Enseignant au Maroc, Mahdi Amri diagnostique la réalité des pratiques universitaires à l’ère de l’inflation des savoirs rendue possible par l’IA. « L’intelligence artificielle ne rend pas l’université obsolète. Elle met au contraire à nu sa mission fondamentale : produire des consciences capables de comprendre, de relier et d’interroger les conditions historiques de leur propre existence« , écrit il sur Mizane.info.
J’ai longtemps cru, en arrivant à l’université française au milieu des années 2000 pour y préparer un master en communication et médias, pénétrer dans un espace où la pensée s’exerçait en prise directe avec son temps, où le savoir savait se laisser traverser par les transformations du monde sans chercher à s’en protéger.
L’université m’apparaissait alors comme un lieu de mise à distance critique, mais aussi comme une institution capable d’intégrer les mutations technologiques dans son horizon réflexif. Cette représentation s’est pourtant fissurée très tôt, à partir d’un fait en apparence anodin, presque insignifiant, mais dont la portée symbolique allait progressivement s’imposer à moi.
Un enseignant affirma publiquement refuser toute adresse électronique, au motif qu’il ne souhaitait pas participer à ce qu’il désignait comme un système généralisé de contrôle et de surveillance des interactions humaines. Ce refus, loin de m’apparaître comme une simple position individuelle, produisit en moi un trouble plus profond.

Comment, dans un champ académique voué à l’analyse de la communication, pouvait-on assumer un tel retrait à l’égard d’un outil devenu structurant dans l’organisation contemporaine des savoirs, des échanges et des pouvoirs ? Ce qui me dérangeait n’était pas tant la critique de la technologie que le décalage entre cette posture et le lieu qui la portait : l’université, institution historiquement chargée de penser le présent, semblait ici chercher à s’en protéger.
J’éprouvai d’abord une résistance intérieure, une tentation du jugement immédiat, avant d’opérer un déplacement méthodologique volontaire : suspendre le jugement pour analyser les conditions sociales et historiques de possibilité de ce refus. Les données disponibles à l’époque révélèrent un paysage moins rassurant que les discours dominants.
Au début des années 2000, la France accusait un retard relatif dans l’appropriation des outils numériques par rapport à plusieurs pays d’Europe du Nord, tandis qu’à l’échelle mondiale moins de 15 % de la population avait accès à Internet en 2005. Ce double décalage permit de déplacer mon regard : ce refus ne relevait pas d’une technophobie individuelle, mais d’une méfiance institutionnelle plus large face à des technologies susceptibles de redistribuer les rapports de savoir, d’autorité et de légitimation du sens.

Je compris alors que la modernité ne se décrète pas par discours, qu’elle se négocie dans les structures, les pratiques et les rapports de pouvoir. L’université, loin d’être extérieure au monde social, est travaillée par les mêmes peurs que les autres institutions confrontées à la perte progressive de leur monopole symbolique.
Lorsque je commençai à enseigner au Maroc, autour de 2012, cette intuition se transforma en constat plus rude. Les pratiques pédagogiques, les échanges avec les étudiants, les silences des amphithéâtres rendaient visibles des fractures profondes : analphabétisme persistant, illettrisme numérique, inégalités d’accès à Internet, décrochage scolaire touchant plus durement certaines catégories sociales, notamment les filles, et fuite continue des compétences. En 2012, près de 780 millions d’adultes étaient encore analphabètes à l’échelle mondiale. Ces chiffres prenaient chair dans les trajectoires étudiantes, dans la fatigue intellectuelle, dans le sentiment d’être formé pour un monde qui n’existait déjà plus.
L’héritage colonial peut éclairer certaines inerties, mais s’y réfugier indéfiniment revient à dépolitiser le présent. Depuis des décennies, le discours du « développement en cours » fonctionne comme un alibi politique, suspendant l’exigence de rupture réelle. Pendant ce temps, d’autres sociétés ont fait de l’éducation, de la recherche et de l’innovation des choix stratégiques assumés. Plus de 60 % du PIB mondial est aujourd’hui produit par ces économies. Face à ces trajectoires, l’université demeure trop souvent enfermée dans un présent figé, contribuant indirectement à la précarité, au chômage diplômé et à la migration des talents.
C’est dans ce contexte que le numérique, puis l’intelligence artificielle, apparaissent non comme des causes, mais comme de puissants révélateurs. L’université ne souffre pas d’un manque de machines, mais d’un déficit politique de sens. Elle continue à fonctionner comme si l’information restait rare, alors que le monde est saturé de données, de récits, de discours et d’algorithmes. Elle perpétue une illusion de centralité professorale, tandis que l’étudiant évolue déjà dans un espace informationnel complexe, instable et conflictuel.
L’essor rapide de l’intelligence artificielle n’a fait qu’exacerber cette contradiction. La réaction dominante demeure défensive : interdire, surveiller, soupçonner, comme si l’éthique pouvait être réduite à un arsenal disciplinaire. Ce réflexe traduit moins une vigilance morale qu’une peur politique : celle de la fragilisation d’un modèle d’autorité fondé sur la maîtrise exclusive du savoir. Or l’urgence n’est pas de contenir la machine, mais de former des sujets capables de maintenir une distance critique face aux dispositifs techniques qui structurent désormais le monde social.
L’intelligence artificielle ne rend pas l’université obsolète. Elle met au contraire à nu sa mission fondamentale : produire des consciences capables de comprendre, de relier et d’interroger les conditions historiques de leur propre existence. Le danger ne vient pas de la technologie, mais du refus institutionnel d’affronter son propre retard. Ce qui se joue ici dépasse largement le champ pédagogique : c’est le rapport au temps, au pouvoir et à l’avenir qui est en question.

En guise de conclusion, il me semble nécessaire de clore ce texte par cinq recommandations adressées aux responsables universitaires, aux décideurs publics en charge de l’enseignement supérieur, aux autorités politiques, mais aussi à l’ensemble de la communauté académique. Il ne s’agit pas d’un programme technique ni d’un plaidoyer technophile, mais d’une interpellation politique. Car le décalage universitaire n’est pas un simple dysfonctionnement pédagogique : il est le symptôme d’un choix collectif implicite, celui de retarder indéfiniment l’affrontement avec le présent. À défaut d’un courage politique clair, l’université risque de devenir un lieu de reproduction symbolique du passé plutôt qu’un espace de fabrication de l’avenir.
Voici donc mes cinq recommandations pour une université en phase avec son temps :
1. Reconnaître le décalage comme un fait politique et institutionnel : La première rupture nécessaire est symbolique : accepter de nommer le retard, non comme une défaillance individuelle, mais comme un fait structurel engageant des choix historiques et politiques. Sans cette reconnaissance, toute réforme restera superficielle.
2. Faire de la production du sens le cœur de la mission universitaire : À l’ère de l’abondance informationnelle, transmettre des contenus ne suffit plus. L’université doit former à la pensée critique, à la mise en relation des savoirs et à l’intelligence de l’incertitude.
3. Intégrer le numérique et l’intelligence artificielle comme objets de débat public : L’université doit cesser de traiter ces technologies uniquement sous l’angle de la fraude et du contrôle, et les aborder comme des enjeux intellectuels, éthiques et politiques majeurs de notre temps.
4. Refonder l’autorité académique sur la légitimité intellectuelle : L’autorité professorale ne peut plus reposer sur la rareté de l’information. Elle doit se reconstruire sur la capacité à accompagner, questionner et ouvrir des horizons critiques.
- Assumer pleinement la responsabilité historique de l’université : Former pour un monde disparu est un acte politique de renoncement. L’université doit redevenir un lieu de projection, de conflit intellectuel et de fabrication consciente de l’avenir collectif.
Mahdi AMRI
Enseignant-chercheur, ISIC – Rabat, Maroc
