A l’occasion de la sortie de l’essai de Fouad Bahri « La relationalité de l’islam. Une métaphysique du lien », Mizane.info publie en exclusivité des extraits de la préface et de la conclusion de l’ouvrage qui présente l’originalité du projet théologique et philosophique porté par ce livre. Une œuvre disponible chez notre librairie partenaire, La librairie de l’orient.
La théologie est une discipline dangereuse. Marcher sur un fil dressé au-dessus de l’abîme n’est pas sans risque. Ce fil, aussi ténu que sa connaissance, le chercheur de vérité se doit, au moins une fois dans sa vie, de le franchir.
La théologie, une prise de risque
Pour accomplir cette avancée périlleuse, il lui faut marcher pas à pas, sans précipitation. Souvent, la nécessité lui impose de reculer lorsque son pas manque encore d’assise pour le porter plus avant. Une grande patience, une volonté inflexible, une exigence de sincérité l’accompagnent en silence. Le sens du devoir et l’amour de la quête le portent, sans toujours qu’il le sache.
La rigueur du travail accompli, la joie profonde d’atteindre la berge, la satisfaction de n’avoir pas cédé à l’enthousiasme précoce, aux appels d’air dominants et grisants du vide ancestral, la conscience de ne plus jamais pouvoir faire retour : toutes ces étapes franchies forment les chapitres d’une théologie authentiquement vécue dans sa chair, son cœur, son âme. La prise de risque maximal qu’implique ce chemin, le théologien ne la découvre jamais qu’au seuil de l’infini, lorsqu’il comprend enfin qu’il n’en possède aucun.

Théologie, mystique, ésotérisme, métaphysique : ces termes, bien que recouvrant des nuances qui peuvent avoir leur utilité, ne désignent au fond que la même discipline, la connaissance de l’Absolu, de l’Infini, de l’Un : Dieu.
De la faillibilité humaine
Nous avons parlé de discipline, ce qui soulève immédiatement cette question : la métaphysique ou la théologie sont-elles des sciences ? Si elles le sont, alors nous devrons considérer qu’elles sont faillibles au moins sous le rapport, non pas de leur objet, mais du sujet qui l’énonce.
Nous ne sommes donc plus autorisés à affirmer, à l’instar du métaphysicien René Guénon, que « l’idée de l’Infini, telle que nous venons de la poser ici, au point de vue purement métaphysique, n’est aucunement discutable ni contestable »1. La science, quel que soit son objet, et a fortiori la science métaphysique, demeure du point de vue humain qui caractérise notre condition, limitée : ﴾ Et ils t’interrogent au sujet de l’Esprit. Dis : l’Esprit relève de l’Ordre de mon Seigneur. Et il ne vous en a été donné que peu de connaissance. ﴿ (Coran 17, 85).
Cet essai, La relationalité de l’islam. Une métaphysique du lien, que nous présentons aux lecteurs, n’échappe pas à cette règle. À ceci près que l’ouvrage est moins un essai théologique que théosophique. Il se situe à la frontière féconde de la théologie et de la philosophie ou métaphysique d’autant plus facilement qu’une pratique éclairée de la métaphysique ne peut comporter, par définition, aucune frontière stricte.
« L’Infini et l’Absolu divin échappe à tout intellect »
Nous nous y proposons de présenter cette notion ou concept de relationalité qui nous semble pouvoir apporter un nouveau regard sur la religion, un nouveau souffle de nature à nous offrir la possibilité d’accomplir, au premier quart de ce XXIe siècle, un cheminement approfondi aussi digne de l’effort de nos prédécesseurs que de l’attention de nos contemporains.
D’une certaine manière, faire œuvre de théologie, de métaphysique ou de théosophie relève d’une prétention et d’un orgueil qui n’ont d’équivalent que la grandeur de leur objet d’étude qui ne saurait, en aucune manière, rentrer dans les cases d’une analyse humaine. L’Infini et l’Absolu divin échappe à tout intellect.
Aussi, cette entreprise ne saurait se justifier autrement que par la tentative sacrée de comprendre, relativement à nos possibilités de connaissance, ce qu’est la nature du Divin, la signification de ce qu’est une religion, mais encore comprendre la hauteur et la profondeur de l’intelligence et de la beauté issues de l’ordre créationnel, tout ceci à la lumière de l’intellect conféré, des sources révélées et de l’expérience accordée par l’Unique.
Qu’est-ce que la relationalité ?
La relationalité est un concept religieux qui nous aide à penser la nature et les différentes modalités de l’union à Dieu. Ce concept, à l’image du monde, ne peut être réduit aux quelques formes présentées dans cet essai mais inclue toutes les relations déterminées par une finalité d’ordre ontique, théologique, éthique, politique, philosophique, etc.
Toute relation, en tant qu’elle est vouée à accomplir un dessein, un objectif ou une finalité relative à Dieu, entre dans ce concept de relationalité. L’union théologique à Dieu, l’union éthique à Dieu, l’union sociale à Dieu : chaque voie relationnelle trace les contours d’un rapport particulier, d’un chemin singulier devant nous conduire vers la Singularité suprême. Par principe, cette relation ne peut être, du point de vue humain, permanente, mais doit être réactualisée en permanence, conformément à la nature vivante du lien avec le Divin qui implique mouvement, recentrement, harmonisation avec l’Un.
L’essence de la religion
La typologie des formes dessinée dans la première partie de cet ouvrage illustre parfaitement la spécificité portée par chacune d’elle. C’est aussi en ce sens que nous pouvons dire que la relationalité est tout autant le produit de la finalité poursuivie par ses acteurs que de la nature de la personnalité qui les définissent et des circonstances qui les déterminent. Chaque forme doit être évaluée à la fois en fonction des résultats objectifs d’une relation ou d’un rapport humain inclus dans la relation autant que par le niveau de transformation intérieur des sujets engagés par elle.

C’est la raison pour laquelle la religion, en tant que relation à Dieu, ne peut être limitée aux actes cultuels ou aux normes éthiques ou sociales qui en constituent le volet extérieur. Tout au moins faut-il comprendre le sens porté par ces normes et à quel point le succès de l’opérativité mise en œuvre dans le culte reste tributaire de la fidélité à son objectif, le rappel de Dieu.
Saisir en quel sens la religion est la voie relationnelle d’accès et de liaison intime au Divin, fonction qu’elle partage avec l’intelligence, permet de mieux comprendre ce qu’est une religion et par conséquent aussi, ce qu’elle n’est pas ou ce qu’elle ne peut être.
Réactualiser le sens d’une idée
Les acteurs sociaux engagés dans la voie religieuse, les intellectuels porteurs d’un discours religieux, les penseurs, et dans une moindre mesure, les fidèles eux-mêmes, tous ont vocation à comprendre la nature et l’objectif de la religion et à intégrer cette compréhension dans leur pratique quotidienne.
Nous dirons que l’une des clés fondamentales de la relationalité, dans son sens le plus général, réside dans l’harmonisation des facultés de l’Homme, en particulier dans sa capacité à lier son cœur et son intelligence. Sans développement de la vie du cœur, l’humain est condamné à errer dans les ténèbres du désœuvrement et de l’égarement. Sans vie intellectuelle, il ne lui est pas permis de dépasser le stade intuitif de la saisie immédiate, stade précieux et nécessaire mais insuffisant.
La réalisation de l’œuvre et l’accomplissement du Message exige de l’être humain bien plus. Une élévation permanente, une réalisation marquante, un témoignage accompli.
A la conquête de nos ailes
Ces objectifs ne peuvent naître que de la conjugaison subtile et de l’harmonisation authentique du cœur et de l’intelligence, ailes surplombantes, véhicule indispensable à la rencontre avec Dieu. Obtenir ces ailes et apprendre à en faire bon usage ne va pas de soi. « Dans toute tradition, les ailes ne se prennent pas, elles se conquièrent au prix d’une éducation initiatique et purificatoire souvent longue et périlleuse. » 2
Ce n’est donc pas un hasard si la tradition orientale, comme l’antiquité, faisaient du cœur la source de l’intelligence, sa localisation. Au-delà de cette double référence, il nous suffit de comprendre que l’objectif de l’intelligence est de permettre de saisir la nature d’une chose et que cette saisie implique une relation, une mise en lien, une interaction signifiante et une interpénétration nourrissante.
Cette définition nous permet de comprendre que la religion n’est pas autre chose que l’une des modalités internes de l’intelligence, et qu’intelligence et religion forment ensemble l’une des combinaisons les plus créatives que le monde n’ait jamais porté.
Fouad Bahri
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Notes :
1.René Guénon, Les états multiples de l’être, « L’infini et la possibilité » (1932), éd. Albouraq, 2022.
2.Voir article « ailes », Dictionnaire du symbolisme, op. cit., p. 17.