Dans sa dernière chronique sur Mizane.info, Mahdi Amri aborde la question de la concurrence exacerbée entre la Chine et les USA dans la maîtrise de l’IA. Qui va l’emporter ?
Il ne fait aucun doute que le monde traverse aujourd’hui l’une de ses phases de mutation les plus profondes depuis la fin de la guerre froide. Nous vivons un moment où l’ingénierie géopolitique se mêle à l’économie numérique, où la révolution de l’intelligence artificielle interpelle les fondements mêmes de la civilisation. Pour la première fois depuis deux siècles, l’avenir semble pencher vers l’Est plutôt que vers l’Ouest. Lorsqu’on observe attentivement l’évolution de l’intelligence artificielle au cours de la dernière décennie, la Chine apparaît comme une puissance montante — non seulement parce qu’elle dispose d’immenses ressources humaines et matérielles, mais aussi parce qu’elle propose un modèle civilisationnel articulé autour de l’ordre social, de l’harmonie culturelle, du temps long et de l’unification de la décision stratégique.

Le premier facteur qui place la Chine en position de dépasser les États-Unis dans les années à venir réside dans la profondeur de son discipline culturelle et comportementale, qui constitue le cœur de son architecture civilisationnelle. La Chine n’est pas seulement un géant démographique : elle incarne une pratique quotidienne d’une philosophie plurimillénaire où « l’ordre » est la condition du progrès, « l’harmonie » le socle de l’urbanité, et le « travail constant » la seule voie d’ascension. C’est cet esprit — empreint du legs confucéen — qui a permis à la Chine de passer, en quelques décennies, d’un pays agricole appauvri à la deuxième économie mondiale.
Dans le champ de l’intelligence artificielle, cette discipline se traduit par une capacité exceptionnelle à déployer des politiques nationales massives, telles que le programme « IA 2030 », qui vise explicitement à dépasser les États-Unis non seulement dans la recherche, mais également dans les applications industrielles, les infrastructures computationnelles, la robotique et le calcul haute performance. La Chine produit aujourd’hui plus de 29 % des travaux scientifiques mondiaux sur l’IA et concentre près de 60 % des brevets liés aux algorithmes déposés au cours des cinq dernières années.
Elle constitue également le plus grand marché de données au monde, avec un volume d’informations utilisateur plus de trois fois supérieur à celui des États-Unis — un avantage déterminant pour l’entraînement des modèles et l’accélération de leurs performances. Dans ce contexte, la discipline culturelle se mue en force productive, l’harmonie sociale en accélérateur, et la planification centrale en outil de fabrication du futur.
À cela s’ajoute un deuxième facteur : le poids démographique colossal de la Chine, qui en fait le plus grand laboratoire de données humaines de la planète. Plus de 1,4 milliard d’individus génèrent quotidiennement ce qui constitue désormais le plus vaste gisement d’informations de l’histoire. Cette masse n’est pas qu’un chiffre : elle constitue la matière première de l’économie de l’IA. Les centres de recherche estiment qu’en 2030, la Chine concentrera à elle seule 35 % des données mondiales, un volume suffisant pour lui conférer un avantage stratégique dans le développement d’IA hautement autonomes.
Il convient toutefois de préciser — par souci de rigueur académique — que les États-Unis conservent un avantage qualitatif dans certains domaines clés tels que les semi-conducteurs avancés (NVIDIA), les architectures informatiques ou encore certains modèles linguistiques de pointe. Pékin reste également partiellement dépendant de fournisseurs étrangers pour les puces les plus sophistiquées, une vulnérabilité que le pays s’efforce activement de réduire.
Ainsi se dessine le paysage actuel : une société disciplinée, une masse démographique considérable et une planification stratégique inscrite dans le temps long. Ces éléments convergent vers un même constat : le centre de gravité technologique semble se déplacer du monde occidental vers l’Asie orientale. Ce basculement n’est pas anodin : il rappelle d’autres transformations majeures de l’histoire — du passage du monde grec au monde romain, de l’hégémonie islamique à celle de l’Europe, puis de l’Europe aux États-Unis après 1945. La différence réside toutefois dans la nature de la puissance : elle n’est plus militaire ou territoriale, mais algorithmique et computationnelle. Et dans ce domaine, la Chine n’est pas seulement une puissance émergente : elle se présente comme le porteur d’un nouveau paradigme civilisationnel.

Le troisième facteur de son ascension réside dans ce déplacement global du centre de la civilisation vers l’Est. Ce basculement n’est plus seulement économique ou commercial : il repose désormais sur la maîtrise des infrastructures du futur — intelligence artificielle, informatique quantique, supercalculateurs et réseaux de données. Les États-Unis, malgré leur avance scientifique et la présence de géants technologiques comme OpenAI, Google ou Meta, souffrent d’une fragmentation sociale, d’une polarisation politique aiguë, de difficultés à produire des régulations cohérentes, d’inégalités éducatives marquées et d’un affaiblissement du lien culturel collectif qui fut longtemps leur principale force.
À l’inverse, la Chine offre l’image d’une société homogène, capable de concentrer ses efforts sur un projet national unifié : devenir la première puissance mondiale de l’IA à l’horizon 2030. Le pays a investi plus de 150 milliards de dollars ces dernières années dans l’intelligence artificielle, soutenu massivement ses entreprises innovantes et construit des villes intelligentes entièrement conçues comme laboratoires de technologies émergentes.
Quatrième facteur : l’essoufflement du modèle occidental et la recherche mondiale d’un nouveau cadre civilisationnel. Les sociétés occidentales, malgré leurs avancées scientifiques, donnent l’impression d’avoir atteint un degré de saturation interne qui rend toute transformation difficile sans heurts. La Chine, quant à elle, propose un modèle hybride alliant économie de marché et discipline étatique, innovation et contrôle, ouverture technologique et préservation culturelle. Certains analystes parlent de « capitalisme discipliné ». Dans une telle configuration, l’IA se développe dans un environnement moins chaotique et davantage structuré.
Le marché chinois de l’IA pourrait atteindre 1,2 trillion de dollars en 2030, contre moins de 800 milliards pour les États-Unis, avec une expansion rapide des applications industrielles, des véhicules autonomes, de la médecine prédictive et des systèmes de gestion urbaine. Pékin est aussi sur le point de dominer le secteur des supercalculateurs et dispose déjà de modèles performants dans la vision artificielle, la traduction automatique ou les grands modèles de langage.
En définitive, comprendre l’avenir de la puissance mondiale sans intégrer l’intelligence artificielle dans l’équation serait une erreur majeure. Le critère fondamental de puissance au XXIᵉ siècle n’est ni la géographie, ni la force militaire, ni le surplus industriel, mais la capacité à produire des algorithmes et à contrôler les flux de données. À cet égard, la Chine semble s’approcher d’un moment décisif susceptible de lui conférer le leadership mondial.
Les quatre facteurs mis en lumière — discipline culturelle, masse démographique, basculement civilisationnel et essoufflement occidental — constituent ensemble une grille d’analyse cohérente pour comprendre l’inclinaison du futur vers la Chine. Mais au-delà des indicateurs économiques, c’est la nature même de l’économie de l’IA qui redéfinit les rapports de puissance : un système où travail, production, vitesse et valeur se recomposent à travers le prisme algorithmique. En Chine, l’IA n’est pas un secteur isolé : elle forme une couche transversale qui imprègne l’ensemble des domaines — agriculture de précision, industrie lourde, cybersécurité, énergie, éducation, santé et économie verte. C’est ce qui permet au pays de tendre vers un « écosystème numérique intégré », tandis que les États-Unis demeurent plus dépendants d’un secteur privé souvent en tension avec les impératifs de l’État.

Les projections indiquent que les technologies chinoises de l’IA pourraient contribuer à hauteur de 7 trillions de dollars au PIB mondial en 2035, tandis que des villes comme Shenzhen, Shanghai ou Hangzhou deviendront des laboratoires à ciel ouvert des technologies du futur. Sur le plan culturel, la Chine avance car sa société adhère à l’idée de projet collectif, au moment où de nombreuses sociétés occidentales connaissent un détachement croissant entre l’individu et l’État. L’IA devient ainsi en Chine un projet civilisationnel, autant qu’un projet économique.
La véritable question n’est donc plus : la Chine dépassera-t-elle les États-Unis ? Mais plutôt : quand ce dépassement se produira-t-il, sous quelle forme, et dans quels domaines de l’intelligence artificielle ? À cela s’ajoutent d’autres interrogations décisives : l’ascension chinoise redéfinira-t-elle l’éthique mondiale de l’IA ? Sommes-nous à l’aube d’un « ordre algorithmique mondial » qui redistribuera les souverainetés ? Et que doivent faire les nations émergentes pour profiter de ce basculement plutôt que d’en rester spectatrices ?
Le monde entre dans une ère où les règles du jeu changent. Ceux qui ne maîtriseront pas l’intelligence artificielle — technologiquement, économiquement et culturellement — n’auront guère de place dans la géopolitique du siècle à venir. La Chine, par ses forces multiples, semble aujourd’hui la mieux positionnée pour mener cette transition. Mais l’avenir n’appartient pas aux certitudes : il récompense la préparation. D’où la question cruciale pour les peuples : comment nous préparer à un temps où les algorithmes deviendront la mesure de la souveraineté et où l’IA constituera la matrice de la puissance ?
L’intelligence artificielle ouvre ainsi la porte à une nouvelle époque, peut-être celle de la Chine — mais fondamentalement celle de l’humanité en quête d’un sens renouvelé de la puissance, de la civilisation et du rôle de l’homme dans un monde façonné par les machines et redessiné par les armées d’algorithmes.
Mahdi Amri
