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jeudi 28 mars 2024

Homo œconomicus vs Homo islamicus

homo economicus

Ahmed Danyal Arif est titulaire d’un master en économie politique et l’auteur de « L’Islam et le capitalisme : pour une justice économique » (Paris, L’Harmattan, 2016). Dans ce dernier texte que nous publions avec son aimable autorisation, l’auteur fait la critique du calculateur égoïste promu par le capitalisme pour faire l’éloge de la nécessaire empathie valorisée par la philosophie sociale du Coran.  

Aveuglé par leur mirifique volonté de vouloir faire de leur discipline une « science dure », les économistes ont parfois recours à des innovations conceptuelles les plus saugrenues. Parmi celles qui ont la vie dure, il faut citer celle de l’homo œconomicus. Sans nul doute, apparaît-il comme la figure accomplie de l’homo sapiens en devenant « l’homme moderne, maître de lui-même, calculateur infaillible et bâtisseur d’une morale sans transcendance fondée sur l’utilité »1

L’objectif de tout agent économique (ménages, entreprises, administrations publiques, etc.), nous disent les économistes, est de satisfaire ses besoins dans un monde ou les ressources disponibles sont rares : il s’agit de l’individu rationnel. Mais l’hypothèse d’une rationalité souveraine des agents est-elle bien raisonnable ? Si l’individu peut vouloir maximiser son utilité, il n’arrive pas forcément à faire un choix optimal en pensant d’abord à satisfaire ses propres intérêts.

Dans un contexte de crise du capitalisme, nombreux sont les sociologues et les philosophes qui observent une recrudescence de la tendance empathique. À travers notamment la réhabilitation des notions réactivées de « bien commun » ou de « devoir envers autrui », l’individualisme décomplexé a atteint son point limite. Il ne peut plus faire système. C’est cet homo empathicus que l’Islam cherche à faire renaître de ses cendres.

Un « monstre anthropologique »

homo economicus

La discipline de l’économie s’est constituée en séparant le comportement de l’homme dans la vie économique de l’approche morale. Reposant sur l’esprit calculateur et égoïste des agents économiques, les individus agiraient uniquement selon un calcul coûts/bénéfices pour faire leurs différents choix, afin de maximiser leur satisfaction (on parle d’utilitarisme économique). Nous serions donc tous des êtres parfaitement rationnels et l’intérêt économique serait notre seul mobile. Cet axiome est le fait d’une nouvelle philosophie née aux alentours du XVIe siècle qui, non seulement, va avoir un regard nouveau sur la société civile, mais surtout, qui va représenter l’homme comme un être de besoin toujours mû par la fuite de la douleur et la recherche du plaisir.

La construction de ce nouveau sujet occidental qu’est l’homme économique n’est pas chose récente et n’a pas toujours suivi une ligne droite. Son avènement a été le fruit d’une grande mutation mentale et intellectuelle ou l’intérêt va s’imposer comme la clé universelle ouvrant la voie à une morale nouvelle. Car c’est bien la morale et la normativité ancienne que le discours utilitariste cherche a déconstruire. L’acte économique étant un acte social, la « science » économique ne pouvait naître qu’en s’éloignant de la morale et refonder une nouvelle théologie prétendument scientifique.

Dans une immense littérature du XVIe siècle donc, on voit se dessiner de nouvelles formes d’individualisation, où les fins individuelles vont progressivement se détacher des devoirs collectifs. L’intérêt et l’utilité vont avoir une signification beaucoup plus matérielle. À l’origine on trouve une mutation profonde de la pensée médiévale où la chrétienté va voir dès le XIIe siècle son système de valeurs changer. Loin d’être nés un beau matin, le capitalisme et les pratiques qui lui correspondent n’ont été mis en place et rendus possibles que par la levée progressive des interdits religieux concernant principalement l’argent. Fermement condamnée au départ, la pratique du prêt à intérêts va progressivement être tolérée et excusée par l’Église, permettant à l’usurier de tirer profit de l’attente du remboursement de son débiteur.

L’avènement de la classe des marchands et des usuriers va également redéfinir la conception du temps. En effet, le temps va devenir mesure et s’éloigner du temps circulaire de la nature. En se séparant du « temps liturgique de l’attente du Messie », ils vont en faire une dimension de leurs affaires. L’homme économique est donc avant tout l’homme dont la morale est faite de l’esprit de calcul, du souci de l’exactitude, ou c’est avec « une litanie de chiffres et non avec le lyrisme creux des mots qu’il faut chanter ».

« Quiconque a son frère à son service doit le nourrir de ce dont il se nourrit, le vêtir de ce dont il s’habille, ne jamais lui assigner une tâche supérieure à ses capacités, et si cela est inévitable, qu’il l’aide à l’accomplir. »

La deuxième phase a été de considérer l’universelle présence du moi dans tous nos jugements et comportements envers le monde et envers autrui. Dévoiler les intérêts dans les vertus sera la ligne directrice des moralistes français tels que La Rochefoucauld, ou encore Jacques Esprit. Pour ces auteurs, tout est recherche d’avantages et de satisfactions personnelles. Le désintéressement par exemple, ne serait que l’intérêt qui aurait changé de nom. En utilisant la ruse du désintéressement, l’homme ne chercherait qu’à obtenir le gain qu’il souhaite tout en affirmant n’avoir jamais voulu s’attirer les éloges d’autrui.

Cette pensée radicale jette le soupçon jusque sur les actions les plus pures comme la vérité, la sincérité, l’amitié, la clémence. Tout est contrefaçon et tout dans notre conduite est gouverné par l’amour-propre. L’union entre les hommes repose donc sur une « mutuelle tromperie » où l’être humain n’est que déguisement, mensonge et hypocrisie. Les penseurs des siècles suivants (Bernard Mandeville, François Bayle, Jeremy Bentham, Sigmund Freud, etc.) n’auront qu’à reprendre un fonds prospère que les moralistes autant que les penseurs politiques vont leur laisser. C’est alors qu’un constat général va s’imposer et une mission se dessiner : celle de tirer un trait définitif avec la Religion, et envisager une société uniquement composée d’athées comme une possibilité.

La théorie économique moderne va reprendre cette logique et l’appliquer à tous les hommes. Ses fervents défenseurs arguent le fait que ce concept à l’avantage de la simplicité, puisqu’il est à même d’expliquer un grand nombre de faits en ne faisant appel qu’à un nombre restreint d’hypothèses. Sauf que l’homo œconomicus, être cupide, sans émotions et socialement atomisé semble être une reductio ad absurdum. Les individus ont une éthique. Ils sont façonnés par des entités collectives et influencés par des institutions. Il n’est pas irrationnel pour eux de prendre des décisions qui ne correspondent pas à la recherche d’un profit maximum. S’il est vrai que tout individu est habité par un « capitaliste intérieur » qui a cette fâcheuse tendance à vouloir lui faire prendre ses désirs personnels passagers pour des besoins urgents, ce n’est pas pour autant que toutes ses décisions touchent uniquement et en dernier ressort sa propre personne.

Humaniser l’homo œconomicus

D’un point de vue sociétale, un musulman pratiquant rationnel respectera dans ses actes économiques des valeurs, en investissant dans une logique du partage des risques, étant loyal dans les affaires, ou encore en restant à l’écart de la spéculation. Ceci n’entre pas en contradiction avec la recherche d’une rationalité économique en finalité : satisfaire le mieux possible ses besoins ou faire des profits. Sauf que la recherche du bien-être individuel ne devrait pas s’opposer à celle du bien-être de la communauté, et l’Islam reconnaît la nature duale des êtres humains.

Les êtres humains peuvent à la fois faire preuve d’un comportement égoïste qu’altruiste. Sauf que le premier n’est pas encouragé et qu’au lieu de cela, la religion islamique cherche à contrôler l’égoïsme en reconnaissant que chaque individu, en plus de servir ses « intérêts égoïstes », devrait jouer un rôle positif dans la promotion du bien commun en aidant d’autres êtres humains, et de ce fait contribuer à la création d’une société meilleure. Le concept de réussite est donc toujours associé à des valeurs morales dans le glossaire islamique, et implique une attitude positive envers son prochain.

En humanisant l’homo œconomicus, l’Islam tend à instaurer une atmosphère dans laquelle la philanthropie est placée au rang du devoir. En restant attentifs aux droits des autres, il est important que les classes les plus pauvres ne soient pas dépourvues de leur droit fondamental de vivre décemment. Le caractère altruiste des enseignements de l’Islam souligne à plusieurs reprises sur la nécessité de « donner », plutôt que de « prendre » ou de « garder ». À ce sujet, deux traditions importantes sont à mentionner :

« Les gens que Dieu a placés entre vos mains sont vos frères, vos serviteurs et vos assistants. Quiconque a son frère à son service doit le nourrir de ce dont il se nourrit, le vêtir de ce dont il s’habille, ne jamais lui assigner une tâche supérieure à ses capacités, et si cela est inévitable, qu’il l’aide à l’accomplir. »

« La main de celui qui donne est supérieure à celle de celui qui reçoit. »

Par ailleurs, l’Islam accorde aux franges de la population les plus faibles des droits fondamentaux importants. La courtoisie et la philanthropie sont considérées comme des valeurs sociales profondément ancrées dans la foi en Dieu : « Et dans leurs biens, il y avait une part pour le mendiant et pour l’indigent. » Aussi longtemps que les démunis n’obtiennent pas la part qui leur est due, ils sont créanciers d’une partie de la richesse nationale. C’est pour cette raison d’ailleurs, que l’Islam établit déjà très tôt une institution, plus connue sous le nom de « Zakat ».

Mais l’Islam va encore plus loin puisqu’afin de générer un véritable sentiment de compassion dans le cœur de l’humanité, un autre verset du Livre saint lui enjoint de sacrifier ses propres intérêts ou une chose qui lui est chère pour le bien de ses semblables : « Jamais vous n’atteindrez la droiture à moins que vous ne dépensiez de ce que vous aimez ; et quoi que vous dépensiez, assurément, Allah le sait très bien. »

C’est par l’empathie que nous créons la vie sociale et faisons progresser la civilisation. La conscience empathique est la véritable main invisible et la quintessence de l’histoire de l’humanité, malgré le refus presque dogmatique des économistes de l’intégrer dans l’équation économique.

Cet enseignement selon lequel un homme devrait être prêt à sacrifier les intérêts qui lui tiennent à cœur est particulier à l’Islam. L’idée est de dire qu’il en effet aisé de faire un don sans que celui-ci ne cause un inconvénient à nos intérêts propres. Mais faire don de ce que l’on souhaite pour soi-même, là est la difficulté. Le Livre saint n’encourage donc pas seulement à faire un don en espèces ou en nature machinalement, mais exhorte aussi les hommes à participer volontairement à des projets d’aides sociales. Force est de remarquer que l’ordre économique islamique imagine un troisième secteur, à côté et à la même hauteur des secteurs privé et public, qu’on peut identifier sous le nom de « secteur bénévole » ou de « secteur du volontariat ».

Jusqu’à une époque très récente, les chercheurs des différentes disciplines ont presque tous tenté d’expliquer l’essence de la vie en suivant le scénario matérialiste. Mais une vision radicalement neuve de la nature humaine émerge lentement, se renforce et peut révolutionner notre façon de comprendre et d’organiser nos relations économiques, sociales et environnementales au cours des prochains siècles : il s’agit du comportement lié à l’empathie.

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Les partisans d’une vision égoïste de la nature humaine rétorqueront que notre propension à la réciprocité sociale relève plus du « donnant-donnant » que du besoin profond d’aider et de réconforter nos semblables. Mais contrairement au mot « sympathie », qui est passif, l’empathie suggère un engagement actif : la volonté de prendre part à l’expérience d’un autre, de partager son vécu. Certes, on ne peut pas dire qu’une personne faisant preuve d’un comportement empathique perd tout sentiment d’identité pour se fondre dans l’expérience de l’autre. Mais il est tout aussi faux de dire que l’empathie est une valeur instrumentale et un moyen de jauger l’autre pour faire avancer ses propres intérêts en maintenant des rapports sociaux appropriés. Si nous en sommes arrivés à une si sombre idée de la nature humaine, c’est bien parce que les récits de malheurs et de crimes nous captivent le plus. Parce que ce type d’évènements est l’exception, et en aucun cas la règle. Au quotidien, le monde est tout à fait différent. Certes la vie est saupoudrée de stress, de souffrances et d’injustices, mais elle est faite pour l’essentiel de centaines de petits actes de gentillesse et de générosité. La compassion et le réconfort mutuels créent la bienveillance et tissent le lien social. Une grande partie de nos interactions quotidiennes avec nos compagnons d’humanité sont empathiques, parce que c’est notre vraie nature. C’est par l’empathie que nous créons la vie sociale et faisons progresser la civilisation. La conscience empathique est la véritable main invisible et la quintessence de l’histoire de l’humanité, malgré le refus presque dogmatique des économistes de l’intégrer dans l’équation économique.

Ahmed Danyal Arif

Notes

1 Tony Andréani, Un être de raison. Critique de l’homo œconomicus, Syllepse, Paris, 2000, p. 7.

2 Selon l’expression de Pierre Bourdieu, in Daniel Cohen, Homo œconomicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, Albin Michel, 2014, p. 36.

3 D’après la thèse de Jeremy Bentham, in Introduction au principe de morale et de législation, [1789], Vrin, 2011.

4 Notamment l’anglais John Hales et le français Antoine de Montchrestien. Ces derniers vont jeter la dernière pelletée de terre sur la tombe de la sagesse ancienne, en reconnaissant dans la richesse la principale composante du bonheur.

5 Christian Laval, L’homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Gallimard, 2007.

6 Yves Renouard, Les hommes d’affaires italiens du Moyen-Âge, Armand Colin, 1968, pp. 224-225, in ibid.

7 Christian Arnsperger, L’homme économique et le sens de la vie. Petit traité d’alter-économie, Textuel, 2011.

8 Mirza Tahir Ahmad, Problèmes des temps modernes : les solutions de l’Islam, Islam International Publications, 1998, p. 144.

9 Al-Tirmidhi, Livre de la vertu et des bonnes manières, Hadith n°1945.

10 Al-Tirmidhi, Livre de la Zakāt, Hadith n°680.

11 Le Saint Coran, Chapitre 51 (Adh-Dhāriyât), verset 19.

12 Ibid., Chapitre 3 (Āl-‘Imrān), verset 92.

13 Jeremy Rifkin, Une nouvelle conscience pour un monde en crise : Vers une civilisation de l’empathie, Actes Sud, LLL, 2012.

Ahmed Danyal Arif

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