lady Montagu) – qui suppose l’Europe coloniale, mais ne se confond pas avec elle –, c’est-à-dire dans la civilisation libérale, ce qu’une lecture dé-coloniale ne peut pas rationaliser, car en effet, c’est oublier (donc un peu pardonner) les « indigènes » qui pourraient être libéraux sans être colonialistes, donc ne pas comprendre leur combat contre le voile car ils ne rempliraient pas les conditions supposées du colonisateur (généralement, avoir la peau blanche ou perçue comme telle).

Une triade d’auteurs libéraux-réformistes, en Tunisie, pouvaient donc écrire, dans un livre sorti en 1905 au titre somme toute programmatique, puisqu’il est intitulé « L’esprit libéral du Coran » (!) :

« II nous faut maintenant examiner si d’après le Coran et les Hadiths, d’après la religion musulmane, en un mot, ce voile doit ou non être supprimé.

La suppression de ce voile, c’est l’émancipation de la femme, c’est la guerre au fanatisme et à l’ignorance, c’est la diffusion des idées de progrès et de civilisation, c’est la sauvegarde des intérêts supérieurs de la famille et du patrimoine familial, c’est enfin la reconstitution de la société musulmane comme elle l’était aux temps du Prophète et de ses compagnons, c’est-à-dire comme la société européenne. » [6]

Un autre libéral-réformiste de Tunisie, feu Mohammed Talbi, plus récemment, pouvait affirmer du voile que « il est le symbole le plus voyant de la Charia […] tant que la femme musulmane vraie, la seule qui nous intéresse et pour laquelle nous écrivons, n’est pas affranchie du voile par elle-même, par intime et sincère conviction, il sera impossible de s’affranchir, également par intime et sincère conviction personnelle, des autres aspects de la Charia. »[7]

L’exception française : un laïcisme fanatique

Cette hystérie française pour le voile, qui frôle en effet la psychose, ne pouvait pas manquer d’intéresser des observateurs anglo-américains sceptiques face à l’entreprise  : Joan Scott, féministe américaine, s’attarde sur ce « cas » dans son « Politics of Veil » (La politique du voile, 2007).

Selon elle, si le racisme est l’inconscient de la controverse sur le voile, la laïcité est sa justification manifeste ; le laïcisme, en France, est véritablement une idéologie, et se basant sur la commission Stasi de 2003 (mise en place par Chirac), elle arrive à la conclusion que ce laïcisme est ouvertement mobilisé contre l’Islam, là où le christianisme-catholique est accommodé (financement des écoles et autres facilités).

L’offensive méthodique et soutenue contre le voile n’est donc pas tellement une « affaire coloniale », mais bien une croisade libérale, d’ailleurs souvent portée avec vigueur et rigueur par des « natifs » : c’est combattre une certaine idée de la femme (donc aussi de l’homme), une modalité de législation, une administration de l’éthique, un rapport à l’espace social et, en fait, pour faire plus simple, c’est combattre une civilisation, celle de l’Islam.

Pour la France, l’Islam devient un enjeu identitaire pour se construire elle-même, notamment sur le terrain idéologique de l’école et sur la définition de l’idée même de nation. [8]

John Bower, anthropologue américain, délivre les mêmes constats dans son « Why the French Don’t Like Headscarves » (Pourquoi les Français n’aiment pas les voiles, 2010), en étant plus extensif (par exemple, sur la définition même de laïcité, en citant Baubérot et d’autres), affirmant que ce n’est pas tellement l’Islam, mais le fait qu’il soit rendu public par ses adhérents à partir des années quatre-vingt-dix, qui posera problème aux fondements de la République : l’apparition du musulman comme unité individuelle et capable de revendiquer ses droits (et non plus l’ouvrier chapeauté par une association antiraciste), conjuguée au contexte géopolitique enflammé de l’époque (guerre civile en Algérie, attentats, …), va aboutir sur des crispations identitaires coalisées dans le symbole du voile. [9]

Cette haine du voile – de la femme musulmane – est propre à la civilisation libérale, mais ce qui fait que l’expérience française est unique c’est bien – malgré les « subtilités » apportées par un Bauberot – sa laïcité qui est un laïcisme, qui lui-même est ancré dans la génétique de l’histoire française, en ce qu’il est une sorte de gallicanisme renouvelé.

Un Islam rendu public – le voile en est une manifestation éloquente – c’est disputer au laïcisme son terrain de jeu, et en réalité son existence, qui se fait par l’emprise de l’espace public et par le désinvestissement du théologique alors remplacé par ses propres rituels et symboliques (l’œuvre de l’anthropologue belge contemporain Albert Piette tourne autour de cela.)

Conclusion : question non pas de colonisation mais de civilisation

L’offensive méthodique et soutenue contre le voile n’est donc pas tellement une « affaire coloniale », mais bien une croisade libérale, d’ailleurs souvent portée avec vigueur et rigueur par des « natifs » : c’est combattre une certaine idée de la femme (donc aussi de l’homme), une modalité de législation, une administration de l’éthique, un rapport à l’espace social et, en fait, pour faire plus simple, c’est combattre une civilisation, celle de l’Islam.

Son éternel retour sur la scène médiatique française est alors une question de perpétuel exorcisme laïc.

Comme le précise Aïssam Aït-Yahya après avoir dressé l’inventaire théorique et la complexité historique qui caractérisent la laïcité, celle-ci, en fait, est assez ironiquement destinée à se radicaliser, d’autant plus que les musulmans lui opposent quelque résistance, et donc ces « débats nationaux » gagneront en intensité, verve et même poison dans les années à venir :

« […] ayant réussi cette mission avec le christianisme, depuis les début des années 90 c’est sur les enfants français de l’immigré musulman que la laïcité se focalise désormais.

Mais la tâche s’avère plus difficile car ni l’époque (XXIe siècle), ni la religion visée (l’Islam) n’est comparable à ce qu’elle avait connu auparavant (catholicisme au XIXe).

La laïcité est donc obligée de dépasser le cadre légal de son application – les institutions publiques – pour s’accaparer les espaces publics, puis les croyances et les convictions personnelles de la sphère privée encore plus radicalement que d’antan.

Désormais en tant que dogme identitaire de la république française, elle cherche à être le dogme de toutes les identités françaises, et cette laïcité totalitaire dogmatique devient aussi ‘’tyrannique’’ que l’intolérance des religions dont elle prétendait pourtant nous protéger. » [10]

Arslan Akhtar

Notes

[1] James Laver, « The Concise History of Costume and Fashion », pp. 62-64

[2] René Guénon, « Aperçus sur l’Ésotérisme chrétien », p. 53

[3] Ibid, « Autorité Spirituelle et Pouvoir Temporel », pp. 82-86

[4] Renate Siebert, « L’Œuvre de Frantz Fanon: colonialisme et aliénation dans l’oeuvre de Frantz Fanon », p. 96 : « A partir de 1955, la forme de la lutte — surtout dans les villes — exige une participation active des femmes. Le port du voile — symbole de l’ancienne résistance latente à l’occupant — devient alors un obstacle. »

[5] Katherine Bullock, « Repenser la femme musulmane et le port du voile: Défier les stéréotypes historiques et modernes », p. 11

[6] César Benattar, El Hadi Sebaï, Abdelaziz Ettéalbi, « L’esprit libéral du Coran », pp. 12-13

[7] Mohamed Talbi,  « L’Islam n’est pas voilé, il est culte :Rénovation de la pensée musulmane, suite à Li-yatma’inna qalbî », p. 31.

[8] Joan Wallach Scott, « Politics of Veil » ,pp. 91-123

[9] John Bower, « Why the French Don’t Like Headscarves » ,pp. 65-97.

[10] Aïssam Aït-Yahya, « De l’idéologie islamique française : Eloge d’une insoumission à la modernité » [3éme édition], pp. 242-243.

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