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Islam et modernité : le conflit des paradigmes économiques 1/2

La théorie moderne de l’économie définie par l’école autrichienne se fonde sur une vision du monde qui amené au chaos actuel, dérégulé et sans principes. Dans un texte ambitieux publié en deux parties, Arslan Akhtar propose une comparaison des paradigmes islamique et moderne de l’économie.

L’économie, au sens le plus large, ne saurait être considérée comme une discipline profane parmi d’autres ; elle est, en vérité, une application particulière d’une science plus haute, celle de l’ordre, de la mesure et de la justice (ʿadl), car elle régit les échanges, les équilibres et les obligations à l’intérieur du corps social, et touche par conséquent à l’un des plans les plus inférieurs de la substance cosmique, la matière monétaire, c’est-à-dire l’argent.

Or, le domaine de l’argent, précisément parce qu’il concerne la matérialité extrême des biens, est aussi un champ d’épreuve spirituelle. Il manifeste à la fois la tendance déchue de l’homme vers la possession et son aptitude, s’il est éclairé par la Loi, à ordonner le monde inférieur selon la justice divine.

C’est pourquoi, conjointement avec la politique, qui touche à un autre dénominateur collectif, celui du pouvoir, l’économie devient aujourd’hui le théâtre d’un conflit idéologique majeur entre la conception islamique de la vie et les doctrines séculières issues du modernisme, essentiellement le capitalisme, qui absolutise la liberté individuelle et le marché.

Face à cette déviation, celle de la dispersion capitaliste, la doctrine économique islamique se présente comme un équilibre principiel (mizan), un ordre hiérarchique où la richesse et le travail retrouvent leur signification symbolique et morale.

Sur le plan pratique, la finance islamique contemporaine illustre cet effort de réintégration du domaine économique dans l’ordre du sacré.

Si les chrétiens modernes, en particulier les penseurs protestants, ont manifesté une vitalité remarquable dans le champ de la philosophie religieuse ou de la théologie morale, il faut reconnaître que ce sont aujourd’hui les musulmans qui ont su, malgré les limites de la modernité, redonner une dimension normative et spirituelle au domaine de la finance et du banking. En renouant avec les principes du fiqh al-muʿamalat, l’économie islamique contemporaine tente, parfois maladroitement, de rappeler que le gain ne saurait être séparé du bien, ni la richesse de la responsabilité.



Afin d’éclairer notre propos, nous confronterons la conception islamique de l’ordre économique à une expression majeure de la pensée moderne, l’école autrichienne, qui représente le capitalisme dans sa forme la plus cohérente et la plus métaphysiquement explicite.

L’école autrichienne

L’école dite autrichienne de l’économie, dont l’influence s’étend jusqu’au cœur du libéralisme contemporain, fut inaugurée par Carl Menger (1840–1921) et systématisée par Ludwig von Mises (1881–1973), Friedrich Hayek (1899–1992), ainsi que leurs continuateurs dans le monde anglo-saxon. Chacun de ces penseurs, à sa manière, a contribué à construire la métaphysique implicite du capitalisme moderne, c’est-à-dire une vision du monde où l’ordre social se réduit à la somme des volontés individuelles et où la valeur perd tout enracinement ontologique.

Carl Menger, fondateur de l’école, élabora la « théorie marginale de la valeur », selon laquelle le prix des biens ne dépend plus de leur valeur objective ou de leur coût de production, mais de leur valeur subjective pour chaque individu. Il développe cette approche en réaction aux limites qu’il perçoit dans la théorie classique (Adam Smith pensait que la valeur dépendait à la fois du travail et de l’utilité ; David Ricardo réduisait la valeur essentiellement au travail incorporé) : selon lui, le coût de production n’explique pas pourquoi certains biens rares mais vitaux (comme l’eau) valent moins que des biens peu utiles mais limités (comme le diamant).

Pour résoudre ce « paradoxe de la valeur », Menger affirme que ce n’est pas l’utilité globale d’un bien qui compte, mais l’utilité de la dernière unité disponible, la plus immédiatement nécessaire à l’individu. Il montre ainsi que la valeur d’un bien n’est pas liée à sa nature ou à sa fonction intrinsèque, mais à l’importance que lui accorde l’agent économique au moment précis où il en anticipe l’usage, ce qu’il appelle la valeur d’utilité marginale. Par ce renversement, Menger substitue à la notion classique de juste prix (enracinée dans une hiérarchie de valeurs) une pure appréciation psychologique et contingente. Ce déplacement, en apparence technique, marque en réalité la rupture métaphysique entre l’économie moderne et toute conception traditionnelle de la justice distributive.

Ludwig von Mises, son disciple le plus rigoureux, radicalisa cette perspective dans sa praxeologie, une « science de l’action humaine » prétendant déduire toutes les lois économiques de la seule rationalité individuelle. Chez lui, l’économie devient une logique autosuffisante, sans référence morale ni téléologique ; la rationalité n’est plus orientée vers le bien, mais vers l’efficacité du choix. Mises incarne ainsi le rationalisme instrumental typique de la modernité, avec la raison réduite à la gestion du désir.

Friedrich Hayek, enfin, conféra à cette doctrine une dimension quasi métaphysique en formulant la théorie de l’ordre spontané (spontaneous order). Selon lui, le marché libre constitue un système d’information supérieur à toute intelligence planificatrice ; il est, en quelque sorte, une providence immanente, issue du jeu impersonnel des interactions humaines. Ce concept parachève la sécularisation du monde économique car l’harmonie, jadis descendante et principielle (du Ciel vers la terre), devient ascendante et contingente (de la multiplicité vers une unité sans Principe).

Dans cette évolution, on peut lire la trajectoire même du capitalisme occidental, de la psychologie empirique (Menger) à la rationalisation systématique (Mises), puis à la quasi-mystique du marché (Hayek). L’école autrichienne est ainsi la forme la plus accomplie de ce que l’on pourrait appeler le « gnosticisme économique » moderne, une foi dans l’auto-régulation du monde matériel, érigée en substitut à la Providence divine.

Nous nous attacherons maintenant à mettre en lumière certains des piliers doctrinaux de cette école, c’est-à-dire les principes implicites sur lesquels repose sa vision du monde économique.

L’individualisme comme pseudo-religion

L’école autrichienne constitue l’une des expressions les plus cohérentes du libéralisme moderne précisément parce qu’elle en condense le postulat central, à savoir l’individualisme méthodologique. Selon cette approche, toute réalité économique doit être ramenée à l’initiative isolée de l’individu rationnel, l’homo agens, agissant en vue de son intérêt propre.

En apparence, il ne s’agit là que d’une méthode d’analyse empirique ; mais, en réalité, cette perspective repose sur une anthropologie implicite, celle d’un être conçu comme autonome, autosuffisant, séparé de toute transcendance, et dont la liberté consiste à se déterminer sans référence à un ordre supérieur. L’homme y devient son propre centre, sa propre finalité, une créature coupée de son rabb et prétendant à une souveraineté absolue sur son destin.

Or, une telle conception s’oppose radicalement à la vision islamique de l’homme (insan), que le Qur’an définit comme ‘abd Allah, le serviteur de Dieu, et khalifah fi al-ard, le lieutenant du Très-Haut sur la terre :

« Je vais établir sur la terre un vicaire (khalifah). » [Al-Baqarah, 2:30]

Dans la perspective du tawhid, la liberté n’est jamais une fin en soi, mais un moyen d’accomplir la servitude volontaire (‘ubudiyyah) envers Allah. La véritable autonomie est celle de l’esprit qui se conforme à l’Ordre divin, non celle du moi qui s’en affranchit.

« Ce n’est pas à ton désir que tu dois obéir, mais à ce qu’Allah a révélé. » [Al-Jathiyah, 45:18]

Ainsi, ce que l’école autrichienne appelle « action rationnelle » (praxeologie), l’islam le relativise profondément, en ce sens que l’action humaine n’a de valeur que dans la mesure où elle est ordonnée au bien (ma‘ruf) et conforme à la justice (‘adl). Détachée du Principe, la raison devient un instrument du nafs, et la rationalité se mue en simple efficacité profane.

C’est là le point de rupture entre la doctrine islamique et le libéralisme économique, l’un se fonde sur la Shari‘ah comme norme transcendante ; l’autre, sur la volonté humaine comme norme immanente. L’économie, dans ce cadre, n’est plus un ordre dérivé du Ciel, mais un chaos organisé par les appétits, où la liberté sans Loi se substitue à la Loi libératrice.

« As-tu vu celui qui prend pour divinité sa passion (hawa) ? » [Al-Furqan, 25:43]

Le marché comme providence pseudo-divine

Au nom de ce même individualisme fondateur, l’école autrichienne refuse à l’État toute prérogative morale ou régulatrice. Dans sa logique la plus extrême, cette méfiance s’est transformée en rejet de toute autorité politique, comme on le voit chez Murray Rothbard, qui poussa la doctrine jusqu’à sa conclusion anarchique sous le nom d’anarcho-capitalisme. Pour lui, toute intervention de l’État dans la sphère économique constitue une violation de la liberté individuelle, et toute contrainte collective une forme de coercition illégitime.

Cette hantise de l’État n’est pas un simple réflexe politique, elle traduit une conception du monde où toute autorité transcendante, qu’elle soit divine ou institutionnelle, est perçue comme une menace pour l’autonomie du moi. Friedrich Hayek, profondément marqué par les totalitarismes du XXe siècle (le national-socialisme allemand et le communisme soviétique), voyait dans toute planification centrale l’amorce d’un asservissement général. Son ouvrage le plus célèbre, The Road to Serfdom (1944, « La Route de la servitude »), expose avec éloquence cette peur. Selon lui, l’État économique conduit inévitablement à l’État total, et la recherche de la justice sociale prépare le retour du despotisme.

Or, d’un point de vue islamique, cette équation entre autorité et tyrannie procède d’une confusion typiquement moderne. L’islam ne nie pas la nécessité d’un pouvoir central ; il en sacralise la fonction. L’autorité (wilayah) n’est pas l’oppression (zulm), mais la protection et la mise en ordre.

« Ô vous qui croyez ! Obéissez à Allah, obéissez au Messager et à ceux d’entre vous qui détiennent l’autorité (uli al-amr). » [An-Nisa, 4:59]

Ainsi, l’État, dans la mesure où il reste fidèle à la Shari‘ah, n’est pas un obstacle à la liberté, mais son garant légitime. Il assure le maintien du mizan (l’équilibre) dans les échanges et veille à la moralité publique par le biais de la hisbah, institution traditionnelle de régulation morale et économique, incarnée par le muhtasib (magistrat chargé du marché et des mœurs publiques) assisté d’inspecteurs et de notables, veillant à prévenir chargée de prévenir l’injustice, la fraude, le monopole et les pratiques illicites telles que le riba (usure).

Dans le cadre de la modernité, où la communauté organique (ummah) s’est dissoute dans des structures étatiques, il revient précisément à l’État, dans sa forme la plus conforme au droit islamique, d’incarner cette fonction de gardien du juste milieu (wasatiyyah). Car un ordre sans autorité ne produit pas la liberté, mais le chaos ; et une économie sans contrôle moral devient la proie des passions humaines (hawa) :

« Et si la vérité suivait leurs passions, les cieux, la terre et tout ce qu’ils contiennent seraient corrompus. » [Al-Mu’minun, 23:71]

Ainsi, là où Hayek craignait que l’État soit la « route vers la servitude », l’islam enseigne au contraire que l’absence d’autorité juste, celle qui ordonne selon Allah, est la véritable servitude, la soumission du monde aux désirs désordonnés du nafs collectif.

En vérité, en abolissant toute autorité transcendante, l’école autrichienne n’a pas réellement supprimé l’État ; elle l’a transfiguré en une entité diffuse, invisible et apparemment neutre, « le marché », lequel devient la nouvelle instance régulatrice de l’ordre humain. Sous le prétexte de libérer l’homme de la contrainte politique, elle l’a soumis à une contrainte plus subtile et plus totale, celle des lois anonymes de l’offre et de la demande, érigées en absolus métaphysiques.

Ainsi, le marché est devenu une pseudo-divinité, une Providence immanente qui distribue les biens, récompense et punit, décide de la survie ou de la ruine des nations. On parle de la « main invisible » comme autrefois on parlait du qadar (la destinée) mais sans Dieu, sans sagesse et sans justice.

Le résultat n’est pas la liberté, mais une anarchie managée, un désordre global gouverné par les intérêts privés des grands capitaux, des institutions financières et des corporations transnationales.

L’Etat dans tous ses états

On pourrait, à ce stade, nous objecter qu’en insistant sur la nécessité d’une autorité centrale, nous risquons de tomber dans une fétichisation de l’État, c’est-à-dire dans une sacralisation d’une structure elle-même profane et historiquement contingente. À force de corriger l’individualisme autrichien, ne risquons-nous pas d’engendrer, par réaction, un excès du pouvoir politique, un miroir inversé du totalitarisme que dénonçait Hayek ?

Cette objection n’est pas sans pertinence, surtout si l’on considère que la notion même d’État, au sens moderne, bureaucratique et souverain, est une construction étrangère à la civilisation islamique classique. Comme l’a montré Wael Hallaq dans The Impossible State (2013, « L’État impossible »), l’État moderne n’est pas seulement un instrument neutre, il est le produit d’une ontologie sécularisée, où la Loi n’émane plus du Principe divin (al-Haqq), mais de la volonté humaine. Dans une société islamique intégrale, la Loi (Shari‘ah) préexiste à l’État, et le pouvoir politique ne fait que la servir ; dans la modernité, au contraire, l’État crée la Loi et s’y substitue. D’où la tension intrinsèque, dès lors que vouloir un « État islamique » dans un cadre moderne revient à vouloir unir deux logiques opposées, celle du tawhid et celle de la souveraineté humaine absolue.

Cependant, reconnaître cette difficulté ne signifie pas abolir toute idée d’ordre politique. Il s’agit plutôt de concevoir une forme intermédiaire, où l’État ne devient ni un absolu ni un néant, mais un instrument moral.

À cet égard, la pensée de Robert Nozick, bien qu’inscrite dans la tradition libérale, offre un point d’équilibre intéressant. Philosophe américain proche du libertarianisme, Nozick ne fait pas à proprement parler partie de l’école autrichienne, bien qu’il partage certaines de ses prémisses économiques. Sa critique du libéralisme radical de Mises ou Rothbard consiste justement à réintroduire un minimum de structure politique, sans retomber dans le collectivisme.

Dans son ouvrage majeur, Anarchy, State, and Utopia (1974, « Anarchie, État, et Utopie »), Nozick défend l’idée d’un « night-watchman state », littéralement, un « État-gardien de nuit ». Cet État minimal ne s’occupe ni d’économie ni de morale privée, mais assure uniquement les fonctions essentielles (la sécurité, la justice, la protection des droits fondamentaux). C’est, pour ainsi dire, une autorité réduite à la vigilance.

Une telle conception, si elle demeure étrangère à la perspective islamique dans son fondement métaphysique, peut néanmoins offrir un point de convergence pragmatique, avec un État moralement orienté mais institutionnellement limité, garant du mizan (équilibre) sans devenir un Léviathan. En d’autres termes, un pouvoir qui protège la Loi (Shari‘ah) sans prétendre la produire, et qui préserve la justice (‘adl) sans absorber la communauté (ummah).

Le Qur’an rappelle d’ailleurs cet équilibre entre autorité et mesure :

« Et Nous avons établi la balance (mizan) afin que vous ne transgressiez pas dans la pesée. » [Ar-Rahman, 55:7–8] Ainsi, le modèle islamique ne saurait être ni l’anarchie du marché livré au nafs collectif, ni le totalitarisme de l’État divinisé, mais un ordre de responsabilité hiérarchique, fondé sur la wilayah juste, une autorité au service de la Vérité et non de la volonté.

Arslan Akhtar

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