Que signifie la notion de califat dans la pensée de l’islam ? A travers un regard historique et holistique, Arslan Akhtar nous en livre les secrets, sur Mizane.info.
Dans l’imaginaire populaire occidental, depuis des siècles et plus encore à la lumière des violences commises récemment, on croit volontiers que le khilafa n’est qu’une institution politique, un mode de gouvernement ou une forme archaïque de souveraineté. Or, dans la perspective coranique, le califat est d’abord une réalité métaphysique, antérieure à toute organisation sociale, et dont la première manifestation remonte à Adam (que la paix et la miséricorde d’Allah soient sur lui) lui-même. Allah dit aux anges : « Je vais établir sur la terre un lieutenant [khilafa] » [Al Baqara 2:30].
Ainsi, avant d’être une structure politique, le khilafa est une vocation ontologique confiée à l’être humain, celle de représenter la Lumière divine dans le monde des formes, de porter la responsabilité du dépôt sacré, l’Amanah dont Allah dit : « Nous avons proposé l’Amanah [dépôt sacré] aux cieux, à la terre et aux montagnes ; ils refusèrent de la porter… mais l’homme s’en chargea » [Al Ahzab 33:72].
Cette charge ne se réalise que par l’iman, la fidélité intérieure à Allah, qui fait de l’homme non un simple gestionnaire du monde visible, mais un médiateur entre le ciel et la terre, un lieu où la transcendance se réfléchit dans le domaine du manifesté. Certes, le califat possède une dimension politique ; mais celle-ci n’est qu’une émanation, un reflet extérieur de son essence intérieure. De même que le cœur gouverne le corps sans être de même nature que lui, le khilafa gouverne les structures humaines sans s’y réduire. Le politique procède du spirituel comme la ramure procède de la racine.
La royauté sacrée
Dans le monde universitaire occidental, d’ailleurs, l’on commence à discerner de manière plus fine la dimension spirituelle de la souveraineté traditionnelle. Les recherches contemporaines regroupées sous l’expression anglaise sacred kingship ont mis en lumière, dans diverses civilisations, la nature profondément religieuse du pouvoir royal. On y étudie avec un intérêt renouvelé les figures de souverains qui, loin d’être de simples administrateurs, incarnaient un pont entre l’ordre du ciel et celui de la terre : les shahanshah iraniens, les empereurs byzantins, les rois sacrés de l’Éthiopie chrétienne, mais aussi, et de manière de plus en plus visible, les dynasties musulmanes qui intégrèrent pleinement la symbolique du califat.
On pense notamment aux Moghols dans le sous-continent indien, dont la cour, héritière à la fois de l’adab islamique et de la culture persane, déployait une esthétique où la royauté devenait liturgie : les souverains moghols se concevaient non comme de simples princes, mais comme les garants terrestres d’un ordre cosmique, unissant la Loi révélée et la justice royale dans une même vision du monde. Leur autorité n’était pas purement temporelle mais procédait d’une charge spirituelle, d’une fonction de médiation dont on retrouve les traces dans l’iconographie impériale, la poésie de cour et les textes politiques tels que l’A’in-i Akbari ou le Fathnama.

De même, les sultans ottomans se comprenaient parfois comme ombres d’Allah sur terre, zill Allah fi-l-ard, expression qui, sans confondre le politique et le divin, suggérait que l’autorité véritable est un service sacré et non une usurpation. Ainsi, la notion de royauté sacrée, redécouverte par l’érudition occidentale, rejoint ce que la métaphysique islamique affirme depuis l’origine : la souveraineté n’a de signification que lorsqu’elle reflète une réalité supérieure.
Ces travaux contemporains, en particulier ceux de feu Algis Uzdavinys, ont montré que les anciens royaumes voyaient dans le souverain non un maître temporel, mais un symbole vivant de l’Ordre cosmique, un axe reliant la terre au ciel. Uzdavinys a mis en lumière, à travers les traditions égyptienne, hellénique et proche-orientale, que la royauté authentique est toujours l’image d’un modèle suprahumain, une fonction théophanique et non une simple gestion du pouvoir. Or, c’est précisément cette vision que le Qur’an attribue au khilafa : un reflet terrestre de la lumière principielle, dont les formes politiques ne sont que les manifestations accidentelles.
Les expansions islamiques, aussi spectaculaires qu’elles furent dans l’histoire, ne doivent donc pas être comprises seulement comme des conquêtes politiques ou militaires. Leur moteur profond fut d’abord métaphysique, puisqu’elles cherchaient à rétablir l’ordre au sens du khilafa, cet ordre principiel dans lequel l’homme retrouve sa vocation de représentant d’Allah, instrument de justice et de lumière. Il ne s’agissait pas seulement d’étendre un territoire, mais d’ouvrir un espace où la Loi divine, le savoir, la prière et la dignité humaine puissent respirer librement.
C’est dans cette perspective que l’histoire islamique prend tout son sens, non comme un simple mouvement de peuples, mais comme la tentative d’aligner la terre sur un reflet du ciel. La victoire (al-fath) n’était pas d’abord celle des armées, mais celle de l’ordre, de l’équilibre, de la louange, dans le sens le plus profond et le plus ancien du khilafa adamique.
C’est ce même principe d’ouverture qui est inscrit dans la Fatihah, “l’Ouverture”, première sourate du Qur’an. Comme elle, la véritable victoire consiste à entrouvrir les portes de la guidance, à faire jaillir une lumière qui permette aux hommes de retrouver leur juste orientation. Ainsi, le fath historique n’est que le reflet terrestre de cette Fatiha originelle, une brèche dans l’oppression, une respiration offerte au monde, l’éclosion d’un espace de sens.
La royauté davidique
Dans la tradition juive comme dans celle de l’Islam, David/Dawud (que la paix et la miséricorde d’Allah soient sur lui) incarne l’archétype du souverain inspiré, celui dont la justice procède de la lumière intérieure, et dont la royauté n’est que la traduction visible d’une conformité intime à la Volonté divine. Dans le Qur’an, le khilafa est explicitement associé à Dawud, le prophète-roi, figure où se conjoignent l’autorité spirituelle et l’autorité temporelle. Allah dit :
« Ô Dawud, Nous avons fait de toi un lieutenant [khilafa] sur la terre ; juge donc parmi les hommes avec vérité » [Sad 38:26].
Dans le récit coranique, sa louange (al-hamd) même n’est pas mentionnée isolément : elle résonne avec celle des montagnes et des oiseaux. Cette association mystérieuse prend sens lorsque l’on se souvient que, pour le Qur’an, la création tout entière est une liturgie perpétuelle, une mer infinie de glorification où chaque être chante Allah selon la forme essentielle que son Créateur lui a donnée :
« Il n’est rien qui ne célèbre Sa louange, mais vous ne comprenez pas leur glorification » [Al Isra 17:44].
Lorsque le Prophète-roi élève sa voix, la nature reconnaît dans son chant la vérité même de sa propre vocation, et c’est alors que les montagnes, ces géants silencieux, se mettent à vibrer avec lui, et que les oiseaux, portés par le vent, complètent d’un frémissement céleste la louange humaine. Le Qur’an rappelle en effet :
« Les montagnes et les oiseaux, Nous les avons soumis pour qu’ils répètent avec lui [David]» [Sad 38:19]. Dawud devient ainsi l’axe où se rencontrent la prière de l’homme et la prière du monde.
Dans la perspective sapientielle, l’être humain récapitule intérieurement tous les niveaux de la manifestation : les montagnes sont en lui la structure, la fermeté, les profondeurs inébranlables de l’âme qui se tient debout devant l’Éternel ; les oiseaux représentent en lui l’esprit, la légèreté, le souffle ascendant vers les hauteurs.
Lorsque le Qur’an nous dit que les montagnes et les oiseaux glorifiaient Allah avec Dawud, cela signifie que cet homme béni éveillait en lui-même les deux pôles du cosmos : le stable et le mobile, le terrestre et le céleste, le dense et le subtil. Sa voix réconciliait ce qui, dans l’ordre extérieur, apparaît séparé ; elle était le miroir sonore de l’harmonie universelle.
Le rôle du khalifa, du représentant d’Allah sur terre, consiste précisément à être un pont entre l’immobilité des formes et le mouvement des esprits : les oiseaux symbolisent le monde supérieur, la transparence et l’élévation ; les montagnes symbolisent le monde inférieur, la pesanteur et la stabilité.
Que tous deux « soient assujettis » à Dawud ne signifie pas une domination extérieure, mais une correspondance intérieure, son cœur étant accordé au rythme profond de l’univers, si bien que les règnes du haut et du bas, du lourd et du léger, trouvaient en lui leur centre d’unité.
Ainsi, la louange davidique n’était pas simplement une mélodie, mais la manifestation d’un ordre, l’éclosion d’une vérité cosmique dont l’homme est l’interprète lorsqu’il atteint sa stature réelle.
Le nom même de Dawud, issu de la racine sémitique signifiant « le bien-aimé », recèle déjà une vocation de beauté et de douceur. Sa structure phonétique, un pèlerinage sonore de « d» à « d », proche d’une redondance, évoque aussi la répétition, l’écho, la réverbération : elle décrit en réalité un trajet, un mouvement intérieur, presque un rite de passage sonore. Le premier dal, émis depuis le fond de la gorge, appartient à cette zone gutturale où la parole touche à l’inarticulé, à ce point d’obscurité originelle d’où naissent les sons comme les êtres naissent de la terre.
Le dernier dal, lui, se ferme sur la langue, à l’avant de la bouche, la vibration devient plus claire, plus définie, comme si la parole trouvait enfin sa forme. Entre les deux, le waw, lettre de liaison par excellence, joue le rôle d’un pont, ou mieux, d’un souffle médian qui relie ce qui commence dans l’invisible à ce qui se termine dans le manifesté. En arabe, la fonction symbolique du waw (conjonction, lien, union) renforce cette impression d’une cohésion interne, d’un fil sonore qui rassemble ce qui, autrement, resterait dispersé. En somme, nous avons un arc entier : d’un « d » jailli du fond de la gorge jusqu’à un « d » qui vient s’éteindre sur les lèvres, comme un voyage allant des commencements obscurs jusqu’à l’ultime point d’accomplissement.
Ainsi, le nom Dawud met en scène la dynamique même de la résonance. Le guttural qui s’ouvre, le labial qui soutient, le dental qui clôt, toute la structure évoque le déploiement d’une voix qui va du profond à l’explicite, du caché au révélé.
Comme souvent dans les langues sacrées, la morphologie sonore traduit une vérité anthropologique : l’homme qui loue, l’homme dont la psalmodie monte du fond de son être pour se répandre dans le monde, est lui-même un être « réverbérant », un lieu où l’écho de la création retourne vers Celui qui en est la Source.
Le nom de Dawud apparaît alors comme un condensé phonétique de ce mystère, celui de la voix humaine devenant l’instrument conscient de la louange cosmique.
Après tout, la Révélation est dhikr, un rappel dont la nature même est réverbération. Dans cette perspective, Dawud se trouve associé aux oiseaux, dont le chant, selon l’ornithologie sacrée, procède d’une répétition presque liturgique ; chaque espèce reprend inlassablement la même phrase mélodique, le souffle vital cherchant sans cesse à réarticuler sa propre origine. De même, il est invoqué aux côtés des montagnes, ces cathédrales géologiques colossales dont les masses stratifiées amplifient toute vibration ; plus elles sont vastes, plus elles restituent l’écho de la voix humaine, la pierre elle-même entrant en résonance avec la louange cosmique.

C’est comme si la forme du mot contenait en germe la nature de l’homme qu’il désigne, un être dont la voix fait naître l’écho, dont la psalmodie suscite la réponse du monde. Le Qur’an nous montre en lui l’exemple de la louange parfaitement accordée, où le chant humain n’est plus simplement humain, mais devient la voix consciente de la création elle-même. Lorsque Dawud glorifie son Seigneur, il ne fait pas seulement entendre un hymne mais rend au monde son propre chant.
Car lorsque le cœur humain s’oriente parfaitement vers Allah, la nature reconnaît en lui son propre secret, et les montagnes deviennent comme des organes immobiles de la louange, les oiseaux comme des messagers vibrants du Souvenir,
et l’homme, entre eux, comme l’interprète qui rétablit l’harmonie primordiale brisée par l’oubli. En lui, la prière devient un miroir où la terre et le ciel se reconnaissent, une liturgie où la création entière retrouve le sens de sa présence.
Les Psaumes/Zabûr, attribués à Dawud, témoignent de cette fonction singulière où la voix humaine devient l’organe conscient de la louange universelle. Le Psalmiste proclame : « Les cieux racontent la gloire de Dieu, et le firmament annonce l’œuvre de Ses mains » [Psaume 19:1], et encore : « Chantez à l’Éternel un cantique nouveau ; que toute la terre chante à l’Éternel » [Psaume 98:1].
Dans la louange davidique, le monde n’est pas décor mais chœur : les montagnes, les fleuves, les astres et les vents deviennent comme les voix multiples d’une liturgie diffuse, révélée plus clairement encore dans l’invitation universelle du Psalmiste : « Louez le Seigneur du haut des cieux… louez-le, soleil et lune ; louez-le, vous toutes, étoiles lumineuses » [Psaume 148:13].
La synthèse muhammadienne
Si le nom de Dawud évoque l’écho et la résonance, celui du Prophète صلى الله عليه وسلم, Muhammad, porte en lui la louange même, tant dans son essence que dans sa forme. La racine sémitique trilitère ha–mim–dal signifie louer, glorifier, remercier ; c’est la racine de al-hamd, la louange primordiale qui ouvre le Qur’an :
« Louange à Allah (al-hamduLilah), Seigneur des mondes » [Al Fatiha 1:2].
De fait, chaque fois qu’un musulman récite la Fatiha, qu’il proclame en chacune des prières obligatoires, ou prononce al-hamduLillah, geste qui rythme presque toute son existence, il se rattache intérieurement au mystère ontologique du Prophète, dont la louange constitue la réalité profonde.
Ainsi, du « bien-aimé résonant » (Dawud) au « loué et louangeur » (Muhammad), il existe une continuité de nature : ce que le premier exprimait par la beauté du chant, le second l’incarne par la perfection même de l’être. Dans la vie de Muhammad, la louange n’est pas seulement un acte mais une atmosphère, une respiration. Les oiseaux, selon des récits dévotionnels tardifs, se posaient autour de lui comme attirés par une harmonie invisible, et les montagnes furent témoins de ses premières contemplations : c’est dans leur silence que le Qur’an commença à descendre, dans la grotte de Hîra. Le Qur’an lui-même rappelle la puissance écrasante de la Révélation :
« Si Nous avions fait descendre ce Qur’an sur une montagne, tu l’aurais vue s’humilier et se
fendre par crainte d’Allah » [Al Hashr 59:21].
Le Prophète devient alors non seulement l’interprète du Message divin, mais son réceptacle parfait, celui dont le cœur possède la capacité de porter ce que les montagnes ne pourraient supporter. On comprend alors pleinement la parole fameuse attribuée à ʿAʾisha, selon laquelle “son caractère était le Qur’an”. Car khuluq (la disposition morale) et khalq (la création, la forme ontologique) procèdent d’une même racine et renvoient à une même vérité ; le comportement du Prophète n’était pas seulement conforme au Livre, il en était la manifestation vivante. Il incarnait dans sa personne même l’harmonie entre la Loi révélée et l’ordre créé, devenant ainsi le prototype achevé de l’être humain intégral (al-insan al-kamil), celui en qui le Verbe divin se traduit en vertu, en mesure et en beauté.
Ainsi, l’étymologie éclaire la symbolique, en ce que Muhammad signifie littéralement « celui qui est comblé de louanges », mais aussi « celui par qui la louange s’accomplit » ; si Dawud fait vibrer la création par sa psalmodie, Muhammad la réintègre par sa présence. Le premier harmonise le cosmos ; le second lui donne son axe. Le chant de Dawud reflète la beauté de la création d’Allah, mais la vie de Muhammad en reflète la plénitude ; dans son nom résonne non l’écho d’une montagne ou le frémissement d’un oiseau, mais la louange éternelle qui précède et fonde toutes les harmonies de l’univers.
Le khilafa… une fonction écologique ?
En forme de conclusion, nous pouvons voir que, d’Adam à Muhammad, la khilafa apparaît d’abord comme une fonction spirituelle avant d’être une réalité politique, une charge confiée par Allah à l’homme, celle d’être Son lieutenant sur la terre. Cette vocation n’est donc pas l’invention d’un pouvoir humain, mais la participation de l’homme à l’ordre cosmique, l’accueil de l’Amanah sacrée et la responsabilité de refléter, selon la mesure de sa nature, la Lumière qui descend d’en haut.

Dans cette perspective, le khalifa n’est pas seulement celui qui gouverne ; il est celui qui ordonne, qui harmonise, qui rappelle au monde sa propre structure intérieure. En lui, la louange n’est plus un acte isolé mais une respiration universelle : les montagnes et les oiseaux, dans le langage symbolique du Qur’an, y prennent part avec l’homme, comme si la création entière retrouvait son axe et reconnaissait en lui le point où se renouent la terre et le ciel.
Ainsi, du prophète primordial au prophète ultime, le khilafa est l’arc spirituel qui traverse l’histoire : elle établit l’ordre sacré, restaure l’harmonie brisée et fait de la louange une réalité cosmique, un chant auquel rien n’échappe, ni les êtres visibles ni les formes silencieuses du monde.
En ces temps de “crise écologique”, le sens véritable de la khilafa, selon la perspective de l’Islam traditionnel, ne doit donc pas effrayer mais galvaniser. Car il ne s’agit nullement d’une domination brutale de l’homme sur la nature, mais de sa responsabilité sacrée envers elle : garder, protéger, harmoniser ce qui lui a été confié.
Le khalifa authentique n’est pas un prédateur, mais un gardien ; non un maître des formes, mais un serviteur lumineux du Créateur. Comprendre cela aujourd’hui, dans un monde qui chancelle sous le poids de ses propres excès, revient à redécouvrir dans la khilafa non un mot dangereux, mais une vocation salvatrice : celle de réconcilier l’homme avec la création, de rétablir l’équilibre rompu et de rendre à la terre la dignité que son Créateur lui a accordée.
« La corruption est apparue sur la terre et dans la mer à cause de ce que les mains des hommes ont acquis. » [Ar Rum 30:41].
Arslan Akhtar
