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Gaza, le miroir de l’inhumanité ordinaire (quand l’horreur devient la banalité du quotidien)

Gaza, le miroir de l’inhumanité ordinaire (Quand l’horreur devient la banalité du quotidien)

De quoi le génocide du peuple palestinien à Gaza est-il le nom? Que dit-il de notre époque ? La réponse de Razi Shah dans cette chronique à lire sur Mizane.info.

« L’armée israélienne a détruit le seul centre de dialyse rénale du nord de Gaza, ce qui représente un risque grave pour les patients souffrant de maladies rénales. (…)L’installation avait déjà été ciblée par l’armée israélienne, ne laissant en fonctionnement que huit machines de dialyse, avant sa destruction complète ce dimanche.»
Extrait d’article du journal en ligne Middle East Eye, lundi 2 juin 2025 1

C’est suite à la lecture de cette petite dépêche, glaçante et « banale », passée inaperçue, que je me décide à prendre la plume. Ce qu’elle dit ne semble susciter ni choc, ni indignation. Cette banalisation de l’horreur, qu’on a presque envie d’ignorer. En l’intitulant « Gaza, le miroir de l’inhumanité ordinaire », j’emprunte à la grande Hannah Arendt l’idée de la « banalité du mal » : cette capacité que peut avoir l’humain pour prendre part à l’horreur. Non pas par cruauté mais par conformisme, obéissance ou aveuglement.

Le mal aujourd’hui ne se cache pourtant plus : plus visible que jamais, au quotidien, en direct, au plus près de nous, jusque dans notre poche. L’écran du smartphone est devenu un miroir brut et cruel, qui nous renvoie l’image de notre temps et de notre civilisation. Peut-être aussi de nous-mêmes dans notre capacité à détourner les yeux, à zapper le réel en faisant défiler l’écran avec nos doigts, pour se réfugier dans l’oubli. Regarder sans cesse des images tout en étant aveugles sur ce qui devrait nous sauter aux yeux.

Un massacre continu diffusé en direct sur les smartphones

Cela fait plus de vingt mois que le monde assiste à une destruction méthodique de Gaza. Une population entière prise au piège d’une violence dévastatrice, une furie nihiliste. Les hôpitaux y sont détruits. Les universités rasées. Les écoles, les mosquées, les routes, les maisons, tout ce qui pouvait faire société est anéanti. Présentée comme guerre contre le Hamas, il s’agit dans les faits d’un projet assumé de déshumanisation, de punition collective et d’évacuation forcée.

Le gouvernement israélien, soutenu par les États-Unis, a poussé Gaza dans une agonie insoutenable : Toutes les zones massivement bombardées avec des dizaines de milliers de morts civiles – femmes et enfants pour la plupart – les survivants sans cesse déplacés, errant d’un endroit à un autre, sans soins, sans ressources, encerclés, affamés et assoiffés.

La Bande de Gaza était une prison à ciel ouvert. Elle est devenue un immense camp à ciel couvert. Couvert de drones, d’épaisses fumées noires, d’avions de chasses qui la survolent tous les jours depuis un an et demi. Gaza est devenu un tas de gravats, un décor de la fin des temps. Tout est fait pour rendre cette terre inhabitable. Pour que le « choix » final de l’exil devienne la seule issue. Mais un choix imposé, arraché dans le sang, la faim et la peur. C’est le génocide 2 le plus documenté en temps réel de l’histoire.

Des photos, des vidéos, des témoignages, des images satellites, des rapports d’ONG, des avertissements lancés par des instances internationales. Tout est visible. Et pourtant, nos dirigeants continuent de refuser toute initiative réelle de pression ou de sanction. Pourquoi ? Parce que cette inertie politique de la part des pays donneurs de leçons révèle, à celles et ceux qui en doutaient encore, un profond mépris. Pas seulement pour les Palestiniens, pour les Arabes, mais aussi pour l’ensemble des peuples du Sud.

Islamophobie, racisme d’État, et inversion du stigmate

Pendant ce temps, en Europe, la solidarité avec la Palestine est criminalisée. Des manifestants pacifiques sont matraqués. Des artistes censurés. Des campagnes diffamées. L’obsession politique continue de se focaliser sur une menace mainte fois ressassée depuis plus de trente ans : le « péril vert », le « séparatisme » et l’éternel obsession du « foulard islamique » des jeunes filles, des accompagnatrices scolaires, des mineures, etc… Jusqu’à la publication récente, en France, d’un rapport officiel sur l’« entrisme islamiste », brandi comme une alerte face à un supposé projet concerté de conquête culturelle et politique de la République par les Frères Musulmans.

Notez le timing de la sortie de ce rapport et le vacarme médiatique l’accompagnant qui surgissent comme un contre-feu opportun. Ce discours anxiogène et alarmiste n’est pas nouveau. C’est une vieille rengaine, recyclée.

Une version actuelisée du « complot juif mondial », devenu aujourd’hui le « complot musulman », avec la même rhétorique : exagération de la menace, construction de la figure ennemie et amalgame délibéré entre culture, croyance religieuse, origine et loyauté à la nation. Après le Juif, l’Arabe. Après l’antisémitisme, voici l’islamophobie d’État. Un glissement presque transparent ; incolore et malodorant, avec la complicité d’une large partie des élites politiques, médiatiques et intellectuelles.

L’alliance brune-bleue : la collusion idéologique

La convergence claire entre les défenseurs inconditionnels d’Israël et l’extrême droite en Europe est à présent de notoriété publique. Une mutation stratégique s’opère : on ne hait plus « le Juif », on soutient « Israël ». Contre les Arabes, les Musulmans, les immigrés.

C’est un déplacement du racisme. Les anciens discours antisémites se sont recyclés en discours islamophobes. Les mêmes cercles qui haïssaient les sémites d’hier protègent ceux d’aujourd’hui… pour mieux taper sur d’autres sémites. Le pseudo-philosémitisme ostentatoire de l’Allemagne, dans sa volonté de repentance, se traduit aujourd’hui par un soutien inconditionnel au gouvernement criminel de Netanyahu et par une répression indigne et féroce contre les manifestants, souvent arabo-musulmans, qui dénoncent les massacres à Gaza.

Ce n’est peut-être pas une rupture, mais une continuité : l’antisémitisme d’hier ne s’est pas éteint, il a simplement changé de cible. L’Histoire bégaie, et elle a le goût cruel de l’ironie. L’alliance entre extrême droite identitaire et sionisme d’État ne se limitent pas qu’à l’Europe. Elle s’est récemment traduite dans le rapprochement entre Israël de Netanyahu et l’Inde de Modi, le bien nommé : une vision commune du monde, suprémaciste, nationaliste, et islamophobe.

Ainsi, lors du récent conflit indo-pakistanais qui a failli dégénérer en guerre totale avec le spectre nucléaire, on a découvert avec stupeur des militants hindous pro-Modi et sympathisants du BJP et du RSS 3, lors de rassemblements pro-indiens à Londres brandissant des drapeaux israéliens comme symboles d’une fraternité idéologique fascisante.

Il n’y a rien d’étonnant pour qui observe l’Inde depuis son virage autoritaire et islamophobe porté par le pouvoir en place du BJP. Mais le Pakistan n’est pas Gaza. Et le rêve de puissance de Modi – que Bilawal Bhutto a ironiquement qualifié de « version Temu de Netanyahu » 4 – a été rapidement ramené à la réalité. Après des frappes indiennes visant des installations et des bases au Pakistan et au Cachemire, la riposte d’Islamabad a été immédiate et fulgurante : plusieurs avions indiens ont été abattus, dont des Rafale, des bases indiennes ciblées avec des missiles et des drones, forçant New Delhi à reculer.

Ce qui a quelque peu refroidi les ardeurs guerrières du pouvoir indien, mais sans toutefois ralentir les affinités idéologiques et collaboration militaire entre New Delhi et Tel-Aviv. Quant à La radicalisation de la société israélienne qui tend vers la droite de plus en plus extrême, elle se nourrit, selon Emmanuel Toddv , « d’une dynamique démographique et idéologique ». Ceux qui migrent aujourd’hui vers Israël sont, selon lui, attirés par un système structuré par la violence. À l’inverse, ceux qui quittent Israël cherchent ailleurs une vie en paix.

Il en résulte un renforcement continu des éléments les plus radicaux au sein de la société israélienne. Et cela pose une question vertigineuse aux Juifs européens se réclamant de l’héritage humaniste, porteur de mémoire et de justice : vont-ils continuer à soutenir un Etat devenu paria, dont les crimes sont devenus une évidence flagrante aux yeux du monde ?

Si certaines élites occidentales de droite se prennent de passion pour Israël, ce n’est pas un hasard, selon Todd. Il y voit une continuité historique : les mêmes groupes qui furent jadis passionnément antisémites ont de fait un tropisme pro-israélien aujourd’hui, justement parce qu’Israël incarne désormais une vision suprémaciste, autoritaire et militarisée du monde. Et dans cette inversion ironique et tragique de l’histoire, les Arabo-musulmans sont devenus les nouveaux boucs émissaires. Il y a là quelque chose de glaçant. Comme si l’antisémitisme historique en Europe, loin d’avoir disparu, s’était simplement recyclé en islamophobie et en racisme anti-arabe.

La tradition du bouc émissaire serait toujours présente, mais on a changé de bouc, et par la même occasion de sémite. Gaza aura finalement été un miroir. Ce qui s’y déroule ne dit pas seulement quelque chose d’Israël et de ses dérives colonialistes. Gaza nous révèle peut-être aussi ce que nous-mêmes sommes devenus. Ce que l’Europe, les États-Unis, les institutions internationales, et mêmes les opinions publiques ont accepté, cautionné, voire légitimé.

Le pire dans cette tragédie aura été le silence assourdissant des masses, urbaines et « bien-pensantes, laïques, éduquées, éprises de droits humains et de valeurs », qui arboraient un drapeau ukrainien, ont dans leur majorité regardé ailleurs en détournant les regards, ou se réfugier derrière « la complexité du conflit ».

Le soutien inconditionnel à Israël commencerait-il à s’éroder ?

Des signes laissent à penser toutefois que le discours dominant commence à vaciller. Des « voix juives » critiques » s’élèvent aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Israël même parmi les élites politiques et militaires.

Ehud Olmert, ancien Premier ministre israélien soutient dans une récente tribune dans Le Mondevi qu’ « Israël commet bien des crimes de guerre à Gaza.» Elie Barnavie, ancien ambassadeur d’Israël en France en appelle à « arrêter d’urgence Netanyahou faute de quoi on se sera rendu coupable d’un crime contre l’humanité massif. » » vii « Blast », un média indépendant français, parle d’un « grand retournement » où « le réel reprend enfin ses droits ». 8

Certaines figures publiques ou médiatiques (Delphine Horvilleur, Joann Sfar, Anne Sinclair…) qui, jusqu’alors, restaient silencieuses ou hostiles à toute critique d’Israël prennent aujourd’hui la parole. La speakrine Léa Salamé, aborde enfin le sujet en donnant la parole au médecin humanitaire Raphaël Pitti, lui demandant de façon pathétique « s’il est vraiment certain que les enfants soient affamés. ».

Dans cette ambiance de volte-face quasi forcé au regard de la situation qui n’est plus tenable, Blast insiste : « Les médias ne se sont pas contentés d’oublier. Ils ont participé activement à rendre possible le pire. » Le vent tourne, enfin. Et quand le silence retombera, et viendra l’heure du bilan, on mesurera l’étendue du carnage. Il faudra alors se souvenir de tout et de tous : de ceux qui ont bombardé, de ceux qui ceux qui ont excusé, de ceux qui ont regardé ailleurs et se sont rendus complices par leur silence.

Razi Shah

Notes :

1 https://www.middleeasteye.net/…/israel-destroys-north

2 Contrairement à une opinion répandue, un tel crime (génocide) n’est pas subordonné à l’anéantissement du groupe, ni au massacre de masse. Pour beaucoup de juristes, rarement dans l’histoire l’intention de détruire un groupe a été formulée aussi clairement par des dirigeants étatiques. Ces déclarations surprennent d’autant plus qu’elles sont publiques et répétées : Amnesty International en a recensé plus d’une centaine entre octobre 2023 et juin 2024. « Génocide à Gaza : le mot et la chose », Publié en ligne 28 mai 2025, consulté en ligne : https://theconversation.com/genocide-a-gaza-le-mot-et-la-chose-256354

3 Organisation hindoue radicale, inspirée par les mouvements fascistes, qui promeut une idéologie ultranationaliste, suprémaciste et xénophobe. https://www.rtbf.be/article/inde-l-organisation-qui-a-faconne-la-politique-de-narendra-modi-11552887

4 S’exprimant lors d’une conférence de presse au siège des Nations Unies à New York mardi, Le président du Parti du peuple pakistanais, Bilawal Bhutto Zardari a déclaré : « M. Modi est en quelque sorte la version Temu de Netanyahu, c’est donc une piètre copie, et nous appelons le gouvernement indien à ne pas s’inspirer du pire exemple possible. » https://tribune.com.pk/story/2549492/internet-reacts-as-bilawal-calls-modi-temu-version-of-netanyahu

5 « Emmanuel Todd : Le nihilisme peut expliquer le comportement d’Israël à Gaza ». Interview, initialement publiée sur le site italien Krisis, qui a été traduite et retravaillée par l’auteur pour Élucid. Publiée sur le site sous forme d’article le 1er décembre 2024, consulté en ligne : https://elucid.media/democratie/emmanuel-todd-le-nihilisme-peut-expliquer-le-comportement-d-israel-a-gaza

6 Ehoud Olmert : « Israël commet bien des crimes de guerre à Gaza » L’ancien premier ministre israélien estime, dans une tribune au « Monde », que le gouvernement de Benyamin Nétanyahou mène une guerre à des fins personnelles. Les crimes commis et les souffrances infligées aux Palestiniens sont, à ce point, contraires aux intérêts de l’Etat hébreu que ses dirigeants sont des « ennemis intérieurs », juge-t-il. Publié le 4 juin 2025 https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/06/04/ehoud-olmert-israel-commet-bien-des-crimes-deguerre-agaza_6610422_3232.html

7 Elie Barnavi : « Si on n’arrête pas Benyamin Nétanhayou », « on se sera rendu coupable d’un crime contre l’humanité massif » Publié le mercredi 4 juin 2025 sur Radio France https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-mercredi-04-juin-2025- 4641836

8 « Génocide à Gaza : le grand retournement » Publié sur le média indépendant français « Blast » le 28 mai 2025 : https://www.blast-info.fr/articles/2025/genocide-a-gaza-le-grand-retournement-uXFjjJA9RfiibufbAsSQOQ

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