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De l’ère technétronique à la guerre cognitive : la prophétie technocratique de Brzezinski

De l'ère technétronique à la guerre cognitive : la prophétie technocratique de Brzezinski

Grand maître à penser de la géostratégie américaine, Zbigniew Brzezinski est aussi l’auteur d’un livre moins connu où il annonce les mécanismes de la domination technocratique contemporaine. Hakim Bey nous en livre les ressorts dans une chronique à lire sur Mizane.info.

La publication en 1970 du livre Between Two Ages – La Révolution technétronique par Zbigniew Brzezinski constitue un événement pour ainsi dire performatif dans l’histoire des idées géopolitiques et technologiques contemporaines. Alors que l’essai « Le grand échiquier » publié en 1997 par le même auteur est largement reconnu comme un manuel explicite de stratégie impériale américaine — déclarant sans ambages que « qui contrôle l’Eurasie contrôle le monde » — Between Two Ages esquissait déjà, près de trois décennies auparavant, les contours d’une ère postindustrielle dominée par une forme inédite de contrôle technologique des populations.

L’idée maîtresse développée par Brzezinski est que l’humanité se trouve dans une transition majeure, passant de l’ère industrielle à une nouvelle époque qu’il baptise « technétronique ». Cette ère se distingue par l’omniprésence et l’omnipotence croissante de la technologie numérique, des médias de masse, des réseaux informatiques et, fondamentalement, de la cybernétique. Ce qui était anticipé comme un processus futuriste en 1970 constitue aujourd’hui notre quotidien : une société hyperconnectée, structurée autour du flux constant d’informations numériques où l’individu est à la fois consommateur et produit, sujet actif et objet passif.

Le caractère visionnaire de Brzezinski réside notamment dans sa compréhension anticipée des effets psychologiques et sociaux de cette révolution technétronique. Il affirme explicitement que l’individu deviendrait un « objet d’influence manipulable », immergé dans un océan d’informations filtrées, sélectionnées et orientées par des systèmes technocratiques opaques. Le conditionnement des masses passe par une surabondance d’informations, non pas pour informer, mais pour saturer, brouiller les repères, noyer le sens dans le flux informe du divertissement. C’est là que réside un point crucial : cette manipulation subtile, ce filtrage des réalités et cet art de la diversion constitue précisément ce que nous décrivons de nos jours comme de l’ingénierie sociale.

L’ingénierie sociale est une science fascinante relevant d’une forme très particulière de sorcellerie. C’est ce qui rend cette science d’autant plus fascinante et obscure à embrasser sur un plan strictement rationnel et matérialiste. Mais allez-vous faire comprendre et accepter au commun des mortels que les sorciers sont devenus technophiles… Unanimement reconnu comme l’un des plus grands auteurs de science-fiction, l’esprit visionnaire d’Arthur C.Clarke révélait que toute technologie suffisamment évoluée est indiscernable de la magie. Nous y reviendrons.

La technétronique permet, selon Brzezinski, une surveillance de masse si sophistiquée qu’elle devient presque invisible à l’œil nu, capable d’archiver et d’analyser en temps réel les informations les plus personnelles des individus. Cette « transparence forcée » où la frontière entre vie privée et vie publique, entre réalité physique et réalité virtuelle s’estompe, constitue une mutation radicale des relations sociales, des structures politiques et de la conception même de la souveraineté étatique.

Dans cette perspective, les États-nations  voient leur autorité progressivement érodée. Le pouvoir se déplace vers des institutions transnationales et technocratiques, capables d’exercer une gouvernance mondiale basée sur une rationalité technologique prétendument neutre, débarrassée des contraintes idéologiques apparentes. Ce qui s’opère en réalité est un transfert de souveraineté au profit de structures bureaucratiques, financières et technologiques échappant au contrôle démocratique classique.

Ce processus, loin d’être uniquement rationnel ou strictement technique, se pare de dimensions que nous pourrions qualifier de « techno-magiques ». Cette notion évoquée précédemment fait référence à l’emploi de technologies et de stratégies psychologiques sophistiquées pour susciter des états de conscience modifiés, une adhésion inconsciente, une forme de fascination collective permettant la domestication des désirs et des volontés. Le contrôle social technologique entre alors dans une dimension subtile, à la frontière entre le psychologique et l’occultisme, exploitant des mécanismes cognitifs et émotionnels profonds afin d’assurer une gestion optimale des masses humaines.

Ainsi, la révolution technétronique décrite par Brzezinski dépasse largement la simple mutation technologique ou économique. Elle représente une véritable transformation anthropologique, où l’humain lui-même devient un réseau interconnecté de données, une ressource énergétique et cognitive à canaliser, à extraire, et à diriger selon les besoins d’un système technocratique global. C’est tout le principe du « capitalisme libidinal » formulé par Jean-François Lyotard. Ce phénomène correspond parfaitement à notre conception de la guerre cognitive mondiale actuelle — une guerre menée contre les peuples, non plus par la force brute des armes traditionnelles, mais par la captation subtile et permanente de l’attention, des émotions, et des désirs. Cette guerre mondiale contre les peuples est une guerre contre leur capacité à désirer autrement que ce que le système peut capturer et monétiser.

Brzezinski avait compris que la cybernétique, née dans les laboratoires militaires, n’était pas une simple science de l’information, mais une doctrine du contrôle des systèmes complexes, au premier rang desquels l’esprit humain. La boucle de rétroaction entre input sensoriel, traitement cognitif et output comportemental devient le nouvel espace d’ingénierie. Le désir y est la variable à discipliner.

Dans son livre, Brzezinski cite Gordon J.F. McDonald, membre de l’Académie nationale des sciences américaine, qui participa à l’ouvrage collectif « Toward the year 2018 » édité par la Foreign Policy Association : 

« La technologie permettra aux dirigeants des principales nations du monde de mener une guerre secrète dont seul un tout petit nombre des membres des forces de sécurité sera averti. »

(https://archive.org/details/towardyear201800fore/page/n5/mode/2up)

Cet extrait édifiant prend aujourd’hui tout son sens. Ce qui était autrefois une spéculation prospective se vérifie désormais sous nos yeux dans les multiples dispositifs de surveillance de masse, les algorithmes prédictifs, les campagnes virales soigneusement orchestrées, et les divers « psy-ops » numériques visant à influencer les perceptions et comportements collectifs. Cette guerre secrète est en cours. Ce n’est pas une hypothèse paranoïaque : c’est un fait observable. Elle ne se déclare pas, elle s’infiltre. Elle n’explose pas, elle implose. C’est une guerre par saturation, par hypnose, par fragmentation.

Là où le pronostic déraille, c’est que tout cela est exposé en plein jour. Ce qui constitue sans doute la stratégie de dissimulation la plus efficace d’entre toutes. Dissimulation par l’évidence qui fait tout l’objet de la nouvelle d’Edgar Allan Poe, « La Lettre volée ». C’est aussi ce que nous disent Marshall McLuhan et Barrington Nevitt dans leur ouvrage commun « Take Today: The Executive as Dropout » :

« Seuls les secrets les plus insignifiants méritent d’être protégés. Les grandes découvertes sont protégées par l’incrédulité du public. »

Petite parenthèse à ce sujet, David A. Hughes, conférencier en relations internationales à l’université de Lincoln en Angleterre, nous partage une pépite accessible gratuitement qui fait office de véritable anomalie : https://link.springer.com/book/10.1007/978-3-031-41850-1

Il est difficilement compréhensible qu’un livre pareil ait pu se retrouver publié sur Springerlink. Pour information, il s’agit d’un service incontournable dans la recherche universitaire qui fournit un accès au texte intégral de plus de 2 300 revues scientifiques, techniques et médicales évaluées par des pairs. L’auteur balance tout sur la guerre mondiale en cours contre les peuples, tout ça de la façon la plus académique qui soit. Un véritable travail d’orfèvre dont la rigueur méthodologique est à saluer. Cette publication donne l’impression que la matrice est en train de se fissurer de partout. Exposée en plein jour de façon de plus en plus systématique, c’est comme si la lumière jaillissait de ses propres profondeurs pour la faire imploser de l’intérieur.

Brzezinski lui-même, devenu conseiller à la sécurité nationale sous Jimmy Carter et co-fondateur de la Commission Trilatérale aux côtés de David Rockefeller, s’est activement investi dans la mise en œuvre pratique de ces idées technocratiques de contrôle des populations à l’échelle globale. La Commission Trilatérale incarne précisément ce qu’il avait envisagé : une coopération technocratique visant à organiser le contrôle des sociétés sous couvert de rationalité, de progrès technologique et de coopération internationale.

Zbigniew Brzezinski.

La société technétronique décrite par Brzezinski, loin d’être simplement une utopie technologique ou un cauchemar dystopique abstrait, constitue en réalité une matrice bien concrète de contrôle et d’exploitation cognitive des populations. Elle marque un tournant décisif vers une forme de gouvernance globale d’autant plus inquiétante qu’elle demeure largement invisible aux yeux du public, anesthésié par la saturation informationnelle et l’illusion d’autonomie personnelle offerte par les dispositifs numériques.

Face à cela, le défi contemporain réside non seulement dans la prise de conscience critique de ces mécanismes subtils, mais également dans la capacité à construire des alternatives concrètes capables de rééquilibrer les rapports entre l’humain, la technologie, et le pouvoir. Une tâche complexe mais essentielle pour préserver ce qui reste de souveraineté individuelle et collective à l’ère technétronique.

Si la technique est devenue outil d’asservissement, elle peut aussi, sous certaines conditions, redevenir vecteur d’émancipation. Des dynamiques comme les DAO, les blockchains décentralisées, les architectures de gouvernance distribuée, permettent de reprendre la main sur les protocoles de codification du réel. Encore faut-il que le désir ne soit pas lui-même détourné vers un mirage libertarien, mais qu’il s’ancre dans une conscience écologique et symbolique du vivant.

Ce que Brzezinski n’avait pas prévu, ou qu’il a volontairement écarté, c’est la capacité des peuples à réactiver des matrices symboliques plus anciennes, plus résilientes que les algorithmes. Dans les interstices de la matrice technétronique, des formes de vie communautaire, d’imaginaire réenchanté et de reliance aux cycles naturels refont surface. L’ingénierie sociale peut bien tenter de simuler le sacral, elle ne pourra jamais totalement éteindre la flamme de ce que les traditions appellent l’Âme du monde.

Ce combat n’est pas simplement politique. Il est ontologique. Il oppose deux visions de l’humain : l’une réduite à ses flux d’information, l’autre appelée à renaître à travers le feu de la conscience.

Hakim Bey

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