Quelle fut la formation de Rumi, le poète et mystique soufi sans doute le plus connu au monde ? La réponse à découvrir dans un extrait du livre de Yûsuf López García, Jalâl-ud-Dîn Rûmî L’Alchimiste de l’Amour (Albouraq), à lire en exclusivité sur Mizane.info.
Les enseignements de Jalâl-ud-Dîn Rumi témoignent d’une expérience spirituelle et poétique sans pareille. Bercé depuis son plus jeune âge dans les sciences islamiques, le juriste hanafite1 d’obédience maturidite2 eut une formation classique. À l’instar de ses maîtres, il s’agrippa fermement à la voie initiatique muhammadienne et devint – hormis quelques avis singuliers sur des questions secondaires – un fervent défenseur de l’orthodoxie islamique.
Le sultan des savants
Le premier maître de Jalâl-ud-Dîn ne fut autre que son propre père : Bahâ-ud-Dîn Muhammad Walad. Né à Balkh aux alentours de 1152, le Sheikh Bahâ-ud-Dîn Walad, qui était surnommé « Sultân ul-‘Ulamâ » (le Sultan des Savants) de son vivant, était reconnu de tous pour son érudition et sa spiritualité. Orphelin de père depuis l’âge de deux ans, sa mère l’aurait alors pris par la main et conduit à la bibliothèque familiale afin qu’il prenne conscience du trésor intellectuel et spirituel dont il venait d’hériter.
La famille, qui continuait de relater cet épisode, « considérait comme significatif le fait que la conscience mystique ait été allumée par une femme »3. Il dédia ensuite sa vie au savoir, occupant durant de longues années un poste de prédicateur et enseignant à Balkh. Par la suite, lorsqu’il quitta la ville, il poursuivit ses activités d’enseignant et continua à parfaire l’éducation de ses enfants et de ses disciples.
Un mystique et non un philosophe
Fervent admirateur de l’Imâm Abû Hâmid al-Ghazâlî (m. 1111), il avait pris part à la « controverse » entre les philosophes et les mystiques, se rangeant, tout naturellement, du côté de ces derniers. Bahâ-ud-Dîn désapprouvait tout particulièrement les idées de son contemporain Fakhr-ad-Dîn Râzî (m. 1210), n’hésitant pas à le comparer à une nuée de sauterelles qui s’abat sur les récoltes4.
Il critiquait principalement la philosophie pour sa tendance à tout rationaliser, à tout théoriser ainsi qu’à créer des systèmes de pensée dogmatiques desquels il n’est plus possible de sortir et qui finissent par « nous éloigner du Coran » 5.
Jalâl-ud-Dîn suivra l’exemple de son père et ne cherchera pas à codifier ses enseignements spirituels, mais plutôt à les vivre et à inviter les autres à faire de même. Bahâ-ud-Dîn disait qu’il préférait se consacrer au rappel de Dieu (dhikru-llâh) plutôt que d’essayer de comprendre des questions philosophiques ou existentielles sans réponse. Il disait : « Pour une raison que j’ignore, il y a dans le monde davantage de non-croyants que de musulmans. Qui sait pourquoi ? Je préfère consacrer mon temps à me souvenir de Dieu »6.
Un maître traditionnel
Initiant Jalâl-ud-Dîn davantage à la jurisprudence islamique (fiqh) qu’au soufisme, Bahâ-ud-Dîn n’en était pas pour autant ignorant. Bien au contraire, en tant que représentant officiel de la tarîqa Kubrâwiyya 7., la connaissance et la conscience mystique faisaient partie de ses premières préoccupations.
Toutefois, il considérait que l’apprentissage des enseignements exotériques et extérieurs (az-zâhir) devait toujours précéder les enseignements ésotériques et intérieurs (al-bâtin). Ceux-ci requièrent en effet une profonde connaissance de la sharî’a (la voie à suivre, la « loi islamique »), mais également la sagesse et la maturité spirituelle qui vont avec.
Bahâ-ud-Dîn, relatant dans le Ma’ârif qu’il existe deux voies pour étudier la sagesse, a dit : « L’une est formelle et publique, on s’y prépare à faire des sermons, à enseigner et peut-être aussi à prendre les décisions compliquées auxquelles est confronté un juriste. L’autre est complètement privée. Personne n’est au courant, hormis le chercheur lui-même. Ces pèlerins-là sont guidés en secret par le mystère. Tout ce qu’ils savent de ce monde, c’est ce qui leur est montré » 8
Sa principale œuvre, le Ma’ârif – un recueil de sermons, d’histoires, de conseils spirituels, de visions extatiques, de commentaires coraniques et de réflexions en tout genre –, était un document privé et transmis uniquement à quelques initiés, possiblement en raison du caractère sensible de certains passages. Il n’a pas hésité, par exemple, à y décrire des sentiments intimes ainsi qu’à les illustrer de moments personnels vécus avec ses épouses. 9
Mais il ne faut surtout pas se méprendre sur sa personne, Bahâ-ud-Dîn était un hâfiz respecté, un éminent juriste, constamment sollicité, à qui, rappelons le, on avait donné le titre honorifique de « Sultân ul-‘Ulamâ », ainsi qu’un guide spirituel reconnu et aimé de ses disciples. 10
Un modèle pour Rûmî
L’influence spirituelle et intellectuelle du « Sultan de Savants » sur son fils est indubitable. Bahâ-ud-Dîn Walad façonna, plus que tout autre, l’esprit de Mawlânâ – abstraction faite –, évidement, de son bien-aimé et soleil personnifié, Shams-ud- Dîn de Tabrîz. Rumi fut initié par son père aux sciences islamiques ainsi qu’à la lecture, à la mémorisation et à l’interprétation du Coran.
Il reçut une formation tout ce qu’il y a de plus classique et orthodoxe, étudiant la jurisprudence hanafite, les recueils de la Sunna et la vie du Prophète 11 (PBDSL), comme n’importe quel autre étudiant en sciences islamiques de la région.
L’orientaliste Annemarie Schimmel (m. 2003) considérait même que, dans sa jeunesse, Jalâl-ud-Dîn ne semblait avoir « aucunement conscience de la vie mystique secrète de son père »12. Tout comme Bahâ-ud-Dîn, Rumi développa une certaine appréhension pour les théorisations purement abstraites, systématiques et spéculatives.
Alors que Bahâ-ud-Dîn fut, en son temps, un adversaire acharné de Fakhr-ad-Dîn Râzî et, plus largement, de la philosophie rationnelle en général, l’approche de Mawlânâ était considérée comme antinomique avec celle de son contemporain Sadr-ud-Dîn Qônâwî, beau-fils de Muhyî-ud-Dîn Ibn ‘Arabî et mandataire de son école à Konya. 13
Cependant, le fossé entre les deux savants qu’ils étaient, et les deux tendances qu’ils représentaient, ne prit jamais de proportions semblables aux disputes qu’eut son père en son temps. D’ailleurs, Mawlânâ eut des disciples qui se partageaient entre ses propres enseignements spirituels et ceux de Sadr-ud-Dîn, allant tantôt suivre les leçons de l’un tantôt celles de l’autre, sans que cela ne pose le moindre problème.
Il est ainsi possible, malgré leurs apparentes dissemblances, de se reconnaitre tant dans la pensée de Rûmî que dans celle d’Ibn ‘Arabî. Bien plus, certains spécialistes ont soutenu qu’il est même possible de les appréhender de concert – malgré quelques différences épistémologiques – et de les juxtaposer en quasi-totale harmonie.14
Yûsuf López García
Notes :
- L’école juridique hanafite remonte à l’Imâm Abû Hanîfa (m. 767). Pour rappel, il existe quatre écoles juridiques au sein de l’Islam sunnite : le hanafisme, le malikisme, le shaféisme et le hanbalisme. ↩︎
- Proche de l’asharisme (al-ash’ariyya), le maturidisme (al-mâturîdiyya) est une école théologique créée par l’Imâm Abû al-Mansûr al-Mâturîdî (m. 934). Contrairement à l’école juridique, l’école théologique se focalise sur la croyance islamique et non sur sa jurisprudence. ↩︎
- Coleman Barks & John Moyne, Le livre noyé, Carnet d’extase et de vie pratique de Bahâ-ud-Dîn, le père de Rûmî, Artisans du dialogue Orient-Occident, 2013, p. 9. Il s’agit de la traduction de l’ouvrage de Bahâ-ud-Dîn rédigé en persan intitulé Ma’ârif (« Connaissances »). ↩︎
- Coleman Barks & John Moyne, op. cit., p. 49. ↩︎
- Ma’ârif, 1 : 408 in Coleman Barks & John Moyne, op. cit., p. 110. ↩︎
- Ma’ârif, 1 : 394-395 in Coleman Barks & John Moyne, op. cit., p. 106. ↩︎
- La « Kubrâwiyya » était une confrérie soufie rattachée au Sheikh Najm-ud-Dîn Kubrâ (m. 1221). Parmi ses six représentants se trouvaient le père de Rûmî, mais aussi Majd-ud-Dîn al-Baghdâdî, maître du poète ‘Attâr. Eva de Vitray-Meyerovitch, Rûmî et le soufisme, Éditions du Seuil, 2005, p. 171. ↩︎
- Ma’ârif, 1 : 381-382 in Coleman Barks & John Moyne, op. cit., p. 102. ↩︎
- Cf. Ma’ârif, 1 : 327-328 et 1 : 381-382 in Coleman Barks & John Moyne, op. cit., pp. 89 et 102-103. Les deux auteurs voient « dans sa franchise en matière de sexualité la force d’une sincérité face à Dieu qui outrepasse les normes conventionnelles ». (Op. cit., pp. 13-14). ↩︎
- Litt. gardien, conservateur ou rétenteur. Le terme hâfiz désigne une personne qui a mémorisé l’entièreté du Coran. ↩︎
- Il est recommandé aux musulmans de prier sur le Prophète r à chacune des mentions de son nom. À l’inverse de certains auteurs qui retranscrivent tout au long du texte les formules salutatoires en français, nous avons opté – comme à l’habitude – pour la très courante et triviale icône calligraphique. De cette façon nous voulons laisser, par souci de fluidité dans la lecture, le choix et le soin au lecteur de personnellement formuler ces prières. ↩︎
- Annemarie Schimmel, L’incendie de l’âme, L’aventure spirituelle de Rûmî, Albin Michel, 1998, p. 24. ↩︎
- Alors que l’approche de l’œuvre magistrale d’Ibn ‘Arabî tend à systématiser ses enseignements, Rûmî – optant pour l’ivresse des sentiments mystiques plutôt que pour la théologie ou la philosophie – se désintéresse totalement du développement d’une pensée métaphysique explicite et structurée. Toutefois, malgré ces différences méthodologiques et techniques, les deux maîtres se complètent (l’un s’adressant d’avantage à l’intelligence et à la raison, l’autre, au cœur et à l’émotion) et préparent l’homme à une même Vérité. ↩︎
- Pour aller plus loin : William C. Chittick, La doctrina sufí de Rûmî, Sophia Perennis, 2008. ↩︎