Dans sa dernière chronique, Nadim Ghodbane explore la difficulté d’être aujourd’hui en France un musulman. Une « méditation pour un temps trouble » à lire sur Mizane.info.
Être musulman aujourd’hui en France, c’est parfois avancer comme dans une lumière oblique, une clarté qui révèle autant qu’elle inquiète. On marche entre les ombres portées de l’histoire et le tremblement du présent, cherchant un lieu intérieur où la foi puisse respirer sans se justifier, sans être happée par le vacarme des interprétations.
Ce n’est pas tant une difficulté spectaculaire qu’un frottement intime, une manière d’être constamment en écho avec un monde qui vous devance d’un jugement, d’une crainte, d’un malentendu. Une sorte de décalage subtil, presque imperceptible, mais assez tenace pour modeler la manière de tenir son visage, sa parole, son silence.
La foi, pourtant, n’est pas un étendard. Elle est, pour beaucoup, une source discrète, un murmure qui apaise plus qu’il ne commande. Elle est un fil ténu qu’on tire chaque matin pour renouer avec l’essentiel, avec une verticalité au milieu des horizontales pressées de la modernité. Mais dans l’espace public français, ce fil devient parfois corde raide : il faut y avancer avec vigilance, lesté par la peur d’être mal compris, caricaturé, amalgamé.
Ce qui complique l’être ne réside pas seulement dans les discours qui cernent l’islam, mais dans la lente érosion de ce que signifie croire en un monde si saturé de rationalité, de performances, d’injonctions à la transparence. Comment accueillir en soi une tradition mystique quand tout incite à s’arracher aux archaïsmes supposés ? Comment affirmer une fidélité spirituelle sans sembler refuser la modernité ? On devient funambule, oscillant entre deux légitimités qu’on voudrait réconcilier.
Et pourtant, de cette tension naît une manière très particulière d’habiter le monde : une lucidité mélangée de douceur, une vigilance qui n’empêche pas l’espérance. Beaucoup de musulmans en France portent en eux un trésor silencieux : une manière de prier qui est moins un rituel qu’un retour à soi ; une manière d’aimer la justice, la pudeur, la miséricorde ; une manière d’écouter le monde comme s’il avait encore quelque chose de sacré à dire.
Être musulman ici, aujourd’hui, c’est apprendre à demeurer debout dans un pays qui hésite encore à reconnaître la pleine légitimité de cette présence. C’est accepter d’être parfois le miroir involontaire d’une France inquiète d’elle-même, travaillée par ses fantômes coloniaux, ses blessures républicaines, sa quête d’universalité. On devient, malgré soi, un seuil : entre hier et demain, entre le connu et l’étranger, entre la peur et la rencontre.
Mais dans cette épreuve se trouve peut-être une chance singulière — non pas celle d’un héroïsme, mais d’une intériorité plus profonde. Car chaque regard soupçonneux peut devenir un appel au discernement ; chaque malentendu, l’occasion d’aiguiser la patience ; chaque écart, un lieu de réinvention. On découvre alors que la difficulté d’être est aussi une forme de résistance douce : maintenir en soi un espace inviolé où la dignité respire, où l’humain reste premier.
Ainsi, être musulman aujourd’hui en France, c’est naviguer dans une mer agitée en portant une lampe fragile, mais c’est aussi apprendre à ne pas craindre la nuit — car certaines nuits, dit-on, éclairent plus profondément que le jour.
Nadim Ghodbane
Écrivain, Essayiste
