Seconde partie du texte d’Arslan Akhtar sur la pensée islamique en matière d’économie dans une approche comparative avec l’économie libérale moderne. Pour illustrer cette approche, comparaison entre l’exemple argentin et médinois.
Un exemple concret des effets délétères de la pensée libérale radicale, héritière de l’école autrichienne, se trouve dans l’histoire économique récente de l’Argentine. Ce pays fut, au XXe siècle, l’un des laboratoires privilégiés des doctrines dites « monétaristes », inspirées par Milton Friedman et l’école de Chicago, héritière directe du libéralisme autrichien dans sa version technocratique.
Milton Friedman (1912–2006), tout en se distinguant formellement de Mises et Hayek, partageait avec eux l’essentiel de leur vision du monde, soit la croyance que le marché libre est la condition nécessaire et suffisante de la prospérité, et que l’État doit se limiter à la protection des contrats, de la propriété et de la monnaie. Son œuvre maîtresse, Capitalism and Freedom (1962, « Capitalisme et Liberté »), expose cette idée d’un ordre économique autorégulé où toute intervention politique, même au nom de la justice sociale, est un obstacle à l’efficacité naturelle du marché.
En Argentine, notamment sous la dictature du général Jorge Videla (fin des années 1970), les « Chicago Boys » (disciples de Friedman) furent chargés d’appliquer ces politiques : dérégulation financière, privatisations massives, ouverture totale aux capitaux étrangers et réduction drastique des dépenses publiques. L’objectif déclaré était de « libérer » le marché ; le résultat fut une désintégration du tissu social, une concentration extrême des richesses et une dépendance croissante vis-à-vis des institutions financières internationales.

Loin de produire « l’ordre spontané » promis par Hayek, cette expérience montra la violence intrinsèque du marché désacralisé, puisque l’économie, séparée de la justice (‘adl) et de la solidarité, devient un instrument d’asservissement plutôt que de libération. Ce que les économistes appellent « ajustement structurel » ne fut, en réalité, qu’une traduction moderne du zulm, l’injustice systémique qui résulte de la perte du mizan, de l’équilibre voulu par Allah.
« Et ne causez pas la corruption sur la terre après qu’elle a été rétablie dans l’ordre. » [Al-A‘raf, 7:56]
L’Argentine illustre ainsi la conséquence logique d’une économie détachée de tout Principe transcendant ; là où la monnaie n’est plus qu’un instrument de spéculation et non un moyen d’échange équitable, elle devient une idole moderne, un taghut, une puissance autonome échappant à toute mesure.
« Ils veulent juger selon le taghut, alors qu’il leur a été commandé de le rejeter. » [An-Nisa, 4:60]
Cette idolâtrie de la monnaie n’est pas seulement une déviation spirituelle ; elle est aussi, comme l’a montré Frédéric Lordon, une aliénation anthropologique. Reprenant Spinoza et Marx, Lordon décrit l’argent comme une puissance d’affectation des désirs, un principe qui capte l’énergie vitale des hommes pour la réorienter vers des fins purement quantitatives. Dans Capitalisme, désir et servitude (2010), il montre que la monnaie agit comme un « Dieu immanent », elle ordonne les actions, structure les passions, définit ce qu’il faut craindre et ce qu’il faut espérer.
L’homme moderne, croyant s’émanciper de toute transcendance, a livré son âme à une transcendance inversée, celle de l’argent, mesure universelle de la valeur et substitut du sens. Ce que Marx appelait « fétichisme de la marchandise » n’est autre, du point de vue islamique, qu’une forme de shirk, l’association d’un principe créé à la souveraineté d’Allah.
L’islam, au contraire, rappelle que la richesse n’a de sens que si elle circule selon la justice et la loi divine :
« Afin que la richesse ne circule pas seulement entre les riches d’entre vous. » [Al-Hashr, 59:7]
Ainsi, le cas argentin n’est pas seulement un échec économique ; il est le symptôme spirituel d’un monde où l’argent a remplacé le Principe, où la liberté s’est changée en licence, et où la rationalité s’est muée en servitude du désir.
Cas principiel : l’exemple prophétique à Médine
À l’inverse, la Cité de Médine fondée par le Prophète (que la Paix et la Bénédiction d’Allah soient sur lui) constitue le prototype d’un ordre économique hiérarchisé par le sacré ; ici, l’économie n’est pas un domaine autonome mais un prolongement du tawhid, l’unicité divine se reflétant dans l’unité organique de la communauté (ummah).
Ce principe de fiduciarité métaphysique fonde toute l’économie islamique, où l’homme n’est pas propriétaire en soi, mais mandataire du divin. Son rôle n’est pas d’accumuler, mais de redistribuer avec équité selon les règles révélées.

C’est dans ce cadre qu’apparaissent les institutions fondamentales du système islamique, où l’économie se fait service du Principe et non du profit :
- La zakah, qui purifie la richesse (tazkiyah al-mal) et empêche sa concentration illicite. Elle n’est pas une simple taxe, mais un acte d’adoration (‘ibadah), un rappel que la propriété absolue n’appartient qu’à Allah. Par elle, le riche se dépouille du superflu et le pauvre retrouve sa dignité ; elle maintient la circulation de la bénédiction (barakah) et rétablit le mizan social.
- La hisbah, fonction morale et publique, incarnée par le muhtasib et ses auxiliaires, chargés de veiller à la justesse des prix, à l’honnêteté des échanges et à la conformité du marché à la Shari‘ah. Elle symbolise la présence vivante de la Loi dans l’ordre quotidien, rappelant que le commerce est un lieu d’épreuve éthique aussi bien qu’un champ d’activité. Par elle, l’économie reste un prolongement de la justice (‘adl) et non une arène de passions.
- L’interdiction du riba (usure), de la spéculation et du jeu de hasard, qui préservent la monnaie de la corruption morale et de l’avidité. Ces interdits ne visent pas à limiter l’échange, mais à le ramener à sa fonction de mesure équitable, empêchant que la richesse devienne un moyen d’asservissement. Ils protègent la société de la logique de la prolifération quantitative, cette forme de kufr économique où l’accumulation remplace la bénédiction.
- Le waqf, ou fondation pieuse, qui oriente la richesse vers des finalités communautaires et spirituelles. Héritage du don désintéressé (sadaqah jariyah), il relie l’économique au spirituel, transformant la possession en service et la richesse en instrument de mémoire. Dans la civilisation islamique précoloniale, le waqf fut l’un des piliers de la vie urbaine, financant les mosquées, les collèges théologiques (madrasas), les hôpitaux (bimaristan), les caravansérails et les œuvres de charité, assurant la continuité du bien commun indépendamment du pouvoir politique. Par le waqf, l’économie devenait acte de transmission, en ce que le bien était détaché du moi pour s’inscrire dans la permanence de l’ummah et dans la continuité de la Révélation.
Ce système n’est pas une « économie planifiée », mais un ordre vivant, où la liberté individuelle s’inscrit dans un cadre moral, et où le marché demeure soumis au mizan (équilibre) institué par Allah, un équilibre principiel entre l’autorité et la liberté, entre la propriété et la solidarité.
Ce n’est ni un capitalisme religieux ni un socialisme spirituel, mais une économie de la mesure, où chaque bien trouve sa place dans la hiérarchie des fins.
Cette intuition, selon laquelle le marché ne peut être un principe autonome sans rompre l’équilibre du monde, trouve d’ailleurs un écho, fût-il profane, chez Karl Polanyi. Dans The Great Transformation (1944, « La Grande Transformation »), Polanyi montrait que le capitalisme moderne a « désencastré » l’économie de l’ordre social et moral, faisant de la production, de la terre et du travail de simples marchandises fictives. Là où Hayek voyait dans le marché libre un ordre spontané garant de la liberté, Polanyi, au contraire, y voyait le germe d’un désordre social et moral, appelant une régulation politique et communautaire pour préserver la dignité humaine. Il dénonçait cette prétendue autonomie économique comme une illusion, un dérèglement du lien organique entre économie et société.
À cette analyse sociologique, on peut joindre la vision historique de Fernand Braudel, qui montra dans son œuvre monumentale Civilisation matérielle, économie et capitalisme (1979–1981), déployée en trois volumes (Les structures du quotidien, Les jeux de l’échange, Le temps du monde), que le « marché libre » n’a jamais réellement existé. Il fut toujours soutenu, encadré ou exploité par les puissances politiques et financières, articulé à des hiérarchies de pouvoir et de privilèges. Ainsi, là où Hayek voyait un « ordre spontané », Braudel révélait au contraire un ordre construit et hiérarchisé, né du pouvoir autant que du commerce, où le capitalisme se distingue du marché ordinaire précisément par sa capacité à dominer et à s’en abstraire.
Ce que Polanyi appelait désencastrement et Braudel construction du capitalisme n’est, du point de vue islamique, qu’une rupture métaphysique, la séparation de l’activité humaine d’avec le mizan voulu par Allah.
Ainsi, même la raison séculière, lorsqu’elle observe sans préjugé, reconnaît que la prétendue autonomie du marché conduit non pas à l’harmonie, mais à la dissolution de toute mesure et de toute finalité.
Le capitalisme comme contre-religion
On peut dès lors comprendre que le capitalisme agit comme une contre-religion, une théologie inversée où la transcendance est absorbée dans l’immanence, et où la foi se déplace du Ciel vers le marché.
C’est ce que pressentit Werner Sombart, qui, dans ses œuvres comme Le Bourgeois (1913), chercha à saisir non seulement les mécanismes du capitalisme, mais son esprit. Pour lui, le capitalisme n’est pas une simple structure économique mais plutôt une forme de vie, née d’une ascèse séculière, d’un type d’homme discipliné, calculateur et tourné vers l’accumulation.
Ce que Max Weber avait attribué à l’éthique protestante, notamment le calvinisme, fondé sur la prédestination, l’angoisse du salut et l’idée que le travail méthodique manifeste l’élection divine dans la réussite terrestre, Sombart l’étendit à l’ensemble de la mentalité moderne, alors caractérisée par une rationalité désenchantée, où l’homme se transforme en instrument de son propre profit, et où la quête du salut se mue en recherche infinie de rendement.
Plus tard, Ernest Mandel, de tendance marxiste, dans Le Capitalisme tardif (1972), en analysa la dynamique interne, projetant un système mû non par le besoin, mais par la logique autonome de l’accumulation et de la valorisation du capital. Le capitalisme, écrivait-il, est un processus auto-référentiel, qui se nourrit de sa propre expansion et transforme le monde entier en champ de sa reproduction mécanique.
L’idée que le capitalisme constitue une religion inversée n’est pas propre à la pensée islamique. Walter Benjamin, philosophe juif d’inspiration messianique et marxiste, écrivait dès 1921 dans son fragment Capitalisme comme religion que le capitalisme est une métaphysique sans mystère ni salut, où la dette économique remplace la faute spirituelle et où la culpabilité devient moteur de production.

Plus récemment, Eugene McCarraher, penseur catholique et historien des idées américain, a montré dans The Enchantments of Mammon (2019, « Les enchantements de Mammon ») que le capitalisme moderne a remplacé la foi chrétienne par une liturgie de l’accumulation, transformant les objets, la technique et le marché en sacrements profanes. L’un et l’autre, chacun selon sa tradition, discernent dans la modernité économique une sacralité détournée, celle d’un culte sans transcendance, où la monnaie devient l’hostie d’un monde sans Dieu.
Et, au fond, que produit réellement une « société à l’autrichienne », pensée selon les principes d’un marché entièrement dérégulé ? L’un de ses porte-étendards contemporains, Walter Block, en offre une illustration emblématique : au nom d’une conception strictement économique de la liberté, il en vient à défendre la normalisation d’activités telles que le trafic de drogue, la prostitution ou d’autres formes de commerce extrême, au motif qu’elles constituent, lorsqu’elles sont « volontaires », de simples échanges marchands comme les autres et qu’elles contribuent, par définition, à l’activité économique.
Cette réduction du réel à la seule logique de l’offre et de la demande témoigne d’une vision de l’homme déliée de toute norme qualitative, vision où aucune hiérarchie des biens n’est plus concevable. Dans ce contexte idéologique, il n’est pas surprenant que Block se soit également illustré ces dernières années comme défenseur résolu de l’État d’Israël, ce soutien s’inscrivant dans une même cohérence libérale où la puissance économique et stratégique prime sur toute considération d’ordre spirituel ou moral.
Cette logique prolonge, en un sens, le geste inaugural de Bernard Mandeville (1670-1733) pour qui les vices privés deviennent les vertus publiques dès lors qu’ils alimentent l’économie, geste qu’a longuement analysé Dany-Robert Dufour, montrant comment la modernité, en renversant la notion traditionnelle de bien, institue une anthropologie où l’homme est encouragé à s’abandonner à ses passions les plus basses pour nourrir un système qui ne reconnaît plus d’autre finalité que sa propre expansion.
Du point de vue islamique, cette déviation du capitalisme correspond à la rupture du mizan, l’équilibre sacré, et manifeste ce que le Qur’an appelle l’excès rebelle (tughyan), la transgression de la mesure originelle ou principielle, et donc du monde, lorsque la créature prétend à la souveraineté du Créateur :
« L’homme devient rebelle lorsqu’il se croit suffisant. » [Al-‘Alaq, 96:6–7]
Arslan Akhtar
